Au sortir de la longue nuit coloniale, tel est l’espace qui a servi d’univers à toute une flopée de familles qui espéraient exister. Survivre fut le credo quotidien de ces familles. Bien des querelles ont jonché cette promiscuité. Souvent pour des broutilles.
C’était une manière de penser son existence. De panser cette blessure sociale vécue d’emblée dès l’indépendance. Occupés à vaquer à leur profession, les hommes échappaient à ces rixes anodines mais riches de quelques vocables dont enfants ils auraient souhaité se passer.
En face de la hara, quelques familles avaient pu prendre possession de maisons. Des biens vacants comme elles furent désignées officiellement. Plus tard, il apprit que nombre d’entre elles étaient des familles de chahids, martyrs de l’indépendance. Et perpendiculairement à notre ruelle, un quartier tout en villas les unes contiguës aux autres. Elles étaient occupées précédemment par des gaouris qui devaient être fonctionnaires, enseignants… La classe moyenne sans doute qui, les fins de semaine d’été, ouvraient toutes grandes les fenêtres d’où s’échappaient musique et rires. Joie de vivre dont ils étaient sevrés.
Bannis. Handicapant que cette situation dont gamins ils ne comprenaient ni les tenants ni les aboutissants. Et pour cause, ils guettaient attristés leurs géniteurs patentés tous les soirs au retour de leur travail harassant. Ils espéraient la clé qui leur ouvrirait les joies de l’enfance, la leur étant maudite. Quasiment, aucun de leurs parents n’échappait un tant soit peu à la dure condition de forçats des chantiers ; beaucoup de familles végétaient ainsi.
Parmi les nouveaux occupants de ces villas, certains étaient pour l’époque de hauts gradés de notre glorieuse armée de libération nationale. Des colonelialistes comme certains les désignaient par référence au plus haut grade de l’armée de l’époque. Tant il est vrai que certains prirent place de leurs anciens maîtres pour se mouler dans leur nouvel habit qui se révéla trop spacieux pour leurs petites manies à s’exhiber avec leur progéniture. A leurs yeux, nouveaux coupables de leurs malheurs. Il est vrai cependant que la colonisation est une page sombre dans l’histoire mondiale.
Singulièrement celle de l’Europe. Comment pratiquer l’amnésie ? Comment la mémoire collective algérienne pourrait-elle effacer cette page ? Comme on a coutume de le dire : l’amnistie n’est pas l’amnésie. Le devoir de mémoire subsiste dans les consciences de générations entières nées avant comme après l’indépendance. Si le président Mitterrand a pu estimer que l’Etat français et la République française ne sont pas responsables de Vichy et n’avait pas à faire d’excuses, son successeur, le président Chirac, l’a fait. Mais ni ce dernier, ni ses successeurs n’ont voulu présenter aux Algériens la moindre excuse au nom de la France officielle. Encore moins une juste réparation. Ce que les Canadiens et Australiens officiels ont fait.
Il est en effet loin le temps où la France découvrait l’or dans les caves de la casbah d’Alger où était entassé un butin estimé, dit-on, à plus de cinq cent millions de francs de l’époque, l’équivalent sans doute de quelques quatre milliards d’euros.
D’aucuns pensent que le trésor de la Régence d’Alger devait servir à Charles X pour corrompre le corps électoral. Déjà Alger était à l’origine de bouleversements politiques en France. Semblerait-il, ce trésor a profité à des militaires, des banquiers et des industriels, les Seillière et les Schneider, outre à Louis Philippe. Mais l’or d’Alger servit également au développement de la sidérurgie française. Quels résultats et quels produits pour eux, indigènes ?…
Ainsi, pour son père, véritable damné des chantiers, payé à la quinzaine. Souvent endetté auprès de leur épicier attitré, Hamma. Sa mère l’envoyait systématiquement chez lui pour moult courses : dix douros de sucre, dix douros de café, quinze douros d’huile… C’était la chanson de son enfance. Il répétait la quantité et le nom des denrées voulues par sa mère le long du trajet.
Avec sa bonne bouille, Hamma ne manquait jamais l’occasion de sortir son stylo pour ses additions. Tu diras à ton père de passer demain pour me régler, sinon plus de crédits. Il était leur créancier, mais aussi un peu leur sauveur car sans lui, il était difficile de boucler les fins de mois au vu des maigres salaires de leurs parents. Certains étaient toutefois mieux lotis que nous. Surtout que, les mères vaquant aux affaires domestiques, les pères échappaient aux draconiennes contraintes des chantiers. Si bien qu’ils leur arrivaient de sortir parfois avec un fruit à la main. Suprême bonheur pour un gamin d’alors…
Du passé de ses parents, filtre peu de choses. Il semblerait que son père ait été marié avant de se lier avec sa mère. D’autres enfants sont donc nés de ce premier lit. Il n’en a connu qu’une seule. Djamila qui vécut bien des vicissitudes avant de sombrer dans le sommeil du juste. Son père vécut également les affres de l’exil, à Lyon (ou Saint Etienne) où il séjourna et travailla nombre d’années. Sa vie fut des plus laborieuses. Des plus indigentes également. Indigence qui plus est adossée à un analphabétisme alors endémique.
Ajoutez à cela les tracasseries coloniales et vous aurez en face de vous des gens continuellement écrasés par leur destin. Un quotidien implacable. Beaucoup de voisins, d’amis et de parents vivaient ainsi, il est vrai. D’où leur propension à tout miser sur leur progéniture. Chacun d’eux rêvait d’un destin exceptionnel pour ses enfants. A tort ou à raison, l’école fut alors considérée comme l’idéal tremplin pour éliminer tous obstacles afin d’arriver à se construire une place dans la société. Une sorte de revanche sur le sort qui a été le leur.
L’école fut sans doute sa planche de salut. Son père espérait énormément le voir grandir dans un milieu plus prospère que le sien. Il tirait beaucoup de fierté de ce fils qu’il voulait prodige et qu’il présentait à ses collègues de travail, amis et camarades d’infortune.
« C’est mon fils » répétait-il à l’envi et à longueur de journées, surtout les fins de semaines lorsqu’il le sortait avec lui. Il le promenait en ville, de café en café ; singulièrement celui de Chlali. « Mabrouk, mabrouk » s’entendait-il répondre. Il revenait souvent à la maison avec quelques pièces de monnaie, produit des présentations de son père.
Mazya, l’une de ses parentes l’affectionnait particulièrement. Ils allaient souvent chez elle ; elle habitait non loin de chez eux avec son mari, Seddik. Souvent, un jouet ou un gâteau l’attendait. Bien sûr, il ne quittait pas les genoux de l’un ou l’autre de la soirée. Leur couple ne pouvait avoir d’enfant. L’infertilité, un sujet qui demeure tabou à ce jour. On s’en remet au Mektoub en guise d’explications.
Difficile pour un couple d’admettre cette dure réalité, elle était acceptée avec un esprit de résignation toute une vie. Dieu, l’omniscient, l’a voulu ainsi dans sa grande sagesse. D’autres familles, leurs voisins immédiats, comptaient pourtant nombre d’enfants. Confiés souvent à la rue, leur éducation en pâtit. Du moins pour certains d’entre eux. En témoignaient, lors de leurs rixes, les gros mots mâtinés de verbes blasphématoires de certains enfants vivant il est vrai dans le dénuement le plus complet. (A suivre)
Ammar Koroghli-Ayadi, auteur-avocat
Email : akoroghli@yahoo.fr