Jeudi 30 juillet 2020
Rencontre imaginaire avec Gisèle Halimi
Gisèle, mon aînée, m’aimait trop même si elle ne me connaissait pas. Moi, par contre, le jeune Algérien de la période post-indépendance, coupé de ma culture, de mon identité et de mon histoire, je l’ai vue plusieurs fois dans les archives télévisées, toute rayonnante dans sa toge noire d’avocate, avec son sourire généreux qui tutoyait le ciel, et sa faconde habituelle d’oratrice de renom.
Dans le fameux procès de Bobigny de 1972, Gisèle a gagné et elle était si heureuse de sa victoire qu’elle en rappelait discrètement d’autres, plus déterminantes pour sa carrière de militante anticolonialiste, féministe, humaniste.
Djamila Boupacha, cette résistante algérienne de première heure à qui elle a redonné la dignité de femme, en sait aujourd’hui quelque chose. Ayant subi la gégène dans les geôles coloniales, Boupacha n’aurait jamais pu faire connaître son calvaire en 1961, sans l’élan de solidarité que cette jeune avocate dynamique et son amie, l’écrivaine Simone de Beauvoir, avaient réussi à tisser dans le gotha hexagonal.
Gisèle n’en fut pas, à vrai dire, à son premier coup d’éclat, d’autant qu’en février-mars 1958, dans un climat de tension et de menaces, elle a défendu avec Léo Matarasso 44 Algériens poursuivis pour l’attaque d’El-Halia (le Constantinois) durant laquelle 35 civils européens ont été massacrés en août 1955. Avec ses collègues de la défense, elle a démontré l’instruction à charge, les trucages du dossier, la négation des droits de la défense, en révélant les supplices des accusés durant les interrogatoires.
Je l’imagine même, maintenant, prendre langue avec Jacques Vergès, l’avocat du FLN et de l’autre belle Djamila (Bouhired), nommé par le réalisateur suisse Barbet Schroeder « avocat de la terreur ».
Tirant un coup sur son cigare cubain, Vergès la fixait avec un regard plein d’égards et de sympathie, avant de lâcher sur un ton guevariste : « Justicia o muerte, venceremos! » Et j’entends, de loin, leurs chuchotements, leurs récits pleins d’humour et de nostalgie, leurs anecdotes racontées à tout bout de champ, à propos de cette parenthèse douloureuse de la guerre d’Algérie, ses injustices, ses zones interdites, ses trahisons et ses massacres, ses propagandistes et ses tortionnaires.
Puis, soudain, Gisèle lui répéta cette citation d’André Mandouze, comme si elle déclamait un poème de Mahmoud Darwish, Moufdi Zakaria ou Pablo Neruda : « Il est pour le moins étrange qu’il fut constamment débattu de la question algérienne, sans qu’on éprouvât de ce côté de la Méditerranée, le souci de connaître l’identité du peuple d’en face ».
La messe était dite et Vergès éclata d’un rire si vif, si malicieux, évocateur de ce grand écart entre la France des lumières qu’on trouve dans les textes de Rousseau ou de Hugo et la France coloniale, version Bugeaud ou Aussaresses.
Forgeron du verbe, l’avocat reprend alors, mot à mot, sur un ton proche de la satire, ce qu’aurait écrit le Père Foucauld, l’homme d’église amoureux de la culture des Touaregs, en 1912 : « …Si on ne faisait rien pour les Indigènes, dans cinquante ans, ils nous jetteront à la mer ».
Gisèle s’esclaffa aussitôt à son tour de rire, en chuchotant ceci à l’oreille de Vergès : « Punaise, quel don prophétique ! Père de Foucauld a vu, si tôt, juste, mieux que tous les stratèges de la colonisation! »
Finies les révélations historiques, les deux avocats ont pris deux thés à la menthe. Et après s’être échangé les nouvelles sur les deux belles « Djamila » d’Algérie, ils se séparent, chacun un bouquet de fleurs en forme d’un long croissant dans la main.
L’autre jour, j’ai fait moi-même une rencontre avec Gisèle Halimi dans l’imaginaire. Ce fut une rencontre des plus belles, celle d’une fiction, d’un livre, d’un roman « La Kahina ». J’ai tant aimé ce bouquin que j’ai eu tout le plaisir de lire au « Centre Georges Pompidou » à Paris. Gisèle Halimi m’a pris dans son tourbillon romanesque, en me racontant l’histoire de mon aïeule « Dihiya », son aïeule à elle aussi, avec une tendresse à nulle autre pareille. J’ai découvert chez cette « Algérienne du cœur » une sœur du sang ; une voisine tunisienne chaleureuse ; une juive fière de son appartenance à cet espace maghrébin multireligieux, multiconfessionnel, multi-identitaire ; une compatriote dans l’esprit et dans cet idéal de résistance, propre aux Berbères, « mes-nos ancêtres » communs, une femme d’acier, partie de rien, pour arriver au summum.
Cette grande dame au passé glorieux, en première ligne pour défendre la cause de la justice, des Algériens et des femmes n’a besoin ni de définition ni d’encens. C’est une légende vivante, pareille à celle de Henri Alleg, de Maurice Audin, de Germaine Tillon, des époux Chaulet, de Frantz Fanon, de Fernand Yvton, de Jean Daniel et de la Kahina elle-même. Gisèle n’avait jamais digéré le fait que cette figure berbère emblématique, ait été ignorée par les siens à cause des idéologies étroites, l’instrumentalisation de l’histoire et les rafistolages mémoriels. Pour elle, cette « pasionaria berbère, comme elle l’avait déjà écrit dans son livre autobiographique « Le lait de l’oranger », publié en 1988, qui tint en échec, pendant cinq années, les troupes de l’Arabe Hassan Ibn Numan», est un repère historique incontournable.
Sur le coup, Gisèle Halimi n’a pas hésité un instant à me tenir par la main pour me replonger la tête dans l’histoire millénaire de l’Afrique du Nord. Une histoire faite de luttes, de souffrances, de sacrifices et de bravoure. Elle est revenue, effets de manches aidant, plus de mille ans en arrière, au VII e siècle, rien que pour me prouver que la reine de la tribu aurésienne des Djeraoua, fut une battante, une femme-courage, une résistante, une icône dont l’Histoire se souviendra éternellement. « Cette femme, d’une grande beauté, qui chevauchait à la tête de ses armées, les cheveux couleur de miel lui coulant jusqu’aux reins, m’a longtemps subjuguée.
Et pourtant, m’avoue-t-elle avec une pointe de déception, même si elle a tenu la dragée haute aux envahisseurs arabes lesquels sont, officiellement, venus en Afrique du Nord pour répandre les préceptes de l’Islam, elle ne fut pas aussi chanceuse que l’on imagine.
Fille de Thabet, le chef de la tribu des Djeraoua qui ne voulait avoir qu’un garçon héritier, elle a subi son premier choc à cause du patriarcat. Une blessure intime qui s’est transformée, au fil des ans, en force de résistance et du défi. Et ce fut cette déception-là du père, insiste Gisèle, qui a fait son effet sur la vie de la future reine berbère.
Dihiya, à la fois remontée contre le pouvoir de son père et voulant exaucer son vœu, s’est mise alors à manier les armes et à se préparer à prendre les rênes de sa tribu. « Une femme chef de tribu? » dis-je à Gisèle surpris. « Oui, me répondit-elle avec son accent enthousiaste.
Quoique disent certains, les Berbères furent un peuple pacifique, accueillant, ancré dans la tolérance et ouvert aux autres. Un peuple où les femmes ont leur place dans la société. Ce furent celles-ci qui ont contribué à la perpétuation d’une culture orale millénaire, restée jusqu’à ce jour, debout. Aucune source historique n’est à même de prouver le contraire ».
Quand Gisèle parle, personne ne peut dire non, personne ne peut rester insensible au goût de la discussion ni ne rater un traître mot, tellement ses arguments sont bien ficelés, vérifiés, précis.
Si fascinée par la Kahina dont le nom est, d’après elle, dérivé du nom juif « Cohen », elle me raconta comment celle-ci devint, juste, après la disparition de son père, le guide spirituel du peuple berbère, en s’alliant au chef de la tribu des Branes, Koceila. Tué, en 688 , par Zoheir Ibn-Kaïs, ce dernier a laissé à Dihiya la grande tâche de rassembler les tribus berbères dispersées et de poursuivre la lutte contre les conquérants arabes. Gisèle s’attarde, avec un luxe de détails, sur la relation, à la fois maternelle et quasi fusionnelle, que son idole vouait à son captif Khaled Ibn Yazid al Absi, emprisonné après la défaite de Hassan Ibn Numane face à l’armée berbère. « Il y a dans le personnage de cette reine berbère, m’explique-t-elle, convaincue, quelque chose qui tienne à la fois de Nedjma de Kateb Yacine, et de l’Algérie d’aujourd’hui : un mélange de révolte, de lutte, de passion contrariée, d’identité compliquée, de sensibilité à fleur de peau, de fierté blessée, d’attachement viscéral à sa terre et aux siens, durant toutes les épreuves. Fathma N’soumer, Hassiba Ben Bouali, Djamila Bouhired, Taos Amrouche, et surtout Djamila Boupacha que j’ai défendue me semblent toutes pétries dans cette pâte. »
Gisèle Halimi m’a laissé une photo-souvenir, datant de plus de soixante ans. Elle y était avec Djamila à sa cellule à la prison Barberousse. « Ce fut notre première rencontre », me dit-elle, émue. En partant, ses cheveux étincellent et ses yeux brillent au soleil. Ce grand soleil de la liberté, de l’amour, de la justice et de la lutte dont elle fut si éprise, sa vie durant…