25 avril 2024
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Quel passé, quel futur pour l’autogestion villageoise face aux crises ?

REGARD

Quel passé, quel futur pour l’autogestion villageoise face aux crises ?

Partout dans le monde, la crise du coronavirus a impulsé des initiatives et solidarités locales. Mais l’ampleur, l’organisation et la réactivité de la réponse des villages de Kabylie a dépassé le stade de l’aide à son voisin : isolation très précoce des villages et points de contrôle, organisation d’un approvisionnement alimentaire collectif par les comités de village, organisation de la quarantaine des personnes arrivées de l’extérieur, et tout cela sans répression. De quoi donner envie à qui observe cette inventivité depuis Alger, Oran, Paris ou Montréal ! 

Que ce soit dans les grandes villes ou dans les campagnes, une telle organisation est inimaginable dans la plupart des régions d’Europe ou d’Amérique du Nord. Et l’interventionnisme des États, le travail des associations, ne compensent pas totalement l’absence d’organisation locale : compter sur l’aide alimentaire parfois erratique ou devoir se ruer dans les supermarchés est bien moins sécurisant qu’un approvisionnement collectif à l’échelle du village. Devoir suivre des règles imposées par l’autorité et la répression est plus frustrant que de respecter des règles décidées intelligeamment et collectivement à l’échelle du village, pour le bien de tous.

Cette organisation collective et logistique des comités de villages, de tajmaat, a démontré ses qualités particulièrement en temps de crises, et a inspiré plusieurs penseurs politiques, comme Pierre Kropotkine, l’un des principaux théoriciens de l’anarchisme et du communisme libertaire, qui écrit en 1902 (1): 

« Ainsi pendant la famine de 1867-68, les Kabyles reçurent et nourrirent tous ceux qui cherchaient refuge dans leurs villages, sans distinction d’origine. Dans le district de Dellys, il n’y eut pas moins de 12 000 personnes, venant de toutes les parties de l’Algérie, et même du Maroc, qui furent nourries ainsi. Tandis qu’on mourait de faim en Algérie, il n’y eut pas un seul cas de mort dû à cette cause sur le territoire kabyle. Les djemmâas, se privant elles-mêmes du nécessaire, organisèrent des secours, sans jamais demander aucune aide du gouvernement, sans faire entendre la plainte la plus légère ; elles considéraient cela comme un devoir naturel. Et tandis que parmi les colons européens toutes sortes de mesures de police étaient prises pour empêcher les vols et le désordre, résultant de l’affluence d’étrangers, rien de semblable ne fut nécessaire sur le territoire des Kabyles : les djemmâas n’avaient point besoin ni d’aide ni de protection du dehors. »

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Si cela témoigne d’un ancrage fort de cette tradition du collectif en Kabylie, en Algérie et en Afrique du Nord en général, qu’il s’agisse de la « tajmaat » kabyle, « ameney » en targui ou des systèmes d’assemblées du M’zab (où la réponse au Covid a aussi été exemplaire (2) ),  il ne faut pas croire que cette faculté de s’organiser leur est propre ou sera toujours acquise ! Dans plusieurs autres régions du monde, la crise sanitaire a révélé la capacité de villages à s’organiser, se barricader, se ravitailler, que ce soit dans le Chiapas mexicain, le Karnataka indien, ou encore la Békaa libanaise (3). Le cas du Mexique est édifiant, comme le raconte l’historien Jérôme Baschet dans un long article sur la crise actuelle (4) : alors que le président de l’État fédéral, Lopez Obrador, commence par minimiser les dangers de l’épidémie et s’en remet à la protection d’icônes religieuses, les communautés Maya du Chiapas, sous l’égide du mouvement rebelle zapatiste, prennent dès le 16 mars des mesures sanitaires drastiques de confinement. 

Mais ce que révèle cette crise, c’est que dans une grande partie des villes ou des campagnes d’Amérique, d’Europe, d’Asie ou d’Afrique, cette capacité d’organisation n’existe pas. Ou plus. Car c’était encore le cas il y a parfois un, deux ou quelques siècles, comme l’explique Henry Babeau en 1893 (5) : « Au Moyen Âge et pendant la Renaissance européenne, des milliers de villages disposaient d’une assemblée d’habitants où se prenaient en commun les décisions au sujet de la collectivité. Les « communautés d’habitants », qui disposaient même d’un statut juridique, ont fonctionné sur le mode de l’autogestion pendant des siècles. Les rois et les nobles se contentaient de gérer les affaires liées à la guerre ou à leurs domaines privés, d’administrer la justice et de mobiliser leurs sujets par des corvées. Les autorités monarchiques ou aristocratiques ne s’ingéraient pas dans les affaires de la communauté, qui se réunissait en assemblée pour délibérer au sujet d’enjeux politiques, communaux, financiers, judicaires et paroissiaux. »

Comment se fait-il que ces formes d’exister ensemble aient disparues ça et là, alors qu’elles ont pu,  dans certaines régions d’Algérie, réussir à survivre à la régence Turque, au système colonial français, et au centralisme de l’État algérien ? Pour expliquer ces disparitions, il y a certes le risque d’oppression d’un pouvoir central sur ses périphéries, mais en Europe, l’autonomie villageoise a également disparu des régions géographiquement, culturellement et linguistiquement proche des centres de pouvoir. Ce n’est donc pas une explication suffisante.

Plusieurs risques se posent pour ces formes d’organisation collective. Celui d’un interventionnisme autoritaire de l’État : quel est le futur des comités de village, si leur action est empêchée par l’administration, et que les habitants se mettent à attendre l’action de l’État pour régler les problèmes locaux ? Le risque d’une institutionnalisation rigide, qui professionnalise la vie politique et l’éloigne de la capacité d’action des habitants : dans de nombreux pays, on cherche des dispositifs institutionnels pour les ré-intéresser (« démocratie participative », « consultations citoyennes », « référendums locaux »), sans grands succès. 

Enfin, un dernier danger, philosophique, est le développement d’une conception de la société libérale occidentale où seuls les individus ont des droits et où la seule régulation entre eux est le fait de l’État. À ce propos, voici une anecdote qui se déroule dans un village de Kabylie, qui a restreint ses accès pour se protéger du Covid-19. Un homme, originaire du village mais installé dans une ville à quelques centaines de kilomètres, arrive en voiture avec sa famille au point de contrôle géré par les jeunes du village. Il est issu du village, il peut donc passer, mais les membres du comité l’avertissent : s’il rentre, lui et sa famille devront rester confinés quinze jours sans sortir. Finalement, la famille décide de faire demi-tour. 

Ce ne sont ni les lois de l’État, ni la force qui ont imposé un choix à cette famille, mais son appartenance à un collectif, taddart, le village, qui a pris une décision de consensus. De même en novembre dernier, la démission de Saâdi Hanouti alors directeur de campagne d’Ali Benflis, a été demandée et annoncée par sa famille et le comité de son village (6). Là encore, le seul risque encouru par l’intéressé était l’isolation sociale. Dans ces deux cas, le libéralisme philosophique occidental crierait au scandale.

Comme la crise actuelle le démontre, l’organisation villageoise est un trésor précieux pour faire face aux crises sanitaires, écologiques et économiques à venir. Le véritable défi qui se pose à ces formes d’organisation et d’arriver à se renouveler pour que le collectif cesse d’être synonyme d’oppression. Tajmaat et les comités de village ont su évoluer pour faire une place aux jeunes, parfois non sans conflit, comme l’explique l’excellent article de  Titem Bessah, « Jeunesse, tajmaat et association en Kabylie aujourd’hui : cas d’Ath Idjer » (7). Y faire une place aux femmes reste en revanche un chantier qui a été peu entamé. Pourtant, quelques initiatives ont lieu ça et là, et l’article de Samir Ghezlaoui pour El Watan les replace dans un contexte culturel et historique (8) : « Malgré des règles générales plutôt communes, il y a effectivement une autonomie villageoise assez forte, y compris par rapport au rôle de la femme dans la vie publique. ».

M. At Amar

Notes :

(1) « L’Entraide, un facteur de l’évolution » (1902)  traduction Breal, Hachette 1906 p.178, Pierre Kropotkine

https://fr.wikisource.org/wiki/Page:Kropotkine_-_L_Entraide_un_facteur_de_l_evolution,_traduction_Breal,_Hachette_1906.djvu/178

(2) https://www.algerie-eco.com/2020/04/14/pour-lutter-contre-le-coronavirus-les-mozabites-ont-mis-en-oeuvre-des-mecanismes-de-protection-et-dentraide/

(3) En Inde :

https://www.newindianexpress.com/states/karnataka/2020/mar/27/no-way-in-no-way-out-locals-block-village-roads-2122090.html

Au Liban :

https://www.lorientlejour.com/article/1211987/jusqua-present-epargnes-par-le-coronavirus-des-villages-de-la-bekaa-se-barricadent.html

(4) https://lundi.am/Qu-est-ce-qu-il-nous-arrive-par-Jerome-Baschet

(5) Henry Babeau, Les assemblées générales des communautés d’habitants en France du XIIIe siècle à la Révolution, Paris, Arthur Rousseau, 1893, p. 63.

  https://books.google.fr/books?id=WdgzAQAAMAAJ

(6) https://www.liberte-algerie.com/actualite/le-directeur-de-campagne-de-benflis-demissionne-328555

(7) https://journals.openedition.org/insaniyat/14903

(8) https://www.elwatan.com/pages-hebdo/magazine/tajmaat-un-modele-ancestral-de-democratie-exclusivement-masculin-07-02-2019

 

Auteur
M. At Amar

 




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