Vendredi 7 septembre 2018
Quelle fonction pour la culture ?
Lu sur la page facebook de notre ami Hamid Aït Slimane- poète, écrivain, homme de théâtre et ancien militant politique: « Ce qu’il nous faut, c’est un tsunami culturel ». Il a probablement tout dit dans cette phrase lapidaire, lui qui s’est goulûment nourri de poésie kabyle, de pensée rebelle et de questionnements mystiques, rappelant à mon souvenir cet autre appel de Lounis Aït Menguellet: « Gens bien avisés, il nous reste un seul dé, comme atout. C’est la précieuse culture, qui nous sauve dans les moments d’infortune. Elle n’est ni à brader ni à hypothéquer« .
Ayant « convolé en juste noces » avec la rente pétrolière depuis un demi-siècle et ayant subi le destin de la trahison postindépendance, la société algérienne s’est progressivement engluée dans le renversement des valeurs, la médiocrité et la démission. L’école et l’université ne représentent plus grand-chose, face aux défis actuels. L’exercice de la politique a perdu de son panache après les espoirs nés de la césarienne d’octobre 88.
La liberté d’expression- portée par le pluralisme médiatique (presse, TV, internet, médias sociaux) – se réduit en peau de chagrin, non seulement en raison de certaines restrictions exercées par l’administration, mais, pire, par une forme d’atomisation du champ médiatique, dans un contexte culturel fait de médiocrité et de glaciation.
En d’autres termes, le déficit de développement culturel constitue aujourd’hui l’un des écueils les plus solides et les plus rédhibitoires pour le développement général de la société.
Dans le nouveau contexte économique du pays, les estimations donnent près de près de 60 % du budget familial qui est dédié à l’alimentation. La crise qui se poursuit depuis quatre ans ne fera, assurément, que dilater cette proportion et réduire toutes les consommations liées à la santé, aux loisirs, au logement et à la culture. En vérité, la notion de dépense culturelle ne représente pas une réalité bien visible et objectivement quantifiable en Algérie. Le cinéma de masse des années 70 du siècle dernier n’est qu’un souvenir. La dépense liée au livre et à la lecture se réduit en peau de chagrin, se limitant à l’image mythique du Salon international du livre. Restent les « gadgets » de la communication moderne (smartphones, ordinateurs, TV, accès à l’internet et aux réseaux sociaux) dont la fonction culturelle est ramenée à la portion congrue, par rapport aux fonctions ludiques et de distraction auxquels on les destine.
De son côté, le ministère de la Culture a opéré des coupes budgétaires importantes dans les structures qu’il dirige (réduction du nombre des grandes manifestations culturelles, limitation de leur durée, réduction de subventions aux associations et à certains productions habituellement soutenues par l’Etat,…).
Quant aux partis politiques, hormis quelques boniments de circonstance, il semble que la politique culturelle ne fasse pas partie des priorités inscrites dans leurs agendas et dans le programme de leur campagne électorale. Cela s’est déjà vérifié lorsque l’argent du pétrole coulait à flot et que des structures culturelles, hautement budgétivores, plongeaient dans une longue hibernation.
Il semble que les formations en question et leurs premiers responsables aient l’assurance de s’en tirer à bon compte et de s’être acquittés de leur devoir envers les électeurs, en leur promettant des logements, le nettoyage des quartiers et des boulevards, des emplois et d’autres actions relevant de la vie domestique pour lesquelles, pourtant, il disposent rarement d’une politique réaliste et cohérente. Quant à la culture, elle demeure la parent pauvre de la politique nationale, avant ou après la fameuse aisance financière.
Comment secouer la longue léthargie ?
D’aucuns diront que c’est là une coutume qui ne dérange guère les esprits, sachant, pourtant, que, dans ce domaine précis de la vie, il s’agit peut-être de « déranger » justement les esprits engoncés dans une longue léthargie. L’ambiance et le milieu culturels algériens ont grandement besoin d’être secoués- non par une année de festivités comme en a connu Tlemcen, Alger et Constantine, mais par une politique culturelle cohérente qui investisse dans le fond identitaire et historique algériens, tout en s’ouvrant sur le monde moderne, avec ses nouvelles technologies de l’information et de la communication.
N’est-ce pas l’extrême d’un paradoxe qu’une quasi permanente nostalgie habite non seulement le public, mais également les créateurs, lorsqu’il s’agit de parler ou de débattre de cinéma, de théâtre, de chorégraphie, de littérature, de chanson et même de peinture? L’on a souvent entendu sur les médias, des professionnels de cinéma déplorer l’impuissance des producteurs à reproduire ou égaler les productions des années 1970? C’est là un grave aveu qui met à nu la situation de la culture dans notre pays. N’est-ce pas, autre paradoxe, sous le règne du parti unique et de l’autocratie politique, que le débat sur la Charte nationale de 1976 ait investi tous les thèmes de la culture, et cela suite à un paragraphe dans la Charte qui prévoit la construction de maisons de la culture dans toutes les wilayas du pays? Dés débats chauds, houleux et très riches ont ponctué les débats organisés dans les villes et villages.
Sous le règne du multipartisme, dans une époque dominée par des technologies avancées en matière de production et de divertissement culturels, et à l’ombre d’une aisance financière qui ne s’est pas démentie pendant près de quinze ans, la jeunesse algérienne, représentant plus de 70 % d’une population proche de 43 millions d’habitants, vit dans une sécheresse culturelle à nulle autre pareille. Les 400 salles de cinémas hérités de la colonisation ont été réduites à moins de trente à l’échelle du pays. La culture cinématographique est aujourd’hui un concept sans contenu dans la tête des jeunes Algériens. Les télé-cinéclubs de l’ancienne RTA, animés chaque mardi par le grand spécialiste Ahmed Bejaoui, s’ils étaient rediffusés aujourd’hui, seraient vus par les jeunes comme une réalisation « impossible », une fiction, tellement ils regorgent de professionnalisme et de avaleurs culturelles.
Faire le bon diagnostic
La nostalgie pour l’activité et la production algériennes des vingt premières années de l’indépendance n’avancera probablement pas la problématique culturelle d’aujourd’hui, sauf s’il s’agit de s’en inspirer pour espérer relancer la vie culturelle. Mais, pour tendre vers ce but, le minimum serait de poser le bon diagnostic et de fixer la place de la culture dans la vie nationale. Car, le vide culturel régnant aujourd’hui- malgré les apparences d’un certain « activisme » assuré par l’administration et qui se décline surtout dans les activités tenant plutôt du prestige- a une grande part de responsabilité dans le malaise et l’angoisse vécus par la jeunesse algérienne.
L’émigration clandestine, harga, le suicide, la consommation de drogue et les autres déviations de la jeunesse ne sont pas uniquement dues aux problèmes purement sociaux (chômage, manque de logement), mais également, et dans une proportion probablement plus large, à une perte réelle de repères culturels. Cette situation est renforcée par la présence d’un ersatz de culture d’importation, via les paraboles qui garnissent et enlaidissent tous les bâtiments algériens, et via aussi l’internet dont une grande partie des jeunes n’exploitent que le côté ludique et permissif, malgré sa gamme de données quasi infinie.
Les jeunes récoltent leurs fatwas à partir des télévisions orientales et de sites intégristes; certains d’entre eux utilisent facebook pour attenter à la réputation des gens, et particulièrement des jeunes filles; les discussions portant sur la chose culturelle (cinéma, littérature, théâtre) est une donnée si rare qu’elle apparaîtrait comme une curieuse coquetterie ou une « hérésie ». Dans une grande partie des rencontres culturelles (cafés littéraires, conférences,…), l’assistance est majoritairement composée de personne dépassant l’âge de quarante ans.
La responsabilité de l’Etat
Dans cet inquiétant vide dans le domaine de l’activité culturelle, l’État a aussi une grande part de responsabilité. Il ne s’agit nullement de sérier ou de mettre en avant ces masses de béton représentant des infrastructures culturelles, lesquelles avaient, à l’ombre de l’aisance financière, consommé des milliards de dinars, sans apporter une notable plus-value sur le plan de la culture en direction de la jeunesse. Des bibliothèques où personne ne rôde, cela existe. Des médiathèques transformées en lieu de luxure, également. L’État a dépensé un argent fou pour des bibliothèques « inanimés » dans le cadre du programme Hauts Plateaux. Des lecteurs, il faut faire le deuil. Le spectacle et la fougue des salons de livres ne devraient pas trop nourrir l’illusion, lorsque l’école ne forme pas de lecteurs.
Sortis de la pensée unique, qui avait officié jusqu’en 1988, les Algériens avaient espéré, dès l’ouverture politique et économique qui s’en est suivie, une libération de l’énergie et de l’initiative de la jeunesse, non seulement dans le domaine économique et politique, mais aussi culturel. Néanmoins, comme si un extrémisme était destiné à en nourrir un autre, la conception débridée du nouveau libéralisme économique a grevé d’une façon asphyxiante le secteur de la culture. L’édition, l’importation des produits culturels et des matériaux contribuant à la fabrication de ces produits chez nous, ont été soumis à la loi commerciale et à une politique fiscale et douanière qui assimile la culture à n’importe quelle autre marchandise.
Il y a lieu de rappeler ici que les plus grands pays d’Europe, à commencer par la France et l’Allemagne, ont défendu bec et ongles ce qu’ils ont appelé l' »exception culturelle » dans les échanges internationaux, et particulièrement dans le processus d’intégration à l’Organisation mondiale du commerce. Car, la culture constitue le fondement de l’être humain et de la citoyenneté. C’est ce qui fait à la fois la spécificité des peuples et l’universalité de l’homme.
En France, par exemple, les pouvoirs publics en sont arrivés à fixer, par les moyens de cahiers de charges, les volumes horaires annuels de la production nationale à diffuser obligatoirement par les chaînes de télévision. Ces dernières évitent de diffuser de grands films en soirée de week-end pour permettre aux salles de cinéma de faire le plein. Ce sont là des équilibres et des ajustements que les pouvoirs publics assument pour le bien collectif afin de défendre les valeurs de la culture authentique.
Il est vrai que des initiatives indépendantes sont assurées dans plusieurs villages de Kabylie par des associations ou des collectifs, tendant à perpétuer des traditions, des pratiques, à faire rencontrer des acteurs culturels. Néanmoins, comme le souligne Rachid Oulebsir*, « ce secteur de la culture populaire coupé de l’administration, plus autonome dans la création, vivote de volontés parcellaires autour de la célébration et le renouveau d’activités rurales vernaculaires, tirées par quelques personnes-vecteurs, créatrices de culture avec les moyens limités d’associations villageoises éphémères », expliquant aussi qu’ « il porte des dynamiques populaires brouillonnes mais productives et prometteuses, liées à la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel dans toutes ses dimensions dans l’authenticité du terroir et l’universalité des valeurs et des repères de civilisation. Ses créations sont malheureusement éphémères non accumulées, non capitalisées, non médiatisées donc sans lendemain, leur prise en charge nécessitant les moyens matériels monopolisés par le premier secteur [les institutions étatiques-Ndlr] ».
A. N. M
*http://www.lematindz.net/news/18605-kabylie-une-equation-culturelle-a-plusieurs-inconnues.html