Je n’avais pourtant rien demandé, moi ! On m’avait appelé Boumediene, j’aime bien. Le souci aura été plus tard avec une espèce d’escogriffe psychopathe du micro qui le portait également.
On m’avait fait apprendre une langue en me disant qu’elle s’écrivait de gauche à droite. Soudainement, sans que personne ne m’en n’ait expliqué la raison, on m’a dit « non, en fait, c’est une autre langue qui est ta racine ». Et voilà que ces fous se sont mis à me faire écrire de droite à gauche.
Mais le plus étonnant, ce qui m’a toujours le plus intrigué et dont je n’ai jamais eu l’explication était un rite qui nous tombait sur la tête une fois par an, pendant un mois. Il fallait qu’ils regardent la lune et, de grands scientifiques avaient un doute qui durait une journée pour savoir si la lune avait la bonne dimension.
Puis, lorsque la lune avait donné le top du départ, une gigantesque hystérie s’emparait des foules. Ils s’interdisaient de manger pendant la journée et se goinfraient le soir venu, lorsqu’un type avait fini de brailler à la radio.
Étonnant ce qu’a été ma vie. Je proposerais le script à Hollywood, ils le refuseraient pour cause d’extravagance loufoque.
Ils me faisaient des cadeaux et me donnaient des sous le jour d’une fête qu’ils appelaient l’Aïd, ça, j’aimais. Il parait que c’est l’histoire d’un homme qui avait entendu une voix dans son sommeil qui lui aurait demandé d’aller sur une colline pour égorger son fils. Le pire est qu’il était vraiment parti pour le faire au petit matin.
Lorsque je voyais ce pauvre mouton se faire égorger ce jour-là, j’avais l’impression qu’il nous disait : « Il n’aurait pas pu égorger son fils comme on le lui avait demandé, cela m’aurait sauvé ! ».
Puis on m’a dit qu’un bon musulman devait se mettre à genoux et lever ses yeux pour demander la grâce d’une ombre qui ne se montrait jamais. Moi, je ne comprenais pas pourquoi ils regardaient le plafond pour implorer cette ombre puis se prosterner au sol. Je ne les ai jamais vus regarder en face, jamais.
Cette curieuse façon de regarder le plafond, je l’avais connu à trois ans lorsqu’un coiffeur, qui n’avait certainement pas le diplôme de chirurgien, m’avait demandé de regarder le plafond. Sournoisement il me coupa l’un de mes attributs intime.
À chaque fois que j’étais en face de cette foule qui regardait le plafond, j’avais envie de les avertir : « Faites gaffe, il y a toujours un coiffeur dissimulé dans la foule ».
On m’avait aussi raconté l’histoire de grand-père Adam, notre ancêtre commun, il faut dire que la polygamie est une coutume dans notre grande famille. C’était un délinquant à qui on doit d’être dans l’expiation éternelle d’une faute originelle.
La honte de la famille car il avait chapardé une pomme au propriétaire du champ. Je me suis toujours dit que nous avions eu de la chance que grand-père Adam ne lui avait pas piqué sa carte bancaire. Vous rendez-vous compte de l’échelle d’expiation qui aurait été la nôtre ?
Ensuite, on m’avait dit souvent de me redresser en écoutant une musique, toujours la même. C’est vrai qu’il n’y avait pas You Tube à l’époque. On m’avait dit que c’était l’hymne national. Franchement, j’ai assez de sens musical pour choisir ma musique, non ?
Quant au drapeau qui flottait sur tous les frontons des lieux publics et sur la DS du grand escogriffe psychopathe, quel est le cabinet de design qui avait été chargé de le concevoir ? Chacun ses goûts.
Et pendant toute cette période on m’a répété inlassablement que j’étais Algérien. Je ne sais pas vraiment ce que cela voulait dire, on peut très bien vivre sans qu’on décide pour vous ce que vous devez être.
Très jeune, j’ai découvert que dans de ce pays qu’on m’a attribué sans que je ne demande rien comptait dans ses rangs d’autres malheureuses victimes à qui on avait exigé, eux-aussi, d’écrire de droite à gauche. Et de leur dire que la nouvelle langue venue d’une autre contrée embourbée dans sa recherche d’identité, le Moyen-Orient, était celle de leurs racines. Je me suis toujours questionné sur cette incongruité envers ceux qui en avaient déjà une, transmise maternellement.
Et puis surtout, les impôts et taxes étaient démesurés. D’abord il fallait contribuer aux associations pour les nécessiteux qu’on appelait des enfants chouhadas. Le prix des larmes de ces malheureux était fort. Pourtant, à voir leurs énormes maisons et voitures, on se demande s’il n’y aurait pas erreur sur les bénéficiaires.
Puis, on nous demande de payer encore, cette fois-ci par le service militaire. C’est fou ce qu’il fallait payer pour un bout de tissu, une musique et cinq séances par jour de yoga, en courbette et imploration du plafond. Pour le service militaire, ils pouvaient toujours compter sur moi pour le faire, quarante-neuf ans qu’ils m’attendent.
Comment j’ai pu résister dans cet asile de fous à ciel ouvert (cette expression juste est connue de tous) ? Tout simplement par des parents qui n’ont jamais tenté, pas même une seule fois, à m’imposer ce que je suis, ni à m’enrôler dans la secte des adeptes qui regardent les plafonds ni à quoi que ce soit, sinon à faire mes devoirs et rentrer tôt.
Ils m’ont permis, à grands sacrifices, de bénéficier d’une éducation et d’une formation à un esprit critique solide qui me permettait de construire un barrage hermétique contre l’invasion et le bruit assourdissant de ces délurés.
S’ils avaient voulu reprendre leur esprit, au moins l’instant d’une courte lucidité, je leur aurais dit que cette terre gorgée de soleil qui m’avait vu naître, je l’aime désespérément et malgré tout ce cauchemar qu’ils m’ont fait subir, ces débiles mentaux.
Boumediene Sid Lakhdar