4h55 du matin, une heure où les consciences sommeillent et où les regards sont ailleurs, l’agence officielle Tunis Afrique Presse (TAP) publie une dépêche sobre, presque banale, pour annoncer ce qui restera sans doute comme l’un des moments les plus sombres de l’histoire judiciaire tunisienne récente. Une série de condamnations lourdes, frappant une quarantaine d’opposants politiques dans le cadre de la désormais tristement célèbre « affaire du complot contre la sûreté de l’État ». Cette heure n’a rien d’innocent : elle signe le triomphe du secret, de l’ombre, de la dissimulation.

Ce verdict nocturne, tombé comme un couperet dans un silence assourdissant, parachève un simulacre de procès, où tout aura été fait pour effacer les dernières traces de l’État de droit. Tout y est : une instruction viciée menée par un juge désormais fugitif, des preuves absentes ou farfelues, des témoins anonymes au passé judiciaire douteux et surtout, une justice tordue sous la férule d’un pouvoir exécutif aux abois.

La tenue du procès à distance, imposée par une décision administrative illégale et en violation de l’article 141 bis du Code de procédure pénale, a empêché toute confrontation directe entre les prévenus et leurs juges. Leurs visages ont été effacés du prétoire, leurs voix étouffées, leurs avocats privés de la possibilité d’exercer efficacement leur mission. Une justice sans les accusés : voilà le vrai complot.

Ce verdict n’est pas le fruit d’un débat judiciaire loyal, mais d’un long processus de harcèlement institutionnalisé. Il intervient après deux années de détention préventive injustifiable, dans des conditions inhumaines dénoncées par toutes les instances internationales indépendantes. Il sanctionne des rencontres politiques, des échanges d’idées, des oppositions pacifiques – autant d’actes que Kaïs Saïed, président devenu justicier, s’est employé à transformer en crimes d’État.

Audience verrouillée, opposants bâillonnés, procédures improvisées : la mascarade continue

La troisième audience – décisive – tenue le 18 avril 2025, s’est transformé en un théâtre judiciaire d’une extrême gravité, mêlant violations procédurales, déni de justice et instrumentalisation politique à un point tel que certains observateurs y voient un tournant historique dans l’effondrement de l’État de droit en Tunisie.

Ce procès implique 40 personnalités politiques, avocats, activistes, anciens ministres et figures de la société civile tunisienne, accusées sans preuves concrètes de complot, d’atteinte à la sécurité intérieure et extérieure de l’État, et d’appartenance à une organisation terroriste.

Le climat était particulièrement tendu dans un contexte de dérive autoritaire croissante du régime de Kaïs Saïed qui a détruit tous les contre-pouvoirs, instrumentalisé la justice et criminalisé l’opposition.

Un huis clos sécuritaire : la justice assiégée

Tôt le matin, le palais de justice a été verrouillé par un dispositif de sécurité exceptionnel. Des policiers armés filtraient tous les accès :

  • Les citoyens ont été empêchés d’entrer y compris les proches des détenus ;
  • Un seul membre par famille d’accusé a été autorisé à assister à l’audience dans une ambiance de suspicion généralisée ;
  • Plusieurs avocats ont été soumis à des contrôles d’identité sommés de présenter leur carte nationale et certains ont été empêchés d’entrer dans la salle sans justification valable.

Dans ce contexte, une seule journaliste (issue d’un quotidien local réputé proche du pouvoir) a été autorisée à couvrir l’audience. Tous les autres médias, nationaux comme étrangers ainsi que les observateurs ont été exclus. Ces entraves ont été dénoncées comme une atteinte grave à la transparence judiciaire et au principe de publicité du procès.

Harcèlement : le cas de Sana Ben Achour

La professeure de droit et militante féministe Sana Ben Achour, présente devant le tribunal en solidarité avec les familles, a été interpellée par les forces de sécurité qui lui ont arraché sa carte d’identité nationale — un acte d’intimidation ciblée envers une figure critique du régime.

Prises de parole fortes et dénonciations juridiques

Plus de deux cents avocats étaient présents en soutien. Plusieurs interventions ont dénoncé avec vigueur les atteintes aux droits fondamentaux, l’absence d’indépendance judiciaire et le recours systématique à des procédures exceptionnelles pour restreindre les droits des accusés.

Les avocats ont insisté sur l’illégitimité du tribunal à poursuivre l’examen de l’affaire alors qu’un pourvoi en cassation a été introduit contre les décisions de la chambre d’accusation, rendant la procédure juridiquement suspendue. Des requêtes de récusation ont été déposées à l’encontre du président de la chambre, dont la désignation est entachée de conflit d’intérêt.

Le recours à la visioconférence pour la comparution des prévenus a été dénoncé, non comme une mesure sécuritaire, mais comme un outil destiné à dissimuler la vérité. Le procès est qualifié d’inéquitable, marqué par l’exclusion des familles, les pressions sur la défense et le verrouillage de la salle d’audience. La défense a souligné que la procédure vise à masquer l’absence de preuves et à neutraliser toute défense publique.

Enfin, les interventions ont rappelé que juger un innocent, c’est souvent protéger le vrai coupable. Et que toute injustice, aussi localisée soit-elle, représente une menace pour la justice dans son ensemble.

Détention et comparution à distance : un simulacre de justice

Les détenus, incarcérés depuis plus de deux ans, ont une nouvelle fois été empêchés de comparaître physiquement. La visioconférence, imposée en violation de l’article 141 du code de procédure pénal malgré leur opposition, est devenue le symbole d’une justice déshumanisée.

La défense a dénoncé le recours à des lettres prétendument envoyées depuis la prison pour justifier l’absence volontaire des accusés. Certains courriers sont incohérents : la lettre attribuée à Jawhar Ben Mbarek est censée provenir de Mornaguia, alors qu’il est détenu à Belli.

Alors que les lettres envoyées par les détenus pour motiver leur refus de comparaître à distance ont été ignorées, malgré l’insistance de leurs avocats pour que ces courriers soient lus par le président du tribunal.

Paradoxalement, la chambre a également ignoré les demandes des inculpés résidant à l’étranger, qui avaient sollicité à être auditionnés par visioconférence, conformément à l’article 73 de la loi organique relative à la lutte contre le terrorisme.

Dehors, le silence et la peur – mais aussi la résistance

Malgré le verrouillage de l’accès, une manifestation silencieuse s’est tenue à l’extérieur. Des portraits des détenus, notamment du juge Bachir Akremi, le juge antiterroriste objet d’acharnement de l’appareil sécuritaire ont été affichés. Aucun incident n’a été signalé, mais la tension était palpable.

Réactions internationales : pression croissante

  • Amnesty International a dénoncé une justice « aux ordres », un procès « inéquitable » et un recours systématique à la comparution à distance en violation des normes internationales.
  • Human Rights Watch, dans son rapport du 16 avril 2025, cite cette affaire comme emblématique de la répression de l’opposition en Tunisie.

La séance suspendue puis arrêtée : entre illégalité et refus d’obtempérer

Face à l’accumulation des requêtes procédurales, le juge a été contraint de lever la séance pour « examiner les demandes » confirmant une impression d’arbitraire absolu et d’improvisation

Une procédure illégitime : la Cour de cassation ignorée

Dès la reprise de la séance, un fait stupéfiant a marqué cette audience. Contre toute attente logique, la chambre a décidé de radier les noms des inculpés ayant déposé un pourvoi en cassation, tout en continuant à statuer sur le fond. La chambre a ainsi créé de toutes pièces une nouvelle procédure qui entre en contradiction même avec la nature des inculpations.

En effet, trois prévenus M.K Jendoubi ; N Ben Ticha et R Chaïbi avaient déposé un recours en cassation contre la décision de la chambre d’accusation. En droit tunisien, ce recours suspend de plein droit l’examen de l’affaire par la juridiction de fond. (Le juge) La chambre n’en a pas tenu compte bafouant ainsi un principe fondamental de procédure celui de légalité des procédures. En agissant ainsi, le tribunal s’est arrogé une compétence qu’il ne détient pas, au mépris des principes les plus élémentaires de justice.

Les avocats ont dénoncé cette décision la qualifiant d’ «exécution juridique sommaire ». Ils ont alors quitté collectivement la salle d’audience, refusant d’être les complices d’une parodie de justice.

La défense a ainsi mis en cause la légitimité de l’ensemble du bureau du tribunal, composé des magistrats suivants : Lassâd Chamakhi (président), Moez El Gharbi, Ahmed Barhoumi, Fatma Boukattaya, Afef Betaïeb. La défense et des experts ont dénoncé publiquement cette composition, affirmant devant la cour que ses décisions seront sans valeur et que cette mascarade judiciaire sera inévitablement corrigée une fois la légalité restaurée.

Un micro-procès parodique

Le président de la chambre, en annonçant la reprise de la séance, a procédé à la lecture de l’ordonnance de clôture d’instruction, mais au bout de 30 secondes, il a déclaré que la poursuite du procès devenait impossible face aux contestations des avocats, qui demandaient l’ajournement de l’audience afin d’entamer les procédures de retrait de leur ministère.

Et ce, malgré le fait que les avocats de deux inculpés présents avaient réclamé que leurs clients soient auditionnés. Le président de la chambre a tout de même levé la séance pour délibération — dans une nouvelle violation monumentale du procès équitable et du Code de procédure pénale.

Le tribunal a ainsi décidé de délibérer au fond sans lecture complète de l’ordonnance de renvoi, sans audition des inculpés, sans réquisitoire du ministère public et surtout sans défense. C’est tout simplement inédit et irrationnel.

La chambre semblait avoir une obligation de résultat : le dispositif était prêt, il fallait désormais l’adopter.

De lourdes peines de prison

La dépêche publiée par la TAP relaie les déclarations du premier substitut du procureur de la République auprès du pôle judiciaire antiterroriste, qui confirme que des peines de prison allant de 13 à 66 ans ont été prononcées à l’encontre des inculpés dans l’affaire dite du « complot contre la sûreté de l’État »..

Conclusion : un procès illégal, un pouvoir sans contre-pouvoirs

La troisième audience du 18 avril a mis à nu :

  • Un pouvoir judiciaire soumis à l’exécutif ;
  • Un tribunal qui refuse de reconnaître l’autorité de la Cour de cassation ;
  • Un huis clos digne d’un régime autoritaire ;
  • Une intimidation assumée des avocats, familles et observateurs.
  • Des procédures hors du cadre légal

Ce procès ne vise pas à établir la vérité. Il vise à écraser l’opposition. Et plus encore, il pose une question cruciale : quelle justice est possible dans un État où le droit devient l’outil de la vengeance politique ?

Compte rendu du CRLTD

Paris, le 19 avril 2024

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