Je n’ai pas pu m’empêcher, après avoir lu et relu l’ultime article de feu Saïd Mekbel, d’essayer encore une fois de comprendre les véritables motifs ayant précipité sa mort, mais en vain, sauf peut-être que son âme qui continuerait inlassablement à persécuter ses bourreaux, ne parvienne un jour à faire délier les langues pour qu’enfin la vérité se ferait juge.
Dans ses appréhensions quasiment obsessionnelles de vouloir élucider le pourquoi et le comment du sort qui allait être le sien, Saïd Mekbel, cet intellectuel exceptionnel, témoin d’une période obscure où le destin d’un peuple se jouait fatidiquement à huis clos, n’avait pas conscience de son inconscient tant le sentiment très fort qu’il nourrissait pour démystifier l’imprévisible était nettement plus imprégnant.
Journaliste courageux et chroniqueur averti, il ne cessait de questionner les contours assez flous d’un quotidien plutôt incertain en usant de son verbe, parfois tranché mais toujours sincère, dont lui seul, avait cette particularité de savoir dire les choses crues.
En guise de pensée à ce saltimbanque de la plume, je me revois projeté dans le contexte souvent délétère de cette époque, baignant dans un climat de tension et de violence inouïes que subissait dans sa chair le petit peuple et particulièrement certains journalistes et intellectuels d’un autre bord, qui refusaient de se plier au diktat des forces occultes. .
Du haut de son piédestal, il nous fait découvrir un visage angélique, que cadre admirablement son fameux sourire, un peu goguenard, mais bon enfant sous un regard à la fois soupçonneux et inquisiteur.
Et ce sont en effet ces traits de caractère qui lui ont prévalu le statut de victime potentiellement désignée à compléter la très longue liste des Djillali Liabes, Laâdi Flici, Tahar Djaout, Smail Yefsah, Mustapha Bacha, Rachid Tigziri, Djamila Djahnine, Abdelkader Alloula, Matoub Lounes, Cheb Hasni et tant d’autres victimes civiles que militaires sacrifiées au nom de je ne sais quoi.
Son personnage est resté imperturbable et parfaitement lucide malgré le danger qu’il encourait. Troublé jusqu’au plus profond de lui-même, il n’avait d’autre choix que de rester là, ne pas fuir surtout, lui qui avait la possibilité de quitter le pays à l’instar de certains de ses confrères.
En tant que directeur de rédaction du journal, il continuait néanmoins à vaquer à ses obligations professionnelles comme à son accoutumée, afin pensait-il que Le Matin puisse continuer à paraître pour informer ses fidèles lecteurs, sachant qu’à tout moment son destin allait basculer, à la sortie de chez-lui, au bureau ou le long des trajets devait-il souligner.
Ce qui est intrigant dans son cas est sa très forte personnalité à demeurer dans la constance et à ne reculer devant aucun obstacle quel qu’il soit.
Cette particularité psycho-mentale propre à certains personnages importants ayant marqué l’histoire contemporaine, lui permet d’ignorer la nature véritable du danger.
« C’est quand même terrible de consacrer une partie de son temps à penser à sa survie et à échapper aux tueurs » devait-il conclure.
Seul devant sa solitude face à un ennemi omnipotent ayant la capacité de surgir de nulle part, pour lui loger une balle dans le crâne, il n’arrêtait pas d’imaginer des scénarios catastrophes pour tenter un tant soit peu de se donner l’impression de ne pas repousser à plus tard, la macabre échéance qui lui est destinée.
Vous remarquerez tout au long de l’article, l’utilisation du verbe tuer en lieu et place d’assassiner, car disait-il, c’est une meilleure façon pour lui de « mourir vite (…) »
Dans une lutte sans merci qu’il savait perdue d’avance, il n’arrêtait pas de dénoncer les irrégularités et le laisser aller d’un pouvoir qu’il soupçonnait de plein de choses et même de connivence avec ce qu’il est advenu d’appeler les groupes islamiques armées (Les GIA).
Derrière ce climat malsain, marqué par une violence extrême, se préparaient d’ores déjà les prémices d’un retour à la case départ, celle d’avant le 5 octobre 1988.
Pour rappel, cette date fatidique avait poussé des milliers de jeunes notamment à Alger à revendiquer un nouvel ordre économique et social.
Le pouvoir de l’époque, qui a pris conscience des enjeux d’une telle aventure, avait simulé une forme de démocratie de façade, mais qui a vite pris fin au lendemain de l’arrêt du processus électoral de 1991.
Tout cela, Saïd Mekbel le savait puisqu’il n’a pas hésité à faire bien des révélations à Monica Bergmann lors de l’entrevue qu’il lui avait accordée une année avant de connaître le sort qui devait être le sien.
La conclusion de son dernier manuscrit publié à titre posthume par le journal Le Matin, nous convie à méditer sur la nature saisissante de ses doutes formulées en des questionnements qu’il ne s’était pas empêché de poser à ce moment-là : « Qui tue ? Pourquoi on tue ? Comment on tue ? Quand on tue ? »
Et ce fût le 3 décembre 1994 dans un restaurant pas loin du siège du journal Le Matin à Hussein-dey, qu’il connût enfin sa véritable paix… éternelle.
À dieu, vaillant homme !
R.Dj.
Source : « Qui tue ? Pourquoi on tue ? Comment on tue ? Quand on tue ? », article de Saïd Mekbel.