Samedi 14 mars 2020
Rachad : la tentation totalitaire, par Saïd Sadi
Depuis maintenant plusieurs mois, deux injonctions envahissent la blogosphère : il est interdit de parler idéologie – entendre principes démocratiques- et il doit être admis que l’islamisme n’est en rien impliqué dans les crimes de masse des années 90. Cette ligne a un promoteur: l’organisation Rachad avec ses connexions internationales, ses ressources financières, ses relais médiatiques, ses méthodes et ses objectifs.
En démocratie, toute personne ou structure a le droit d’exister et de s’exprimer; mais quand on se réclame de cette voie, il y a des règles : récuser la violence et avancer à visage découvert.
Disons le d’entrée, dans les faits, cette organisation est une reconstitution d’une formation politique sur les débris du FIS…en plus sournois. Pourquoi ?
Filiations toxiques
A l’inverse des éléments du FIS qui avaient, malgré tout, réussi à garder une certaine autonomie politique, les membres de Rachad, y compris ceux qui s’improvisent commentateurs ou tuteurs de la révolution, sont, pour la plupart, des participants assidus des conférences de l’islamisme international ( Europe, Turquie, Qatar…). Ce n’est pas interdit. Mais lorsque l’on s’arroge le droit de parler et même de décider au nom d’une insurrection citoyenne, il est bon que l’opinion publique connaisse les sources qui dictent ou inspirent les idées de tout un chacun
Cette organisation dispose de moyens financiers lui permettant d’enrôler des agents assumés ou des supplétifs masqués qui activent quotidiennement à partir de l’étranger. Avec l’avènement du 22 février, le mouvement tente, pour l’instant sans grand succès, de construire des réseaux en Algérie.
Sa logistique médiatique est conséquente : télévisions, sites webs, centres de recherches et de documentation, organisation de conférences sont autant de vecteurs distillant inlassablement une idéologie islamiste radicale dont l’obsession première est la stigmatisation ou le brouillage politique de toute initiative invitant à la clarification démocratique.
Sur le plan méthodologique, la démarche de Rachad emprunte beaucoup aux factions fascisantes des années trente où les apprentis dictateurs investissaient la sphère publique avec un discours jouant sur tout ce que peut offrir la légalité républicaine sans s’interdire de semer des allusions pouvant provoquer des opérations plus expéditives quand les opportunités le permettaient. Des militants ou des sympathisants passant à l’acte sont toujours les bienvenus lorsqu’il faut faire taire « l’impie ou le mécréant ». Cependant, soumis aux lois des pays d’accueil en Europe, Rachad n’appelle pas ouvertement aux assassinats des intellectuels comme le faisait le FIDA. Les agressions physiques ou verbales ne sont pas explicitement revendiquées mais elles ne sont pas, non plus, condamnées.
On se souvient que l’écrivain Kamal Daoud a été menacé de mort, il y a quelques années de cela sans que Rachad n’ait pensé à dénoncer ou, au moins, à se démarquer de cet acte criminel. Après avoir été expressément désigné sur la toile par le propagandiste attitré de Rachad comme un égaré de la Oumma, l’écrivain et universitaire Amine Zaoui est présentement l’objet d’un ignoble lynchage. Aujourd’hui comme hier, Rachad ne trouve rien à redire à ces appels au meurtre. Les deux nervis qui m’ont agressé à Marseille au mois de novembre sont, pour l’un, un des conférenciers officiels de Rachad et, pour l’autre, un affidé qui répercute ses préceptes. Tous les sites web ou les télévisions islamistes, à commencer par Al Maghribia, se sont fait un devoir de relayer leurs mensonges et de saluer deux « citoyens » qui ont interpellé un « éradicateur ». A Paris, Place de la République, nous nous contenterons de citer ce jeune ayant osé apporter la contradiction aux éléments de cette obédience et qui a été suivi avant d’être molesté.
Tout en soufflant sur les braises de l’intolérance, Rachad tente, par divers moyens, une infiltration pernicieuse en Kabylie : collusion avec des acteurs affichant une disponibilité pour le compromis historique, salutation voire félicitation adressée à ceux qui, enfin, savent évoluer dans « le bon sens »…Evidemment, sur le fond Rachad ne cède rien. Le seul journal en amazigh, d’ailleurs d’excellente facture, fabriqué par des bénévoles qui, eux, n’ont ni Doha ni Abou Dhabi ni Ankara derrière eux, vient d’être interdit d’impression au motif qu’il utilise le système de transcription international qui est, soit dit en passant, celui qu’ont adopté les Turcs. On n’a pas entendu Rachad condamner cette forfaiture. Amin Zaoui a parfaitement raison de s’alarmer de la contagion fondamentaliste qui diffuse insidieusement en Kabylie. Si cette région baisse la garde, l’émergence de l’Algérie démocratique sera d’autant plus contrainte. Dernière ruade : il a dix jours, des femmes manifestant dans la rue ont été insultées par des policiers qui leur ordonnaient de rester à la maison. Selon des témoignages dignes de foi, des officiers ont assuré en off que ces fonctionnaires sont des adeptes de ce courant. C’est dire si le vers est déjà dans le fruit.
La politique de la duplicité ne s’arrête pas là
Pendant que ses activistes dénonçaient l’emprise militaire sur le pays, Rachad établit des contacts étroits et suivis avec l’ancien chef d’état-major, Ahmed Gaid Salah, sans que les citoyens aient été, à un moment ou un autre, informés de ces tractations. Rien ne dit d’ailleurs que les bruyants « adversaires des généraux » ne se sont pas reconnectés à l’armée depuis le décès de leur partenaire privilégié. Rachad ne cherche pas à changer de système. Il veut le récupérer à son profit.
On peut multiplier à l’envi les propos, actes et positions illustrant une stratégie du double langage héritée de maîtres pour lesquels le combat politique est d’abord félonie.
Dénis cyniques
Venons-en maintenant aux objectifs. Les exemples cités plus haut donnent une idée de la finalité du projet préconisé par cette organisation qui ne renie rien de ce qui était annoncé et commis dans les années 1990. La différence est dans le fait qu’à l’époque, l’inexpérience, l’impatience et, probablement aussi, les provocations de services de sécurité ont fait que les dirigeants ont, si l’on peut dire, eu l’honnêteté d’annoncer la couleur avant la prise de pouvoir. Aujourd’hui, la tentation totalitaire est voilée, ce qui la rend d’autant plus dangereuse. Plus préoccupant, on voit des démocrates céder à l’instruction de ne pas parler « idéologie » ou de rétablir les vérités sur la tragédie des années 90 au moment où leurs nouveaux associés assènent à longueur d’antenne leurs doctrines et leurs affabulations sur les responsabilités des massacres de masse qui ont endeuillé notre pays.
Pourtant, ce que les citoyens mettent comme préalables à la construction de la nouvelle Algérie n’a rien d’idéologique.
Il ne faut pas se lasser de le dire et le redire, les fondamentaux démocratiques universels comme la liberté d’expression, l’égalité des sexes, la liberté de conscience, le respect des droits humains, la séparation du religieux et du politique, les droits de la minorité…sont des précautions juridiques et des valeurs philosophiques qui ne renvoient ni à l’idéologie de gauche ni à celle de la droite. Ils n’appartiennent ni à l’Occident ni à l’Orient ni au Nord ni au Sud. Ces principes sont comme l’eau, la lumière ou l’air: des besoins vitaux de l’Homme.
Tout démocrate doit, s’il est sincère et conséquent avec lui même, les adopter sans la moindre hésitation ni malice. Une fois ces minima posées, l’idéologie, qu’elle soit socialiste, capitaliste, libérale, comme d’ailleurs le pragmatisme, peut inspirer les politiques économique, sociale, culturelle…
Mais l’égalité des citoyens devant la loi ne participe pas de l’idéologie. En démocratie, cela est entendu comme un acquis inaliénable de l’Humanité.
Faute de pouvoir dire maintenant que la démocratie est une hérésie, les nouveaux prophètes s’essaient à un jeu bien connu : utiliser la démocratie pour l’enterrer.
Malgré leurs prétendues divergences, HMS et Rachad disent et font rigoureusement la même chose. Le système nous a donné l’école, la mosquée, les médias et la justice ; à partir du moment où les pétro-monarchies du Golfe ou la Turquie nous ont permis de saturer l’espace médiatique, allons vite au vote sans précaution ni sécurité. Ce genre de raccourci a mené Hitler au pouvoir. On connaît la suite.
Des élections sans fondamentaux démocratiques ne sont pas seulement un saut dans le vide; c’est la cité infernale.
Religion de la désinformation
Le prêche délivré par le porte-voix de Rachad le 6 mars, au cours duquel il m’a nominativement pris à partie dans des termes indécents, est édifiant. Il m’arrive rarement d’évoquer ici mes positions personnelles, mais dès lors que Rachad m’a impliqué dans ses constructions politiques, des réponses s’appuyant sur des faits s’imposent. Je n’aurai pas la cruauté de détailler le parcours de ce sous-marin des services. Rappelons lui simplement qu’au moment où il était affecté au ministère des affaires étrangères, où il n’a d’ailleurs pas laissé l’image qu’il s’attribue, des femmes et des hommes sacrifiant carrière, famille et, pour certains, vie ont bravé pacifiquement les prisons et les tortures de ses employeurs pour permettre aux Algériens de vivre et de parler librement dans leur pays.
Au moment où les Algériens soudés regardent vers l’avenir, Rachad semble décidé à réécrire l’histoire des années 90 pour dédouaner l’islam politique de ses crimes afin de le légitimer dans ses prétentions actuelles. Le patriotisme comme la sagesse auraient commandé un peu plus de retenue et de dignité pour laisser ce dossier, sensible entre tous, à des expertises sereines et compétentes. Tel n’est pas le cas. L’addiction à la manipulation est décidemment trop forte.
Emporté par sa haine, le bavard m’accable d’intentions fielleuses envers mes compatriotes religieux. Un mot sur cet aspect des choses. Après l’attentat commis à l’aéroport d’Alger le 26 aout 1992 et qui a causé 8 morts et 128 blessés, les auteurs avaient été condamnés à mort. Chacun sait que l’idéologie comme les méthodes de ces individus sont aux antipodes de mes convictions. J’appartiens à la génération qui s’honore d’avoir introduit la lutte pacifique dans un pays miné par la violence endémique et j’ai choisi la démocratie comme méthode permanente et but ultime de mon combat. Malgré ces divergences de fond et de forme, malgré l’horreur de l’action perpétrée et parce que je suis opposé à la peine capitale, j’ai écrit à la présidence de la république pour dénoncer les condamnations à mort sanctionnant les terroristes.
Par principe, un démocrate proteste contre des exécutions de terroristes qui sèment la mort; Rachad sème des propos qui peuvent tuer des innocents.
Et pour clore le registre des indignités spéculatives qui fondent quotidiennement la doxa de Rachad sur ces années 90, il faut aussi renvoyer ses propagandistes à la réalité. Le soir de l’annonce des premières estimations des résultats du scrutin de décembre 91, je déclarai sur les ondes de la radio chaine trois que si ces données sont confirmées dans les urnes, il faut les respecter. Ce n’est que dans la semaine suivante, quand des dirigeants, s’estimant déjà au pouvoir, annonçaient leurs intentions criminelles – rappelées à raison aujourd’hui par les citoyens sur la toile – que j’ai déclaré ne pas vouloir « accompagner mon pays à son enterrement ». Et je vais aggraver mon cas : je suis, aujourd’hui encore, sur la même position. La démocratie n’est pas la tyrannie de la majorité.
Honorer la nation
Si des islamistes veulent s’insérer dans le formidable mouvement de résurrection nationale conduit par les jeunes et les femmes d’Algérie depuis le 22 février, ils ont l’opportunité historique d’évoluer vers un courant politique conservateur qui a sa place dans l’Algérie démocratique. Pour ce faire, ils doivent arrêter de ruser avec leur pays.
L’islamisme politique est historiquement vaincu mais il peut encore servir de prétexte aux militaires pour pérenniser leur tutelle hégémonique sur la nation.
La dictature militaire étouffant la citoyenneté nourrit l’intégrisme et le péril intégriste est du pain béni pour le chantage des militaires. Dit autrement, le militarisme et l’intégrisme sont les deux mâchoires d’une même tenaille. C’est d’ailleurs pour cela que les islamistes se bousculent auprès de l’Etat-major. Sur l’essentiel, il y a peu de différence entre Rachad, HMS ou d’autres chapelles islamistes. La seule chose qui les distingue et, à l’occasion, les oppose, c’est la course à la place de première favorite auprès des militaires.
Pour ce qui me concerne, dès les premiers jours de la mobilisation populaire, j’ai publiquement identifié l’état-major de l’armée comme l’instance qui risquait de dévoyer ou de neutraliser la révolution du 22 février. Le courage et la générosité de notre jeunesse exigeaient de nous cet éclairage.
Il n’est pas trop tard pour s’amender. Une révolution citoyenne est en cours. L’islamisme peut l’entraver ou la parasiter, il ne peut pas la récupérer. Il faut espérer que pour la crédibilité de cette mouvance et la clarté de la scène politique algérienne, des hommes – et qui sait ? des femmes – lancent un débat interne pour se mettre au diapason d’une Histoire que leurs égarements ont tant de fois contrariée. Rachad doit savoir que l’armée et l’islamisme, ne sont pas seuls sur le terrain. Un troisième acteur, demeuré jusque là silencieux et passif, est désormais dans la rue. Il s’appelle peuple algérien. C’est dur, mais, désormais, il va falloir apprendre à compter jusqu’à trois.
Dernière remarque s’adressant aux spectateurs de l’Histoire qui jouent les arbitres des élégances. Ceux qui, de bonne ou de mauvaise foi, se désoleraient du risque de voir cette contribution diviser la révolution gagneraient à se faire entendre quand des imposteurs islamistes se proclamant dépositaires de la volonté populaire tentent de fourvoyer l’opinion en empêchant ou en polluant le libre débat au risque de faire dérailler une miraculeuse dynamique démocratique. Pour le reste, le peuple qui résiste dans la rue, les prisons et les tribunaux a déjoué toutes les manœuvres de division, lesquelles se nourrissent de la confusion, des non-dits; jamais de la vérité.
Ceux qui ont saisi le sens et l‘essence de ce qui se déroule sous nos yeux savent que l’on vit une de ces séquences que l’Histoire offre une fois par siècle. Nous assistons à une irrépressible aspiration à la modernité individuelle et collective, catalyseur des naissances de nations de paix, de fraternité et de liberté. S’abstraire, esquiver ou ignorer ces enjeux relèverait d’une conception désolante de le vie publique.
A des moments particuliers de l’existence des peuples, il est des silences, des calculs ou des absences qui sont plus condamnables que la fuite.
En guise de conclusion
Au final, Rachad comme d’autres factions encore tentées par le pouvoir absolu doivent répondre à deux questions fort simples :
Etes-vous d ‘accord pour que la cité algérienne soit mise à l’abri des abus totalitaires ? Si vous répondez oui, vous devez accepter sans réserve des fondamentaux démocratiques universels avant toute opération électorale.
Etes-vous d’accord pour l’installation d’une commission indépendante afin d’établir la vérité et de dire la justice sur la décennie noire ? Les contorsions qui consistent à renvoyer dos à dos le bourreau et la victime ne sont ni dignes ni crédibles.
Si une organisation se dérobe à ces deux vérités, elle ne peut pas se dédouaner de sa mission historique de provocateur dont les menaces sur les libertés arrivent toujours au bon moment pour sauver un système moribond qui a, alors, beau jeu de se présenter comme un moindre mal. L’Algérien laissera-t-il encore une fois la supercherie s’accomplir au détriment de son destin ?
Un mouvement tectonique est à l’œuvre. La violence d’Etat, la corruption institutionnelle, l’instrumentalisation de la religion, supports de la trilogie qui a porté le système en place depuis 1962 ont vécu.
Il faut bien comprendre que, par certains aspects, le 22 février est plus délicat à traduire que le premier novembre. L’Histoire enseigne qu’il est souvent plus simple de venir à bout d’un ennemi que de vaincre ses propres démons. La jeunesse a montré la voie. Il n’est d’autres choix que de la suivre ou de disparaître.
Le 14 mars 2020