Mercredi 28 avril 2021
Révolutionner le paradigme politique
La politique, puisqu’elle envahit notre quotidien et nous submerge surtout depuis que la société s’est réveillée pour refuser un 5e mandat d’un président mourant, nous travaille à même le corps. Il ne se passe pas une semaine sans qu’elle revienne comme un leitmotiv.
Les marches grandioses à travers le territoire nous indiquent clairement que la société est préoccupée par cette question qui était restée en sourdine depuis la décennie noire et la parenthèse de la présidence de Bouteflika. Le traumatisme de l’expérience démocratique qui allait mettre au pouvoir le FIS avait probablement refroidi l’activité politique.
Avec le mouvement Hirak, la société dans son ensemble se relie avec cette activité fondamentale. Le fait de sortir un vendredi ou pas, de dénoncer un travers, une injustice, on est dans le politique. Les acteurs politiques, surpris et timides au départ du mouvement, ont repris avec empressement leur travail dans l’espoir de se positionner sur l’échiquier. Si le peuple a bien exprimé son vœu le plus cher, abolir les privilèges et accéder à la citoyenneté, les politiques tentent tant bien que mal de faire converger les revendications populaires avec les orientations de leurs programmes politiques. Rachad, qui est la branche islamique de ce mouvement, se nourrit de l’exaspération populaire et de l’incurie du pouvoir pour proposer une solution à peine différente de celle du FIS en 1991.
Les démocrates, en rangs dispersés, tentent de se faire une place. Indisciplinés et n’ayant pas saisi l’urgence de la situation, chacun va en solo pour qui proposera le meilleur des systèmes, qui tentera de ramener le pouvoir à se réformer de l’intérieur, qui fera infléchir les islamistes à entrer dans le jeu politique et abandonner leur projet de système totalitaire.
A y regarder de plus près, le mouvement Hirak est dans une impasse. Coincée entre des positions sclérosées des acteurs politiques, la société civile dans sa majorité ne veut pas entrer dans leur jeu ; l’expérience précédente l’en dissuade. L’instinct de conservation semble prendre le dessus. Ayant emmagasinée le traumatisme de la décennie noire, la société civile, bien que poussée par les acteurs politiques résiste dans l’ensemble à l’appel.
Ce refus dénote la maturité de la société algérienne. Subtilement, il est possible d’en déceler un manque de clairvoyance et d’engagement massif. Ce refus, nous semble-t-il, est le symptôme que ce que la classe politique demande n’est pas satisfaisant. On retomberait dans les mêmes erreurs ; on concourrait aux élections, les islamistes reviendraient en force, tenteraient au départ leur gouvernance de quelques relâchements, de quelques autorisations puis, comme Erdogan en Turquie, débuteront les manigances, la dénonciation de complots jusqu’à embrigader et encercler la société, fait religieux aidant.
L’autre scénario, et c’est ce qui se profile devant nous, le pouvoir, finissant, va encore une fois préparer des élections, une assemblée nationale à peu près représentative des courants politiques qui traversent la société mais sans réelle pouvoir sera mise en place. Et cela continuera un temps. Puisque la finalité du la classe dirigeante est son maintien au pouvoir quoi qu’il arrive.
Quant à la troisième hypothèse, celle demandée par la majorité du peuple algérien, elle ne peut advenir qu’à la condition d’opérer un changement de paradigme.
Les guerres intestines qui jalonnent l’épopée musulmane depuis la mort du prophète sont la traduction d’une lutte de pouvoir. Chaque dynastie, au nom du Bien et de l’application des préceptes divins mieux que l’autre, évinçant dans le sang celle qui la précède. Depuis les premiers compagnons de Mohammed (califat des Rachidoune (632-662) jusqu’à l’empire ottoman, passant par les Omeyades (661-750), les Abbassides, les Fatimides (909-1171), les Almohades, les Almoravides…etc., aucune dynastie n’échappa à cette implacable règle de versement du sang. Il n’y a eu aucune transition pacifique. Bien des émirs furent exécutés dans leur sommeil ou des califes assassinés alors qu’ils faisaient leur prière (Omar).
La lutte pour le pouvoir est la motivation première de tout acteur politique. Bien qu’ils se drapent de cette question de Bien et de Mal, les Islamistes algériens ne sont pas moins que des hommes et c’est leur intérêt qui prévaut en arrière-plan avant toute considération de faire régner la loi divine sur terre. Si les différents hommes et dirigeants illustres, pieux et versés dans la voie de l’Islam, ne purent y parvenir c’est qu’ils butèrent sur la nature de l’homme.
Cette nature a été comprise par les théoriciens politique de l’Occident comme donnée à respecter. Au sortir du Moyen Âge, on comprit assez vite que l’homme est un loup pour son semblable.
On ne peut qu’être séduit devant la beauté d’un système politique qui tente d’instaurer une République heureuse (Platon) ou les hommes se conduiraient en vertueux citoyens, ou la Cité de Dieu de Saint Augustin ou de notre prophète, laquelle pratiquerait la justice divine.
C’est au nom du Bien que ces cités eussent essayé de s’édifier. Les différentes guerres de religion en occident et les successions rapides des dynasties musulmanes traduisent cette instabilité politique dans le temps. Cet Etat de guerre permanente reflète ce désir impossible de mener et guider l’humanité (ou les administrés) vers le Bien et s’éloigner du Mal.
Les théoriciens politiques des lumières avaient compris qu’il fallait composer avec cette nature indomptable de l’homme et changèrent de paradigme. Désormais, la question n’est plus de vouloir instaurer une idée de Bien sur terre mais d’administrer les hommes et définir un cadre dans lequel ils peuvent cohabiter pacifiquement sans se piétiner, sans se jeter à la gorge les uns sur autres au moindre différend. On s’en éloigne dès lors de ce contexte de religion qui avait abouti à des massacres et exterminations. La conception du Bien diffère d’un individu à l’autre. Arriver à fédérer l’ensemble des citoyens d’une cité, en l’occurrence notre Algérie autour d’une idée de Bien est chose impossible.
Les disparités régionales et anthropologiques impriment et influent sur notre façon d’appréhender le monde, sur notre manière de l’habiter et de construire notre réalité. Les enfants d’une même fratrie n’appréhendent pas le mode de la même façon bien qu’ils soient soumis aux mêmes aléas et conditions de vie. Chaque être humain est unique et l’expérience qu’il en fait de la vie, personne d’autre ne peut la sentir exactement comme il la vit de l’intérieur.
Le paradigme qui mena la société occidentale à dépasser de loin la communauté musulmane dans tous les domaines est l’abandon du projet de sauver les âmes des hommes au profit de celui de les administrer et gérer leurs affaires terrestres. On abandonna l’idée de faire obéir les hommes aux lois divines. L’ingénierie politique se soucie des moyens de la stabilité de l’Etat.
C’est en dissociant le Politique de la Morale que l’Occident a connu l’essor que nous jalousons en sourdine et diabolisons en public comme produit de Satan. Gouverner n’est plus, pour l’Occident, de faire advenir le règne de Dieu sur terre.
Il est plutôt ce génie de faire cohabiter, coexister les membres d’une société. Ce tournant, la terre d’Islam l’attend avec ardeur. Combien de révoltes et de printemps arabes attendent ce moment, ce basculement de ce paradigme ?
Sans y parvenir, les réformateurs musulmans depuis Mohammed Abdou n’ont pas pu formuler clairement ce changement de peur de froisser les milieux religieux traditionnels. Réussir cette réforme, c’est accepter que les affaires terrestres ne soient gérées que par des lois terrestres. Donc abandonner l’Idée de Bien. Car, à nous méprendre ce qui motive l’homme à agir, ce sont ses passions et ses désirs et pas une idée de Bien à faire Advenir. Prendre les hommes pour ce qu’ils sont et non pour ce qu’ils devraient être. Nier ce que les hommes sont et tenter de les faire entrer dans un moule idéal, c’est buter et s’attendre à de sanglantes résistances comme celles qui ont jalonnées l’histoire humaine.
Par conséquent, il faut composer avec ce que l’homme est. S’acclimater à sa nature, sa spécificité. L’essor et le bonheur qui émanent des sociétés qui ont adopté ce modèle est un exemple sur lequel méditer. L’exemple de la santé économique de l’Allemagne fédérale nous en apprend tant.
Faire taire l’idée d’un Bien céleste c’est arriver à invalider le projet de l’islam politique. Cette neutralité de la morale (neutralité axiologique) est l’absence de référence et de hiérarchisation de l’idée de Bien dans les relations entre les hommes.
L’idée de Bien devient une idée privée. Alors les hommes ne se chamailleront plus sur leurs choix de vie : ils peuvent croire ou pas, pratiquer leur religion ou pas, danser s’ils le veulent ou pas…etc.
Ils peuvent faire ce qu’ils veulent dès l’instant qu’ils respectent la liberté d’autrui. La viabilité de ce paradigme ne peut pas aller sans celui de la liberté. La liberté qui se définit comme possibilité de faire ce que je veux dès l’instant que je ne piétine pas celle d’autrui.
La liberté est la capacité d’agir sans porter préjudice à autrui. Ma liberté s’arrête où commence celle d’autrui.
Changer de paradigme revient à admettre l’idée de liberté telle que nous venons de la définir, c’est accepter et donner au citoyen algérien la capacité de vivre son existence. L’article 4 de la déclaration des droits de l’homme résume alors cette entreprise
« La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui : ainsi, l’exercice des droits naturels de chaque homme n’a de bornes que celles qui assurent aux autres membres de la société la jouissance de ces mêmes droits. Ces bornes ne peuvent être déterminées que par la loi ».
La loi ne dira plus ce qui est Mal et ce qui est Bien mais elle s’efforcera de dire et de gérer le commerce qui se fait entre les hommes (commerce compris au sens d’échange, de négociation, vendre et acheter …etc.).
Faire coexister des individus aux choix de vie aussi différents, des individus dont les intérêts divergent et peuvent entrer en conflits présupposent un lieu d’échange : le marché. Nous marchandons tous, nos talents, notre temps pour un salaire en fin de mois, les services et bien de consommations. La société d’aujourd’hui n’est qu’un grand marché soumis à la loi de l’offre et de la demande.
Enfin, si les sociétés avancées ont laissé de côté les questions inhérentes au Bien et au Mal et ont cessé de croire en la possibilité de changer la nature de l’homme, c’est qu’elles voyaient leur salut dans la compréhension de l’homme et de ce qui le motive. L’ingénierie politique occidentale, en faisant de la liberté individuelle la colonne vertébrale de leur édifice, a pu atteindre une prospérité sans égal dans l’histoire de l’humanité. Elle a permis aux talents de s’exprimer, aux vocations de voir le jour ; elle a donné naissance à un essor dont est bénéficiaire l’humanité entière.
Il est possible pour nous de dépasser nos clivages, construire quelque chose de merveilleux dans ce pays qu’est le nôtre. Changeons de paradigme.