Mardi 7 mai 2019
Retour sur des massacres sans nom sous-traités par la presse la plus « libre » de France !
Les massacres de mai 1945 à Sétif, Guelma et Kherrata demeurent un tabou en France.
Durant des décennies, depuis 1985, cette tribune (ci-dessous) fut chaque année, rituellement, proposée à la presse française (quotidiens et hebdos) : Le Monde, Libération, L’Humanité, L’Événement du Jeudi, Le Point, L’Express, Le Nouvel Observateur : aucun n’en avait voulu.
Ce n’est que Politis qui acceptera de la publier le 01-06-2006. Par la suite, je l’ai mise sur mon ancien blog de Médiapart, puis, actualisée, sur Huffington-Post. Les journaux qui avaient pris la peine de me répondre prétextaient un manque de place ou une « actualité surchargée », ou, comme me l’écrivit plusieurs années de suite et avec la même rengaine le journal dit jadis « de référence » : «le sujet avait déjà été traité plusieurs fois» (sic). Parlons-en !
L’article du Monde, daté du 18 mai 1945 et intitulé pudiquement « Malaise français », se terminait par un « À suivre » qui restera mystérieusement sans suite (La rédaction-en-chef du journal, que j’avais interrogée par courrier en 1990, n’avait aucune explication à cette « suite » introuvable). Autre mystère : trois jours plus tôt, le 15 mai 1945, un article publié dans La Croix, non signé et sans référence ni d’agence ni de correspondance particulière, se retrouvera (tenez-vous bien !) le soir-même dans Le Monde, sous le titre « Les émeutes sanglantes de Sétif », avec un curieux changement d’adjectif : les « tribus frustes et misérables » de La Croix deviendront, dans le journal de Beuve-Méry, des « tribus incultes et misérables ». S’agissait-il d’une dépêche du service de presse gouvernemental ou tout bonnement d’une pige doublonnée ? La question que je posai aux deux rédactions, en avril 1995, restera sans réponse. Pour l’enfant de Guelma que je suis, le traitement de cet « autre 8 mai » par la presse de l’époque ne s’explique pas par la seule raison d’Etat, mais révèle un manquement à la déontologie flagrant et indigne.
Voici, donc, ma tribune dans sa version intégrale (la version publiée sur Huffington-Post fut amputée de passages peu tendres avec la presse française) : on comprendra d’où me vient la suspicion maladive à l’égard de la presse française, laquelle, pour tout ce qui concerne l’Algérie, privilégie les écrits conformes à ses intérêts idéologiques.
Le 8 mai 1945 à Guelma et la presse française de l’époque
Le 19 avril 2015, Jean-Marc Todeschini, secrétaire d’Etat chargé des Anciens combattants et de la Mémoire, s’était rendu à Sétif pour commémorer, avant l’heure, le 70e anniversaire des massacres du 8 mai 1945. « Pour la première fois, devait-il déclarer, à la parole viendra s’ajouter le geste, traduction concrète de l’hommage de la France aux victimes et de la reconnaissance des souffrances infligées». Ce geste inédit, de la part d’un membre du gouvernement français, venait ainsi avaliser la «parole » prononcée en 2005 par l’ambassadeur de France, évoquant une «tragédie inexcusable». Ainsi, il aura fallu trois générations et sept présidences avant que la France ne daigne reconnaître, euphémiquement, les «souffrances infligées» aux populations du Constantinois !
Pour l’enfant de Guelma que je suis, né un an presque jour pour jour après les massacres, le traitement de ces « souffrances » par la presse de l’époque ne s’explique pas par la seule raison d’État. À l’école, je me rendis vite compte que nombre de mes camarades de classe étaient orphelins de père. Inconsciemment, dans une pièce de théâtre (Les Naufragés du temps) que j’écrirai et monterai plus tard, je « tue » mon père, alors qu’il sera parmi le public de la première représentation !… Certains passages, écrits sous forme de poèmes, seront remarqués par Simone de Beauvoir et Jean-Paul Sartre (rencontrés en 1970 à Paris, à l’occasion du vernissage de l’exposition « Le joli mois de mai » de Hélène de Beauvoir, qui eut lieu au… Moulin Rouge, les grandes galeries parisiennes ayant refusé de prêter leurs murs !).
En découvrant mes textes, que lui avait remis auparavant un ami commun, commissaire de ladite exposition, l’auteur du « Deuxième sexe » avait cru que mon père fut l’une des victimes desdits massacres. C’est alors seulement que je pris conscience de l’effet de transfert qui m’avait fait « tuer » mon père dans la création théâtrale… Ces textes, Simone de Beauvoir les publiera, sur 14 pages, en décembre 1971, dans Les Temps modernes.
« Le Malaise » du journal Le Monde
Retour à Guelma… Je me souviens, c’était peu après le cessez-le-feu, le lendemain de la disparition de Jean Amrouche (16 avril 1962) : je fis une découverte qui, longtemps, sera pour quelque chose dans ma suspicion irraisonnée à l’égard de la presse française…
C’était donc à Guelma (dans le « 9.3 » de l’époque que fut le département français de Constantine), alors que j’aidais au rangement d’un local associatif jouxtant le domicile familial (et connu pour avoir abrité des réunions clandestines des premiers chefs nationalistes), je tombai sur une pile de journaux (Le Monde, L’Aurore, La Croix, Le Parisien libéré, L’Humanité, Libération, Témoignage chrétien) que je ramenai secrètement chez moi, avec le sentiment d’avoir mis la main sur un trésor de guerre. En consultant une de ces pages défraîchies, mon regard fut accroché par la une d’un numéro du Monde, daté du 18 mai 1945 : sous le titre « Malaise français », un article traitant de la répression qui s’était abattue sur Guelma, Sétif et Kherrata.
Le texte se terminait par un « A suivre » qui restera mystérieusement sans suite (La rédaction du journal, interrogée par courrier en 1990, ne s’expliquait pas cette « suite » introuvable).
En marge de l’article, une main anonyme avait griffonné une phrase attribuée à Albert Camus, une phrase-choc que je ne résistai pas à consigner dans mon cahier de textes de collégien : « Les journalistes français doivent se persuader qu’on ne règlera pas un si grave problème par des appels inconsidérés à une répression aveugle ». Je retrouverai plus tard la phrase dans un numéro de Combat, puis dans Actuelles III (Chroniques algériennes). Ainsi, un demi-siècle durant, la presse française se montrera frileuse, pour toute évocation de ces massacres.
Pour les médias d’alors, il ne faisait aucun doute qu’à l’origine de ces émeutes il y avait la sécheresse et la famine. Aucun journal n’eut l’idée de mener sa propre enquête. C’est ainsi que l’opinion publique accueillit sans états d’âme la version gouvernementale du « complot antirépublicain », une thèse qui faisait fi des faits établis, même partiellement, par le rapport du général Tubert : la mission du même nom, rappelée trop tôt à Paris par le général de Gaulle, n’aura pas l’occasion d’entendre Marcel Reggui, ni de lire sa scrupuleuse enquête, menée à chaud, sur la répression aveugle qui emporta, avec deux milliers de Guelmois, sa sœur et deux de ses frères (Les massacres de Guelma, La Découverte, 2006).
L’enquête de Mahmoud-Marcel Reggui
Mahmoud-Marcel Reggui, né en 1905 à Guelma, était un Français « d’origine musulmane » converti au catholicisme. Ancien professeur de lettres à Tunis, ami de la revue Esprit, il fut un proche de Jean Amrouche, à qui il confiera son manuscrit sur « la furie des milices coloniales ». L’homme était peu suspect de nationalisme, et croyait sincèrement aux vertus de l’assimilation, avant de rejoindre le PSU : « Si ma famille a failli être anéantie, écrit-il (p. 122), c’est parce qu’elle représentait une des bonnes et heureuses réussites de la véritable colonisation». La vérité qu’il allait découvrir le fera déchanter : «Les événements de Guelma ont signé la mort de l’assimilation, dont nous sommes un dernier témoignage, et ont signifié à la colonisation qu’elle était déchue de toute autorité morale pour se maintenir, autrement que par la force» (p. 133). Son enquête, d’une minutie impressionnante, restera durant soixante ans au fond d’un tiroir, avant d’être exhumée en 2006 par Pierre Amrouche, le fils de Jean. Pourquoi si tard ?
Les réponses esquissées en préface par l’historien Jean-Pierre Peyroulou ne sont pas convaincantes : «le silence général en métropole sur les « événements », puis, après 1954, la guerre elle-même, la modération des positions de M. Reggui, le rôle d’intermédiaire que joua son ami J. Amrouche entre De Gaulle et Ferhat Abbas en 1959, l’engagement de Reggui et Amrouche en faveur d’une indépendance négociée. Cette conjonction historique finit sans doute, aux yeux de son auteur, par rendre impossible la publication du manuscrit » (p. 30). Mais ni J.-P. Peyroulou, dans sa préface, ni P. Amrouche, dans son introduction, ne nous éclairent sur les raisons qui décidèrent de la publication de l’enquête soixante ans après sa rédaction et dix ans après la disparition de son auteur… Quoi qu’il en soit, au bled, à Guelma, le livre dérangera longtemps les familles des quelques notables « indigènes », désignés chacun par son nom, qui contribuèrent d’une manière ou d’une autre à la vindicte hystérique des milices coloniales…
A l’origine des massacres, confirme l’enquête, fut cette marche pacifique et sans armes (contrairement à ce que soutiendra la presse, de concert avec la rumeur) qui se déroula le jour même des célébrations de la victoire sur le nazisme : «Il était 18h quand le cortège s’ébranla… Partis de la ville haute, (les manifestants) se dirigeaient vers le monument aux morts pour y déposer plusieurs gerbes de fleurs. Ils arboraient les drapeaux des Alliés, de la France, de l’Algérie autonome et des pancartes : » Vive la démocratie ! ; Vive l’Algérie ! ; Libérez Messali ! ; Vive la Charte de l’Atlantique ! ; A bas le colonialisme ! » ».
C’est cette manifestation qui sera réprimée dans le sang par les Milices d’ordre et les hommes du sous-préfet Achiary (un ancien SFIO passé au RPF avant de faire partie des créateurs de l’OAS). Ces slogans n’apparaîtront dans aucun compte-rendu de presse, et seront ignorés par la classe politique, à gauche comme à droite: on insistera plutôt sur la présence d’ « agitateurs arabes » (Libération, 12 mai 1945), des « milices vichyssoises » (L’Humanité, 16 mai), alors que le Parisien libéré (17 mai), entre un article de Vercors (« Après la victoire, le combat contre soi-même ») et un entrefilet (« Hitler n’est pas mort, pense Churchill »), stigmatisera « l’appui d’éléments antirépublicains et de certaines influences étrangères ».
La Croix, Le Monde : un même article doublonné !
Le 15 mai, sous le titre Les troubles d’Algérie, le journal La Croix évoque des « difficultés de ravitaillement chez les tribus berbères frustes et misérables ». Le même article, non signé et sans référence ni d’agence ni de correspondance particulière, se retrouvera le soir-même dans Le Monde, sous le titre Les émeutes sanglantes de Sétif, avec un curieux changement d’adjectif : les « tribus frustes et misérables » de La Croix deviendront, dans le journal de Beuve-Méry, des « tribus incultes et misérables ». S’agissait-il d’une dépêche du service de presse gouvernemental ou tout bonnement d’une pige doublonnée ? La question que je posai aux deux rédactions, en avril 1995, restera sans réponse.
Durant des années, nous fûmes quelques-uns à proposer, en vain, des tribunes ou témoignages sur la question, et personnellement à L’Humanité, au Parisien, à La Croix et au Monde. Mon insistance ne relevait pas de quelque jeu morbide, mais d’un droit, d’un droit de réponse qu’à mes yeux la presse parisienne me devait, à moi enfant de Guelma, droit qui ne me fut jamais accordé alors même que, sur d’autres sujets, certains de ces journaux, et Le Monde plus particulièrement, m’avaient publié de nombreuses tribunes sans jamais me censurer d’un mot ni même d’une virgule. Alors, pourquoi « L’autre 8 mai 45 », pour reprendre le titre du film documentaire de Mehdi Lallaoui (1995), fut-il si longtemps occulté ?
Le « Malaise », qui fit la une du Monde le 18 mai 1945, était annoncé dès le 12 mai par Libération : «Un malaise qui n’a cessé de se développer depuis plusieurs mois ». Il durera en fait plusieurs décennies. Des décennies de chape de plomb. Ce n’est, très curieusement, qu’à partir des années 1990 (autrement dit à partir de cette « guerre civile » que journalistes et intellectuels parisiens se sont empressés de baptiser, comme à dessein, la « Deuxième guerre d’Algérie») que les médias français commenceront à s’intéresser à la question.
En 1995, le cinquantenaire de cet événement à double connotation, avec battage médiatique concurrentiel des deux côtés de la Méditerranée, força des journalistes à sortir de leur discrétion, et c’est ainsi que les médias ouvrirent le dossier, appelant à la rescousse historiens et universitaires en charge des pages obscures de l’histoire de la France coloniale.
Des fours à chaux pour sépultures
Les résistances rencontrées par le documentariste Mehdi Lallaoui, tout au long de son travail d’investigation, en disent long sur l’entreprise d’occultation et le fameux malaise qui a grevé l’inconscient collectif de trois générations de journalistes et d’intellectuels connus par ailleurs pour leurs engagements humanitaires et leurs exigences d’un devoir de mémoire sans frontières…
Le souvenir de ces massacres (qui, selon les sources, firent entre 10000 et 25.000 victimes – 45.000, selon la thèse du FLN) avait, certes, de quoi troubler durablement les consciences. Pour la simple raison que notre 8 mai 45 a le « tort » d’avoir eu lieu le 8 mai 45 : le jour même où la France et les Alliés fêtaient leur victoire sur la barbarie nazie ! Or, que nous disent les témoins de Marcel Reggui ? Que du soir au matin, à l’annonce de la visite du ministre de l’Intérieur, Adrien Tixier (qui n’aura lieu que le 26 juin), « on empilait dans les fours à chaux (des minoteries Lavie, à Héliopolis, près de Guelma) les corps (déterrés) des fusillés… Pendant dix jours, on brûla sans discontinuer. L’odeur à la ronde était insupportable. Il suffit d’interroger les habitants de l’endroit. C’est pour cette raison que nous n’avons jamais pu retrouver les corps de ma sœur et de mon frère cadet… » (p. 128).
Marcel Reggui, décédé en 1996, se voyait comme « le dernier témoignage de l’assimilation ». Au moins n’aura-t-il pas eu à souffrir de l’article 4 (finalement supprimé par Jacques Chirac) de la loi du 23 février 2005 et de son « rôle positif », lui pour qui « L’autre 8 mai 45 » avait définitivement « déchu la France coloniale de toute autorité morale ».
S. G.