Dimanche 29 décembre 2019
Quand la présidence dépouille le président de ses prérogatives
Abdelmadjid Tebboune. Crédit photo : Zinedine Zebar.
Il y a plusieurs manières de piétiner la Constitution, aussi blâmables les unes que les autres : en ne respectant pas ses dispositions, en en appliquant certaines mais pas d’autres ou pas toutes, en lui faisant dire des choses qu’elle ne dit pas, en déformant délibérément ce qu’elle dit clairement sur un point ou un autre, etc.
Pour illustrer ce propos, je prendrai dans l’actualité deux exemples. L’un date, l’autre est tout frais.
1) L’affirmation que l’Armée Nationale Populaire n’a pas le droit d’intervenir à l’extérieur de nos frontières a souvent été entendue ou lue, venant parfois de hauts responsables civils ou militaires, au point de devenir un credo. Pourtant cette interdiction n’existe pas dans la Constitution et la pratique la dément puisque l’ANP s’est battue en 1967 et 1973 au Moyen-Orient, a livré combat à Amgala en territoire sahraoui en 1976, et participé à des opérations de maintien de la paix sous l’égide de l’ONU (Cambodge).
2) Dans le second exemple, il ne s’agit pas de paroles proférées au petit bonheur la chance, mais d’un communiqué de la présidence de la République publié jeudi dernier à l’issue de la réunion du Haut conseil de sécurité et dans lequel on a fait dire au nouveau président que « l’Armée nationale populaire est le garant de la Constitution et des institutions de la République ».
La présidence est vraiment le dernier lieu où on se serait attendu à une telle aberration que curieusement personne n’a relevée, sauf à l’attribuer au climat de peur instauré par le défunt général Gaïd Salah, Allah irahmou, qui ne lésinait pas sur les billets d’écrou.
Le rédacteur de ce communiqué ne sait pas que si la formule de « garant de la Constitution » figure dans la Constitution (article 84), elle ne s’applique pas à l’ANP mais au seul président de la République. Il ne s’est pas douté qu’il dépouillait ainsi Tebboune de sa principale prérogative, la transférant à l’Armée qui ne l’a pas revendiquée.
A le suivre, il en découlerait qu’on n’a plus besoin d’un président ni d’une présidence de la République, mais d’un grade à la place du titre de président et d’une « Direction centrale » au ministère de la Défense ayant pour mission de « garantir la Constitution et les institutions de la République » en place et lieu du palais d’El-Mouradia.
Il est rare que la Providence intervienne dans la vie politique des nations mais certaines fois on est contraint de le croire quand, de toute façon, on n’a pas d’autre explication à apporter à des événements ou des coïncidences extraordinaires.
Du point de vue de la stricte métaphysique de l’Histoire, le défunt général Gaïd Salah aura rendu dans la dernière année de sa vie d’importants services à son pays. Il a désarticulé le « système », jeté en prison bon nombre de ses suppôts, et doté le pays d’un président un peu plus légitime que Bensalah. Mais à peine a-t-il fini de l’installer dans ses fonctions qu’il est mort, au premier jour ouvrable ayant suivi la cérémonie.
Gaïd Salah a eu des funérailles de chef d’Etat que n’aura pas Bouteflika qui y tenait tellement. Il lui reste l’hypothèse d’une inhumation discrète à Oujda où il reposera peut-être en paix après avoir perdu sa guerre d’Algérie.
Dans les rangs du peuple, les uns ont fait de feu Gaïd Salah un modèle et un martyr du patriotisme que Dieu aurait élevé à Sa Hauteur pour le récompenser d’avoir « sauvé de l’Algérie », tandis que d’autres ont vu dans son départ l’œuvre de la Providence qui l’aurait enlevé du chemin au bon moment car l’homme aurait été trop lourd à porter dans la nouvelle étape par un peuple en révolte, un président fragile et une institution militaire secouée par des soubresauts sans précédent. Un panneau en carton brandi par un manifestant mardi dernier à Alger résumait ce point de vue : « Le roi est mort, vive la mort ! ».
Tous les présidents qui ont gouverné l’Algérie depuis l’indépendance sont issus de l’armée (Boumediene, Chadli, Zeroual) ou ont été choisis par elle (Ben Bella, Boudiaf, Bouteflika). Sur les six présidents qui ont dirigé le pays de 1962 au 02 avril 2019, un a été renversé par un coup d’Etat, un est mystérieusement mort en fonction, un a été assassiné, tandis que les trois autres ont été contraints à la démission. Tous les six sont issus de la lutte de libération.
Tebboune appartient à la première génération de l’Indépendance, mais il n’a pas échappé à la règle. Et ce n’est pas en le dépouillant de sa principale prérogative qu’on l’aidera à échapper au sort de ses prédécesseurs. Au contraire.
PS : Voici, à titre documentaire, les paragraphes du Préambule et l’article que la Constitution en vigueur consacre à l’ANP :
« Digne héritière de l’Armée de Libération Nationale, l’Armée Nationale Populaire assume ses missions constitutionnelles avec un engagement exemplaire ainsi qu’une disponibilité héroïque au sacrifice, chaque fois que le devoir national le requiert. Le peuple algérien nourrit une fierté et une reconnaissance légitimes à l’endroit de son Armée Nationale Populaire, pour la préservation du pays contre toute menace extérieure, et pour sa contribution essentielle à la protection des citoyens, des institutions et des biens, contre le fléau du terrorisme, ce qui contribue au renforcement de la cohésion nationale et à la consécration de l’esprit de solidarité entre le peuple et son armée.
L’Etat veille à la professionnalisation et à la modernisation de l’Armée Nationale Populaire, de sorte qu’elle dispose des capacités requises pour la sauvegarde de l’indépendance nationale, la défense de la souveraineté nationale, de l’unité et de l’intégrité territoriale du pays, ainsi que la protection de son espace terrestre, aérien et maritime ».
Article 28 : « La consolidation et le développement du potentiel de défense de la Nation s’organisent autour de l’Armée Nationale Populaire. L’Armée Nationale Populaire a pour mission permanente la sauvegarde de l’indépendance nationale et la défense de la souveraineté nationale. Elle est chargée d’assurer la défense de l’unité et de l’intégrité territoriale du pays, ainsi que la protection de son espace terrestre, de son espace aérien et des différentes zones de son domaine maritime ».
Il n’y en a pas d’autres.