27.9 C
Alger
dimanche 15 juin 2025
AccueilCulturesSétif, la fosse commune : quand l’histoire sort enfin de sa tombe

Sétif, la fosse commune : quand l’histoire sort enfin de sa tombe

Date :

Dans la même catégorie

Mohamed Iguerbouchène : entre deux mondes, une œuvre, une époque effacée

Mohamed Iguerbouchène est né le 13 novembre 1907 dans...

Ali Ideflawen : les routes qu’on n’oublie pas

Il est apparu sur scène comme un souffle venu...

Baccalauréat 2025 : fin des coupures d’internet, une décision salutaire ! 

Pour la première fois depuis près d’une décennie, les...

La guerre israélo-iranienne s’intensifie

Au troisième jour du conflit entre Israël et l'Iran, Tel-Aviv...

Un avant et un après l’UNOC 3 ?

Si la conférence sur les océans, tenue à Nice...
spot_imgspot_img
- Advertisement -

On reconnaît les livres nécessaires à la brûlure qu’ils laissent en refermant la dernière page. Sétif, la fosse commune, de Kamel Benaiche, fait partie de ces ouvrages qui ne se contentent pas de raconter l’histoire — ils la relèvent, l’essuient, l’habillent à nouveau de noms, de visages, de douleurs concrètes. On croyait tout savoir du 8 mai 1945 ? Ce livre nous apprend à désapprendre. Il nous contraint à écouter ceux qu’on n’avait jamais entendus, parce qu’ils avaient été enterrés sans sépulture, et que le silence avait fait le reste.

Kamel Benaiche n’est pas un historien de profession, mais il agit avec une rigueur d’archiviste, une patience d’enquêteur, et surtout une obstination de citoyen fidèle à sa mémoire. Il fouille les marges, recolle les fragments, questionne les récits figés. Il rend à la mémoire populaire ce que les récits d’État — en France surtout, et parfois par négligence chez nous — ont laissé dans l’ombre. Et s’il signe ici un ouvrage, c’est aussi — on le comprend vite — un acte de fidélité. Fidélité aux morts. Fidélité à une vérité qui ne veut plus attendre.

Préfacé par l’historien Gilles Manceron, et publié en avril 2025 aux éditions El Watan El Youm, ce livre de 408 pages n’a rien d’un simple document commémoratif. Il se lit comme un acte de mémoire debout, une parole têtue face aux silences persistants, une accusation rigoureuse contre le système colonial français, et une invitation — sans tapage mais sans détour — à rouvrir collectivement les yeux sur ce que fut réellement le 8 mai 1945.

Donner un nom aux morts, une forme à l’oubli

Derrière le titre sobre Sétif, la fosse commune, se déploie une œuvre dense, exigeante, et méthodique. Kamel Benaiche y consacre vingt ans de sa vie. Vingt années de recoupements, de visites sur les lieux du massacre, d’archives administratives exhumées, de témoignages rares, parfois confiés du bout des lèvres par des survivants trop longtemps réduits au silence. L’auteur n’écrit pas l’histoire des manuels — il écrit celle qui n’a jamais été enseignée.

Le 8 mai 1945, alors que l’Europe célèbre la victoire sur le nazisme, à Sétif, des milliers d’Algériens défilent dans les rues, brandissant des pancartes appelant à l’indépendance. Ils réclament la reconnaissance de leurs droits, après avoir versé leur sang dans les deux guerres mondiales. Mais le cortège tourne court. Des heurts éclatent. Des Européens sont tués. La répression est immédiate, disproportionnée, et méthodique. Pendant des semaines, des douars entiers sont rasés. Des civils sont exécutés. Des corps disparaissent. Des villages entiers sont bombardés. Un carnage qu’on ne nommera jamais comme tel.

Le livre documente une répression systémique, planifiée, pilotée depuis les plus hauts sommets militaires français. On y retrouve les noms du général Raymond Duval, du commandant Henry Martin, du préfet Louis Heller, et du sous-préfet de Sétif Carbonnel. Les ordres sont clairs : frapper fort, frapper vite, frapper large.

Benaiche restitue la géographie de la terreur : Kherrata, El Eulma, Bougaâ, Amoucha, Tizi n’Bechar, Aïn Roua, Bouandas, jusqu’aux confins de Melbou et Ziama Mansouriah. Il cite les rapports militaires, les registres de gendarmerie, les notes diplomatiques — dont un document accablant signé du consul britannique John Maclean, qui décrit « la destruction impitoyable de villages » et un usage indiscriminé de la force.

Mais ce que fait surtout Kamel Benaiche, c’est donner un nom aux morts. Là où les récits coloniaux parlaient « d’émeutiers tués » ou « d’éléments agitateurs », il parle d’Ahmed, de Fatma, d’Abdelkader. Des femmes, des enfants, des vieillards. Des paysans, des étudiants, des postiers. Tous réduits au silence par la violence… puis par l’Histoire.

Le livre est structuré avec une clarté clinique : les cinq premiers chapitres posent le contexte (colonisation, manipulation, préméditation). Suit une série de portraits de lieux — chaque localité devient un tombeau raconté. Puis viennent les chapitres les plus poignants : les suppliciés oubliés, les étudiants exclus, les 17 proscrits du collège, et Ferhat Abbas, désigné bouc émissaire par un système qui refusait toute voix réformiste.

Dans les derniers chapitres, l’auteur aborde le rôle de la presse coloniale, les légendes forgées de toutes pièces (comme l’affaire du postier amputé Albert Denier, utilisée dans Paris Match pour justifier la répression), et les rapports Carvell et Arber, qui confirment, côté britannique, la nature criminelle des événements.

Ce que l’Histoire a tu, ce que le livre réveille

La question n’est plus seulement de savoir ce qui s’est passé. Elle est de comprendre pourquoi on ne l’a pas raconté. Ou trop tard. Ou mal. Ou à demi-mot.

Kamel Benaiche, lui, ne raconte pas à demi-mot. Il nomme, il situe, il accuse, documents à l’appui. Mais il le fait sans fracas. Sans posture. C’est précisément ce qui rend son livre dérangeant pour certains, salutaire pour d’autres.

Depuis sa parution, Sétif, la fosse commune a connu un accueil discret. Peut-être trop discret. En Algérie, quelques critiques avisées ont salué le travail. Mais le cœur de l’État algérien reste, pour l’instant, muet. Pas d’écho officiel. Pas de prise de parole publique. Pas encore. Et c’est là où la modération de l’auteur appelle — tranquillement mais clairement — une réaction digne. Non pas un emballement médiatique, non. Mais une lecture officielle. Une reconnaissance. Un usage. Que ce livre serve.

En France, le silence est plus lourd. Plus dense. Plus organisé. Les grandes rédactions n’en parlent pas. Les historiens médiatisés préfèrent s’en tenir à la version diplomatiquement digeste : « des excès regrettables », « une époque troublée », « des responsabilités partagées ». Rien sur les villages rasés. Rien sur les corps jetés à la fosse. Rien sur les noms retrouvés par Benaiche à force de marcher, d’écouter, de noter.

Le livre dérange, car il montre que les responsables avaient des noms, des signatures, des télégrammes envoyés, des ordres donnés. Et que l’impunité fut totale.

Le silence est une seconde mort

Dans un des passages les plus forts, l’auteur revient sur les corps sans nom. Ces « ombres sans sépulture », comme il les appelle. Ces hommes, ces enfants, ces femmes disparues, pour qui il n’y a jamais eu de deuil public. Il faut lire ces pages. Les lire pour comprendre ce que signifie vraiment « effacer un peuple ». Ce n’est pas seulement le tuer. C’est l’empêcher d’être pleuré.

L’histoire des vaincus, en France, n’a jamais eu droit à une reconnaissance digne. On parade à propos du 17 octobre 1961, on évite soigneusement le 8 mai 1945. Trop tôt ? Trop douloureux ? Trop évident, peut-être.

Et c’est là que le livre frappe fort. Il ne demande pas réparation. Il demande restitution. Il ne réclame pas des statues, mais des pages dans les manuels. Il ne veut pas de discours à la tribune, mais le droit pour les enfants de Sétif de savoir ce qu’on a fait à leurs grands-parents.

Gaza : une impunité différente, un silence comparable

Dans l’un de ses chapitres, Kamel Benaiche convoque Gaza. Non pas pour tracer un parallèle historique forcé — il s’en garde bien — mais pour souligner un fait glaçant : malgré la brutalité des opérations, malgré les corps sous les décombres, le massacre de Gaza est visible. Il s’écrit en temps réel. Il circule, il dérange, il provoque des réactions, même limitées.

Sétif, en 1945, c’est autre chose. Un massacre à huis clos. Pas de caméras. Pas d’envoyés spéciaux. Pas de réseaux sociaux. Pas d’indignation immédiate. « Pendant quatre-vingts ans, écrit Benaiche, les indigènes n’étaient que des ombres sans nom. » Le système colonial leur a volé leur sépulture… et leur récit.

La comparaison n’a donc rien d’automatique. Elle repose sur une réalité profonde : l’impunité peut exister sous les projecteurs, comme à Gaza, mais aussi dans l’obscurité la plus totale, comme à Sétif. Ce que le livre rappelle, c’est que le silence n’est pas seulement l’absence de mots. C’est une stratégie. Une arme.

Un livre nécessaire, mais surtout utile

Sétif, la fosse commune n’est pas un monument. Il est un outil. Il sert à creuser. À nommer. À transmettre. Il est là pour que les jeunes lisent ce que leurs aînés n’ont jamais pu dire. Pour que les témoins ne partent plus seuls, avec leurs récits dans la gorge.

Et pour que l’État français arrête de jouer à l’amnésique. Qu’il dise enfin ce que les archives savent déjà. Que cette histoire ne relève pas d’un « moment tragique » ou d’un « contexte tendu ». Mais d’un crime politique, organisé, signé.

Ce que fait Kamel Benaiche, c’est aussi nous rappeler que l’histoire ne se résume pas à des dates. Mais à des corps. À des voix. À des lieux. Et que dans chaque lieu, un jour, quelqu’un a dit : je me souviens.

Avec ce livre, nous n’avons plus d’excuse pour oublier. Nous n’avons plus le droit de prétendre ne pas savoir. La fosse est ouverte. Les pages sont là. Et cette fois, le silence ne gagnera pas.

Toufik Hedna

Sétif, la fosse commune – Massacres du 8 mai 1945 de Kamel Benaiche, publié aux éditions El Watan El Youm (avril 2025, 408 pages), sera prochainement édité en France.

Dans la même catégorie

Mohamed Iguerbouchène : entre deux mondes, une œuvre, une époque effacée

Mohamed Iguerbouchène est né le 13 novembre 1907 dans...

Ali Ideflawen : les routes qu’on n’oublie pas

Il est apparu sur scène comme un souffle venu...

Baccalauréat 2025 : fin des coupures d’internet, une décision salutaire ! 

Pour la première fois depuis près d’une décennie, les...

La guerre israélo-iranienne s’intensifie

Au troisième jour du conflit entre Israël et l'Iran, Tel-Aviv...

Un avant et un après l’UNOC 3 ?

Si la conférence sur les océans, tenue à Nice...

Dernières actualités

spot_img

1 COMMENTAIRE

LAISSEZ UN COMMENTAIRE

S'il vous plaît entrez votre commentaire!
S'il vous plaît entrez votre nom ici