Il suffit aujourd’hui d’un mot, d’un geste banal ou d’un simple regard pour que tout explose.
Dans la rue, sur la route, au travail, dans nos cités, même dans les familles : la tension est permanente, la nervosité omniprésente. Beaucoup disent : « Le peuple est devenu nerveux. » Mais cette nervosité n’est pas née du vide.
Je suis convaincu que la décennie noire a laissé en nous des séquelles morales et psychologiques d’une profondeur inouïe. Pendant ces années sombres, nous avons vécu sous la peur, la suspicion, la mort quotidienne.
Nous avons appris à nous méfier de tout : du voisin, du passant, du bruit au coin de la rue. Nous avons appris à faire taire nos émotions, à contrôler nos gestes, à étouffer nos colères pour survivre.
Ces traumatismes, jamais réellement nommés, jamais soignés, sont restés là — silencieux mais vivants. Aucune politique nationale de reconstruction psychologique n’a été menée.
Aucune écoute collective, aucun espace de parole. On a voulu tourner la page sans jamais la lire.
Des images qui ravivent un passé douloureux
Ces dernières années, les réseaux sociaux ont ajouté une couche supplémentaire à ce malaise national. Chaque semaine, nous voyons circuler des vidéos d’une violence extrême : des hommes armés de couteaux, de sabres, des scènes de règlements de comptes d’une brutalité inouïe, parfois même l’usage d’outils comme des compresseurs pour torturer des victimes.
Ces images réveillent brutalement les souvenirs de la décennie noire, ces années où la vie humaine valait si peu. Elles ravivent les traumatismes enfouis, renforcent la peur, normalisent la violence.
Une agressivité devenue langage courant
Ce passé non traité a façonné une génération entière.
Ceux qui ont grandi dans les années 90 ont transmis, souvent sans le vouloir, leur anxiété, leur méfiance, leur dureté.
Aujourd’hui, l’agressivité s’est installée dans le quotidien :
• dans les échanges dans les files d’attente,
• dans la conduite en ville,
• dans les interactions administratives,
• dans les discussions politiques et familiales.
À cela s’ajoute l’effondrement de certaines valeurs traditionnelles :
– l’école qui ne joue plus son rôle d’éducation citoyenne,
– les institutions qui peinent à inspirer confiance,
– la société de consommation qui impose l’individualisme,
– la compétition pour exister qui transforme chaque interaction en lutte.
Quand tout devient combat, la violence devient le langage naturel.
Peut-on guérir collectivement ?
La question essentielle n’est pas : « pourquoi sommes-nous devenus agressifs ? » Elle est : «Comment sortir de cet héritage traumatique que nous n’avons jamais affronté ? »
Nous avons besoin :
• d’une véritable politique de guérison collective,
• d’espaces de parole,
• d’éducation au respect et à la gestion des conflits,
• de revalorisation du lien social,
• d’un travail de mémoire sur cette décennie qui a brisé notre société.
Ce n’est pas de la nostalgie. C’est une nécessité pour reconstruire un vivre-ensemble fragilisé.
Sommes-nous condamnés à rester les héritiers d’une époque violente que nous n’avons jamais su dépasser ? Ou pouvons-nous, enfin, affronter nos cicatrices invisibles pour reconstruire un avenir plus apaisé ?
Ces questions ne concernent pas seulement notre passé, elles déterminent ce que nous voulons devenir.
Aziz Slimani

