Témoin privilégié des blocages qui freinent le cinéma historique en Algérie, le réalisateur Bachir Derraïs livre un regard lucide sur un système qu’il connaît de l’intérieur. Fort de son expérience, il dénonce une combinaison de censure, d’ingérence et de sous-financement qui étouffe la création.
Une censure diffuse et une administration omniprésente
Premier écueil pointé par Bachir Derraïs, dont un film historique est lui aussi resté bloqué au niveau du Ministère des Moudjahidine et des Ayants Droit : la censure et l’ingérence bureaucratique.
« L’administration intervient dans tout : l’écriture, le scénario, le montage, parfois même dans les dialogues ou les costumes. Elle n’a pourtant ni compétence artistique ni expérience de production », déplore-t-il.
Cette tutelle excessive bride la liberté créative et empêche les cinéastes d’exprimer des visions audacieuses ou nuancées de l’histoire nationale.
Des moyens financiers sans commune mesure avec les ambitions
Autre obstacle majeur, selon le réalisateur : les budgets alloués aux projets historiques.
Un film historique ambitieux ne peut être réalisé sérieusement avec 30 ou 50 milliards de centimes (environ 1 million d’euros et 2 millions d’euros)
Pour atteindre un niveau technique et artistique professionnel, il faut généralement compter entre 10 et 15 millions de dollars, comme le montrent les budgets de grandes productions européennes du même genre.
À titre de comparaison, le film Indigènes a été produit avec un budget d’environ 22 millions d’euros, et Hors-la-loi avec près de 20 millions d’euros. Des niveaux de financement inatteignables en Algérie, où les enveloppes publiques dépassent rarement 50 milliards de centimes. Un écart amplifié par la non-convertibilité du dinar, qui empêche les producteurs d’accéder facilement à des prestataires ou à des techniciens étrangers.
Le cas emblématique de Si El Haoues
L’histoire du film Si El Haoues, réalisé par Yasmine Chouikh, est révélatrice. Commandé par l’État, le projet a été lancé dans la précipitation. Selon plusieurs sources, le choix de la réalisatrice aurait été imposé par Ahmed Rachedi, alors conseiller à la présidence.
Malgré son talent reconnu, Yasmine Chouikh n’a pas bénéficié du temps ni de la liberté nécessaires pour adapter ou réécrire le scénario d’un film exigeant sur le plan historique et logistique. La production a été confiée au Centre national de l’industrie cinématographique (CNIC), structure publique dirigée par un administrateur issu de la télévision, sans réelle expérience en production de long métrage.
Après le tournage de quelques séquences, les fonds se sont taris et le projet a été suspendu sine die. Ce blocage n’est pas lié à un scandale financier ou politique, mais à une combinaison de facteurs structurels : une gestion centralisée, un pilotage administratif et des moyens financiers insuffisants.
Une législation inadaptée aux réalités du secteur
À ces difficultés s’ajoute une loi sur le cinéma jugée obsolète par de nombreux professionnels. Elle freine l’investissement privé, décourage les producteurs indépendants et maintient la création cinématographique sous une tutelle rigide. « C’est une loi qui bloque au lieu d’accompagner », résume Bachir Derraïs.
Un système malade
L’arrêt du tournage de Si El Haoues n’est ni un accident isolé ni une simple erreur de gestion. Il révèle les failles d’un système fragilisé, miné par la censure, l’ingérence, l’incompétence et un financement inadapté.
Un système qui, faute de réforme en profondeur, empêche le cinéma algérien de raconter sa propre histoire avec la grandeur et la liberté qu’elle mérite.
La rédaction