29 mars 2024
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Sortir de la crise de façon durable : est-ce possible ? 

DECRYPTAGE

Sortir de la crise de façon durable : est-ce possible ? 

« Les polémiques sont inutiles, être par avance d’un côté ou de l`autre est une erreur… Le dialogue doit être une investigation et peu importe que la vérité sorte de la bouche de l’un ou de l’autre…L’important est de parvenir à une conclusion, qu’elle vienne de tel ou tel côté de la table, de telle bouche ou de tel nom, importe peu » Jorge Luis Borges. 

L’Algérie traverse une crise profonde et multidimensionnelle. Cette crise dure depuis au moins 62 ;  aucune des différentes équipes gouvernantes qui se sont succédées depuis l’indépendance n’a réussi à juguler la crise qui s’est bien au contraire aggravée . Pour comprendre ce fiasco, plusieurs explications ont été proposées : Certaines  ont porté sur des facteurs   économiques ,  mettant en évidence le modèle économique de développement choisi,  d’autres ont mis en évidence des facteurs sociologiques, voire psychologiques, privilégiant les difficultés de la société et ses composantes à trouver les valeurs collectives qui auraient favorisé l’harmonie sociale et la construction nationale, d’autres enfin ont insisté sur les facteurs historiques mettant en relief les séquelles du colonialisme  qui aurait provoqué l’appauvrissement du pays. Enfin, une autre explication porte sur le facteur religieux et culturel : L’islam, religion d’Etat, ne favorise pas le dynamisme entrepreneurial bien au contraire  il contribue à l’immobilisme  socio-économique.   

Toutes ces explications méritent d’être approfondies et chacune est porteuse d’une parcelle de vérité sur les nombreux maux  qui affectent la société. 

Il y a une dimension qui, bien que simple en apparence, n’a fait l’objet que de peu d’attention . Or, à mon avis c’est l’une des explications potentielles pour comprendre la situation et trouver des voies de sortie de crise et peut être de sauver notre faible prédisposition à nous transformer en communauté, à vivre et agir ensemble. C’est le dialogue. C’est le déficit, voire le handicap majeur qui frappe les algériens et leurs gouvernants. 

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C’est cette dimension que je souhaiterais proposer comme une autre explication possible  de l’impasse actuelle dans laquelle se trouve le pays. Comme l’affirme Borges dans la citation ci-dessus, peu importe d’où vient la vérité, à supposer que quelqu’un la détiendrait. Être par avance du côté de Messali ou du côté opposé, du côté de Ferhat ou l’opposé importe-t-il ? Et pourquoi ? Qui pourrait prétendre être dans le droit chemin ? Être dans le camp du bien et pouvoir ainsi exterminer ceux qui seraient  dans le camp du mal. C’était la guerre du Golfe et la position de Bush avec les conséquences que l’on connaît . C’est cet état d’esprit, ce manichéisme qui, à mon avis a conduit le pays dans l ’impasse dans laquelle il se trouve. Au prix très lourd, car des crimes atroces ont été commis au nom de cette prétendue vérité qui n’est autre qu’une idéologie dégradée. Comme celle de l`unité nationale, fonds de commerce et instrument qui a justifie bien des crimes. 

 Après avoir donc pratiqué les positions dogmatiques inspirées de différentes idéologies politiques ou religieuses avec leur lot de destructions, de souffrances ,  de crimes, d’exclusions, une guerre civile et surtout, une  impasse totale , il est temps, HIGH TIME comme disent les anglais, que cesse ce processus mortifère et que s’exprime une autre voix, celle de la sagesse pour que s’ouvre une autre voie,  celle de la construction . Cette voie est celle du dialogue que je me propose de partager. 

Quel dialogue et pourquoi faire ? 

Je ne veux pas parler de ce dialogue creux qui est en fait un ensemble de monologues, souvent à tendance totalitaire et agressif. Je veux parler de ce dialogue que nous a légué la Grèce antique, cette Grèce  qui nous a tout légué  y compris les moyens institutionnels qui nous auraient éviter l’effondrement.  Ce dialogue authentique a été érigé au panthéon de l’humanité par Socrate. Ce dialogue, comme tout le reste, a été inventé par les grecs. Socrate en est mort.  La ciguë ne l’a pas empêché d’aller à son dernier dialogue. Il n’aura ainsi  rien cédé de ses valeurs et convictions malgré les pressions de ses bourreaux. 

Je veux parler du dialogue et des réflexions philosophiques développés de VIII au III -ème siècle avant notre ère par les Upanishads ; des textes qui  s’inscrivent dans la continuité et l’approfondissement des textes védiques qui ont vu le jour vers 2000 av. JC . Les védas constituent les textes sacrés de l’Inde. Les plus grands philosophes tels Schopenhauer, Nietzsche, Goethe et bien d`autres, admettent que ces textes sont l’essence même de la connaissance à laquelle était arrivée l’humanité. ( Veda signifiant savoir, connaissance développés et transmis oralement par les rishis, les sages). 

Ces textes, au cœur de l’hindouisme, contemporains, voire précédant les Grecs, ont exploré toutes les questions fondamentales  que l’être humain pouvait se poser. La plus importante de toutes étant la fameuse : Qui suis-je ?  N’est-ce pas la question clé aujourd’hui ? En effet, qui suis pour donner des leçons ? Pour stigmatiser, exclure une autre opinion que la sienne ? Qui suis-je pour m’ériger en détenteur de la vérité ? A supposer qu’elle existe. 

Pour les Grecs, avant de proclamer une vérité, encore faut-il écouter celle de l’autre ? La démarche privilégiée pour y arriver était le dialogue. Les Upanishads partagent avec la Grèce , surtout socratique, ce souci du dialogue indispensable pour construire la vérité. Et le vivre-ensemble.

 Pour Carl Jaspers, l’émergence de cette question est « l’avancée fondamentale pour l’humanité ». Pour les Upanishads, cette question est la source où elles puisent pour sonder les profondeurs de la conscience de soi. Qui suis-je ? Quelles connaissances j’ai de moi-même, des autres et du monde ? Y a-t-il en moi une présence stable et durable ? Ne suis-je qu’un vivant voué à la douloureuse alternance des contraires et à la mort,  ou suis-je animé de quelque chose qui me survive ? Les upanishads vont plus loin que l’axiome Socratique qui veut que le sage soit plus avancé parce qu’il « sait qu’il ne sait rien ».

Cette démarche des upanishads commence par entamer la conscience que l’individu a de lui-même. Lui permet d’accéder à son ignorance, dans le but d’un dévoilement salutaire, non pour détruire mais pour construire la connaissance de soi. Voici un très court extrait remarquable qui illustre le propos : Un père  envoie son fils faire son éducation des védas, la quintessence du savoir,  chez les meilleurs Brahmanes, détenteurs de  ce savoir supérieur, celui de la sagesse. Après 12 ans d’études, le fils revient, fier d’avoir atteint le sommet de la connaissance. Du moins, il en était convaincu.

Au lieu d’être célébré par feu d’artifice et autres sacrifices, l’enfant est accueilli plutôt fraîchement :  Son père, après l’avoir attentivement écouté,  lui démontre par un dialogue approfondi, que ce qu’il a appris, est loin de l’essentiel. A la demande de son fils, un dialogue s’engage et va éclairer et illuminer  ce chemin complexe de la recherche de la vérité. Il va permettre un enseignement sur cette conscience profonde qui est la présence de l’être, Atman et Brahman, l’être Absolu,  au cœur de l’humain : (Yse : les Maîtres des Upanishads, sagesse, 2014). 

« Les rivières, mon ami, coulent, celles de l’orient vers l’Est et celles de l’Ouest vers le couchant. Sorties de l’Océan, elles y retournent. Elles ne se souviennent pas d’être telle ou telle rivière. De même, en vérité, toutes les créatures, quoique sorties de l’Etre, ne savent pas qu’elles sortent de l’Etre. Toutes, tigre ou lion, loup ou sanglier, ver ou papillon, mouche ou moustique, elle gardent leur individualité. Quant à l’essence subtile, c’est par elle que tout est animé : C’est l’unique réalité, c’est l’Atman ; et toi-même, mon fils, tu es cela (Tat Tvam Asi). …..(Cité dans Yse op ci). 

Seigneur, Instruisez moi encore ? Demanda le fils. Comme s’il réalisa qu’il ne connaissait pas grand-chose en exprimant  sa volonté d’aller au-delà. 12 ans d’études,  même chez les meilleurs enseignants,  ne l’ont pas vraiment  sorti de l’ignorance.  C’est ainsi que les upanishads vont approfondir la connaissance de soi par un dialogue et des questionnements sans fin. Car l’ignorance est infinie. Contrairement au savoir détenu par un être dérisoire, limité. 

« Le vieux monde en déclin, se meurt, le nouveau ( empêché) tarde à apparaître et dans le clair-obscur surgissent les monstres ». Gramsci attirait l’attention sur les risques de s’enfoncer dans l’ignorance en ignorant cette parcelle de vérité qui émerge. Cet aveuglement favorise le retour de l’obscurantisme, l`intolérance, des monstres et bien sûr la chasse aux sorcières. Hélas c’est le spectacle que nous offre le climat toxique qui règne en Algérie. 

Pour Les philosophes Grecs, qui n’ignoraient pas les Upanishads,  le dialogue était la valeur sûre, la dimension majeure et le bien le plus précieux de l’être humain. C’est ce dialogue qui a permis à la Grèce de tout concevoir dans tous les domaines : de la science jusqu’à la philosophie, la sagesse, l`éthique en passant par le politique, la démocratie. 

Or l’humanité,  et tout particulièrement les pays sous-développés comme l’Algérie, est en train de  sombrer dans la décadence comme le montrent les conflits et les guerres, l’intolérance,   les exclusions, l’esclavagisme  et les méthodes de plus en plus répressives pour mettre la société sous contrôle sous le prétexte de traiter les nombreux conflits sociaux, comme celui des gilets jaunes en France ou mouvement populaire en Algérie ou faire face au virus.

Les monothéismes, qui ont accompagné comme partenaires ou alliés  les différentes dictatures (empires, monarchies et khalifat)  ont accéléré ce déclin en aidant les pouvoirs en place à éloigner toute voix discordante. Tout esprit libre. Et, bien évidemment, tout espoir de voir émerger une autre civilisation, celle qu’appellent de leurs vœux les citoyens, partout dans le monde.

C’est cette lutte entre deux mondes qui se déroule sous nos yeux,  que nous vivons aujourd’hui, en souhaitant que ne surgissent pas des monstres comme en 14/18, 39/45 et plus récemment avec la barbarie de Daech. Comme le craignait Gramsci. Comme nous le craignons. D’autant que le siècle des lumières et les valeurs humaines dont il était porteur sont de plus en plus contestées.

L’obscurantisme et l’ignorance s’installent sans que les voix de sagesse qui émergent un peu partout dans le monde, ne soient audibles et considérées. Bien au contraire, elles sont écartées, exclues et réduites au silence. La crise sanitaire a été une nouvelle illustration de cette volonté d’empêcher l’expression de toute idée, toute opinion qui ne s’aligne pas sur la position et la pensée dominante du moment. Encore une fois la tendance totalitaire,  continue à imposer « sa vérité », en usant  et abusant des moyens sophistiqués dont elle dispose. Tout cela confirme l’actualité de la citation Gramsci. Seul le dialogue permettra de faire évoluer ce processus vers un monde réconcilié avec les traditions grecque et indienne. Réconcilié avec lui-même. 

Comment  est on arrivé là ? 

Or, pour que ce dialogue puisse (re) émerger, encore faut-il que soit reconnu comme élément intangible le doute. En tout. 

Le point de départ du vrai dialogue est la reconnaissance que le doute et l’incertitude sont  le bien le plus précieux de l’humain : En effet, que connaissons nous des choses humaines, sur la science, la nature, sur l’existence ? Que connaissons-nous de nous-mêmes malgré les progrès prodigieux accomplis dans tous les domaines . Mais a-t-on acquis la certitude de pouvoir tout expliquer et tout contrôler ? La réalité est tout autre : notre ignorance reste abyssale dans tous les domaines comme vient de l’illustrer la tragédie du Covid. Ce virus  a mis a genou la planète entière et rendu ignorants les plus réputés des experts : Incapables d’anticiper l’avènement de ce virus, pourtant pas si nouveau, la plupart des spécialistes et chercheurs ont été démunis pour expliquer l’origine du virus, sa façon de  se répandre et bien évidemment comment le traiter. Entre les experts, c ’était plutôt la cacophonie pour cacher une ignorance difficile à admettre, car elle questionne l’ego et le complexe de supériorité qui continue à prévaloir. La recherche du profit et la science pour la science, en lieu et place de la recherche, forcément humble,  de la vérité,  a prévalu. 

La recherche scientifique doit produire des résultats que dictent les groupes industriels et non pour répondre à la société. 

Il ne reste plus de la Grèce que la rhétorique et les discours déconnectés de la réalité. L’occident et les nouveaux experts, vont exceller  dans les discours pompeux sur la Grèce antique , tout en s’éloignant de ses pratiques. Que vaut un savoir aussi important soit-il, s’il n’est traduit dans et par un vécu, une expérience qui donne du sens et de la consistance aux discours ? Que vaut un discours sur la philosophie, sur l’éthique si celle-ci  ne se traduit pas dans les comportements ? L’occident, qui a imposé son modèle à la planète, a fragmenté la connaissance grecque. Seule la logique et la raison était retenue, puis simplifiée et transformée en vérité absolue. Toute la dimension intuitive, celle des mythes et de l`imagination étaient écartée, qualifiée au mieux d’irrationnel. La mort de Socrate annonça la mort de sa méthode, celle du dialogue. 

Tout connaître et tout contrôler, tels sont les leitmotivs aujourd`hui. Les crises économiques, sociales et sanitaires qui ont jalonné l’histoire des  sociétés ne semblent pas avoir ébranlé les certitudes qui n’ont fait que se renforcer. Le virus a , en effet,  montré comment les controverses entre experts, d’un côté, entre experts et politiques de l’autre, ont été traitées plus de manière autoritaire que par un dialogue qui aurait très probablement contribué non seulement à plus de sérénité mais aussi à traiter de façon plus efficace ce virus. Le dialogue était absent. Toute opinion divergente a été exclue ou ostracisée.

Comme on a pu le constater dans le monde et surtout en France ou des scientifiques, y compris un prix Nobel (le professeur Luc Montagnier), ont fait l’objet de stigmatisation et réduits au silence. Juste pour avoir exprimé une opinion n’allant pas dans le sens de la pensée dominante. On s’est éloigné encore un peu plus de la philosophie et la sagesse des Grecs. Le regretté Pierre Hadot a mis en évidence cet éloignement de l`occident de la philosophie grecque.(1)

L’Occident, en apparence seulement,  ne va retenir qu’une dimension de la démarche grecque, plus accessible à la pensée « rationnelle », celle d’Aristote ; Le modèle occidental n’accepte par la complexité. Ni le doute comme l`enseignait Socrate. Tout doit être simplifié selon une démarche dite rationnelle, analytique , manichéenne et  réductrice. 

Après avoir fragmenté la société et la pensée, le modèle occidental, devenu dominant, fragmente l’humain,  et le réduit à sa dimension matérielle, technique. Seul le bonheur matériel compte. Le progrès matériel est la dimension clé, voire unique, du développement et de la civilisation. Être civilisé et moderne, c’est atteindre ce niveau de développement matériel. Celui-ci est devenu la référence, le critère d`évaluation des cultures et des sociétés.  De moins en moins d’espace est laissé au doute, aux contradictions, pourtant nécessaire à l’évolution de l’esprit scientifique. 

Or le point de départ de la civilisation humaine, et tout particulièrement la civilisation grecque et védique est le désaccord et la diversité des opinions et des positions. Cette reconnaissance a permis d’évoluer, de s’améliorer et passer de la barbarie à la civilisation : Nul besoin de  s’entre-tuer, d’agresser et se faire la guerre pour traiter les désaccords. 

C`est par ce dialogue que la Grèce allait se développer pour devenir le cœur de l`humanité et du savoir. C’est en Grèce que les hommes ont commencé à penser. Et douter. 

Les Upanishads et la civilisation védique : cœur de la connaissance

On retrouve, comme on l’a déjà mentionné, cette conception et ses valeurs en Asie et particulièrement en Inde. Le développement des védas et surtout les Upanishads a permis à la réflexion philosophique d’atteindre les niveaux les plus élevés jamais atteints par l’humain. 

Les védas, ( connaissance, savoir) constituent les textes sacrés de l’Inde et de l`hindouisme. Ils sont élaborés,  à la suite d’une révélation dont l’auteur n’est pas connu ; ils sont  transmis par les rishis ( les sages). D’abord traitant des rites sacrificiels, les textes vont évoluer progressivement , de 1800 av JC avant 800 av J-C pour atteindre, vers 300 av JC , l’apothéose de la réflexion philosophique. Ce processus se termine donc par les Upanishads, appelés aussi Vedanta, c`est-à-dire la fin des védas . Upanishads, signifiant « s’asseoir à côté de auprès de » pour entamer le dialogue. Entre maître et disciples, et que bouddha allait élargir à des groupes plus larges. 

Grâce à la pratique du dialogue, la pensée humaine s’élève vers des sommets pour enfanter une sagesse libératrice ». Les enseignements des Upanishads se sont épanouis après des siècles de réflexion védique, entre le VIII et III e siècle. Au même moment où s’épanouissent les doctrines de  Bouddha, Lao Zi, Confucius, Héraclite, Socrate, Platon. 

Le dialogue devint le nouveau modèle de construction et de transmission des connaissances. Le dialogue devient le lieu de dévoilement progressif grâce aux questionnements de la vérité qui surgit de l’être profond. Et de cette interaction continue. Voici quelques exemples qui montrent comment le dialogue peut transformer la conscience profonde de l’individu et le rendre disponible pour accéder au niveau le plus élevé de la connaissance. Et à  l’Autre. 

Dans la Bhagavad Gita, texte sacré de l’hindouisme, un joyau de l’humanité, c’est le dialogue entre des  princes sous la menace imminente d’une guerre fratricide que Krishna, avatar du dieu Vishnou, intervient en humain et supervise pour aider à cette prise de conscience. Ainsi,  Arjuna, un des prince,  est gagné par le doute et refuse, malgré son devoir de guerrier, de tuer des membres de sa famille engagés avec la partie adverse. Krishna entame ce dialogue  avec lui sur le devoir et la voie à suivre. Ce dialogue, sacralisé dans la Bhagavad Gita, le chant du seigneur, constitue le sommet de la réflexion philosophique sur le Dharma, karma, le lien à  la divinité. Bien qu’avatâr de dieu, Krishna n’impose aucune solution ni décision ; c’est Arjuna  lui-même qui doit arriver par lui-même a la conscience suprême de soi. Et prendre lui-même la décision en cohérence avec le dharma, son devoir sacré. C ’est ce dialogue authentique qui va permettre la construction de la décision. 

L’autre exemple est extrait de l’expérience de Bouddha. C’est vers les  3 et 4 -ème siècle avant  l’ère chrétienne, , bouddha, produit des Upanishad,  dut tout abandonner ( le royaume et ses privilèges,) et se rendre ainsi disponible pour recevoir la connaissance. La vérité sur l’humain : Fils et héritier potentiel d’un roi, Gautama vivait dans le luxe royal : Il avait tout matériellement ;  il a reçu toutes les connaissances nécessaires pour accéder aux fonctions qu’il devait occuper au moment de succéder à son père. Et gouverner le royaume. 

Curieux et rebelle, il voulait savoir ce qui se passait derrière les murs du palais. A l`extérieur. Chaque soir, avec la complicité des gardiens, discrètement, il quittait sa résidence dorée , le palace,  pour allait observer et écouter la vie qui grouillait . Il sortait en fin de soirée et revenait à l’aube pour que son père ne s’aperçoive de rien. Il découvrait une autre réalité. Très différente de celle qui lui a été enseignée, par son père et ses précepteurs.  Il découvrait des gens pauvres, vivant dans le dénuement. Il découvrait les souffrances des gens qui luttaient pour survivre. C`est le début de la prise de conscience. Il décida ainsi de tout quitter. Il prit le chemin de la connaissance. Il allait à la rencontre des gens. Il allait expérimenter, vivre la réalité. Et se faire une idée par lui-même. 

Pour améliorer sa connaissance, comprendre les souffrances et leur apporter une réponse, Bouddha devait se libérer des connaissances limitées et déconnectées de la réalité. Il fallait accéder à son ignorance. Se détacher et se libérer de tout ce qui pouvait entraver la recherche de la vérité. Un long chemin. Plusieurs années durant lesquelles il allait rencontrer des gens de toutes classes, tous niveaux et tous âges. C’est grâce au dialogue avec tous ceux qu`il rencontra qu`il réussit à se rapprocher de la vérité. Qu’il atteint l’éveil. C’est par le dialogue et le vécu, l’expérience personnelle que la vérité fut construite. A partir de la réalité vécue. Et non tombée du ciel. Ou déduite d’une théorie. 

Cette doctrine de bouddha, bien qu’ayant sa source dans les Upanishads, était aussi une critique de la pensée en vigueur. Elle a eu des retentissements très importants partout en Asie. Ainsi, le Japon a réussi une quasi parfaite synthèse de la civilisation occidentale et les valeurs bouddhiques ; celles-ci ont  contribué à perfectionner et donner du sens au développement occidental dans lequel s’engageait le Japon.  

Enfin, mentionnant brièvement l’exemple d`Ashoka. Issu de la caste  Ksatriya, des guerriers, il est l’empereur  le plus prestigieux de l’inde ; il  réussit à unifier l’inde par ses conquêtes victorieuses. .  Arrivé au sommet de sa gloire et sa puissance, il se mit à réfléchir au coût de son triomphe. Il mesura ainsi les dégâts surtout humains qu’il a causés : Des milliers de morts. Pour arriver au trône. C’est alors qu’il découvrit  Bouddha dont il adopta la doctrine. 

Ashoka, comprit alors que d’une part, il n’était pas l’incarnation du bien, de ce dharma prôné par les bouddhistes,  et d’autre part,  ses victimes n’étaient pas le mal, dans le camp du mal. Lui aussi  incarnait  le mal.  

Deux remarques méritent quelques développements : 

  • En se convertissant de l’hindouisme, sa « religion d’origine », maternelle,  au bouddhisme, un courant dissident de l’hindouisme , Ashoka ne fit l’objet d’aucune hostilité, de violence et ou de fatwa d’assassinat à cause de sa « trahison », terme vulgaire inconnu dans l’hindouisme et l’Inde de façon générale. Ashoka ne se contenta pas de prêcher le bouddhisme et le diffusait partout en Inde et en Asie, il le mettait en pratique, en commençant à se l’appliquer à soi-même. Il commença par demander pardon à toutes les victimes de ses campagnes guerrières. Il les indemnisa très largement ; il décida surtout de mettre  fin à toutes ses fonctions, quitta le pouvoir, et se mit au service des autres. Il mettait ainsi ses nouvelles croyances, ses nouvelles valeurs en conformité avec ses pratiques et sa vie. Il s’engagea dans la voie de la sagesse. 

  • Un autre exemple plus proche de nous permet de montrer la persistance de cet esprit de tolérance et ce souci de dialogue : C’est au lendemain de l’indépendance , en 1947, dont on vient de célébrer le 75 -ème anniversaire, l’inde connut la plus grave crise de son histoire, la  partition voulue par une partie des musulmans soutenus par l’Angleterre connue pour son principe de diviser pour régner.  C’est durant cette crise que Ambedkar, le rédacteur de la constitution indienne, annonça publiquement sa conversion au bouddhisme . Il exprimait son mécontentement et désapprobation de l’attitude de Gandhi au sujet du sort des dalits, les  « intouchables ». Ambedkar  n`a fait l`objet d’aucune violence, ostracisme ou appel au lynchage pour avoir changer de religion. Gandhi a exprimé juste son regret. On est loin des pratiques encore en vigueur dans les pays qui condamnent,  même à mort,  toute voix discordante , toute critique . Oser se convertir à une autre religion relève de la trahison et peut coûter la peine  de mort. Cette notion de trahison » est étrangère à l’ethos indien. Même durant le mouvement d’indépendance contre les britanniques, aucune personnalité n’était exclue en raison de ses positions radicalement différentes de la ligne dominante du Congrès, parti qui conduisit l’inde à l`indépendance. 

C’est par le dialogue et la tolérance  que l’hindouisme et la civilisation indienne ont survécu et continuent à rayonner non seulement en Inde mais aussi dans le monde. 

Un monde qui émerge contre un monde en déclin : l’avenir de l’humanité 

Gramsci a bien anticipé le fiasco que le capitalisme débridé allait provoquer. Les deux guerres ainsi que les crises qui vont suivre illustrent et confirment  parfaitement ses craintes et prédictions : le vieux monde en déclin se meurt mais ne veut pas céder sa place,  alors que le monde qui émerge  peine à naître et s’imposer. La civilisation indienne et grecque peuvent redonner du sens au développement. Cette réappropriation des valeurs grecques et védiques,  occultées,  peut aider à la construction d’une nouvelle civilisation qui corresponde mieux aux attentes d’aujourd’hui. 

 De nombreux philosophes occidentaux ont montré l’importance de la civilisation indienne dans la transmission de la connaissance et de la sagesse. « L`oubli » de l`inde fait partie de la mémoire sélective de l’occident. Il explique en partie, son aveuglement ; l’Occident, non seulement ignorait les autres civilisations, mais érigeait son modèle en dogme à imposer à la planète toute entière. Il n’a plus rien à apprendre de quiconque. Puisqu’il sait TOUT. 

 Or c’est ce dialogue et l`esprit éthique, le dharma dans la civilisation védique, que partagent ces deux grandes civilisations. Aujourd`hui, la seule différence vient de la continuité de la civilisation indienne et son actualité alors que la civilisation grecque, malgré les rhétoriques, a été vidée de sa substance par le modèle occidental et les monothéismes qui ont érigé l’intolérance et l’exclusion en mode de gouvernance 

Le monde en déclin : désarroi et nuisances

Nous sommes aujourd`hui marqués par des siècles de propagande ou les dogmes et les certitudes en tout se sont imposées. Les drames des guerres et des crises qui se sont succédé n’ont pas encore suscité les interrogations nécessaires pour que ce réveil se produise.  

Notre éducation nous a inculqué les valeurs de domination, les certitudes d`avoir toujours raison, le culte de la performance et la supériorité. Le monde a été divisé arbitrairement en deux camps qui ne souffrent aucune exception : le camp du bien et celui du Mal : et on doit, chacun de nous, choisir son camp. Dans les films américains comme dans les films de propagande, il y a  toujours ce conflit entre le bien contre le mal. Le happy end, c’est-à-dire la victoire du bien, connu d’avance,  finit toujours par triompher. Et c’est au nom de ce manichéisme, propre aux idéologies néo-libérales et religieuses,  que les crimes ont été commis :en Amérique latine avec les exterminations des indiens, des aztèques et des mayas, des incas ,  en  Asie, en chine et en inde ou les civilisation les plus prestigieuses ont fait l’objet de massacres massifs. Au nom de la civilisation.  On continuera à exterminer les autres, car différents, pas assez alignés. Soumis.  

 Sommes-nous sortis aujourd’hui de cet état d’esprit ? Certes les crimes ne sont plus commis avec la même intensité et barbarie.  Mais cet état d`esprit d`intolérance  est encore en vigueur. 

Le virus nous montre que l’intolérance et l’exclusion restent des pratiques largement partagées et l’Occident reste installé sur sa certitude et sa supériorité : Ainsi au moment où la planète souffre de cette pandémie, l’occident réserve les vaccins à la seule population occidentale. Tout en faisant un geste « magnanime » ou la condescendance côtoie le cynisme : On offre quelques doses aux sous-développés. Au nom de la solidarité internationale et du multiculturalisme. En fait , le même lien de dépendance est entretenu  entre pays développés et sous-développés. Ceux-ci, dirigés par des gouvernants déconnectés de leurs populations, n’ont jamais été aussi serviles. Ne le sont jamais assez. 

L’exemple de l’Algérie illustre de façon très claire ce lien entre la soumission au modèle néo-libéral imposé par l’occident, et l’éloignement des populations. L’absence de dialogue et son corollaire l’esprit d’intolérance  continue à dominer tout en empêchant ce «monde qui émerge de naître » et de contribuer à la construction d’une nouvelle civilisation. C`est ainsi que peuvent « surgir » les monstres dont on croit s’être débarrassés. 

Sans vouloir être exhaustif, nous nous contenterons de mentionner les éléments saillants dans l`espoir d`aider à la prise de conscience de la nécessité de changer nos comportements. En accédant d`abord à  nous même, a notre ignorance, en mettant fin à la voix du jugement, de la peur et du cynisme. On pourra alors espérer sortir de cette impasse dont souffre quasiment toute la population. 

Au début, l’absence de dialogue déjà  

Sans vouloir remonter plus loin dans l’histoire, on notera que l’Algérie a érigé la violence et l’agressivité  en moyens clés de traitement des problèmes et des désaccords. Déjà en 1949, on a fait émerger la crise qualifiée de crise « berbériste », qui était en fait une crise démocratique. Certains acteurs, refusant le débat, le quitte, portent un jugement définitif sur des discussions jugées « stériles » et iront imposer par la force leur opinion. Cette crise annonçait  le choix de la violence comme méthode clé de résolution des différends : Compte tenu du contexte colonial, toute résistance s’effaçait naturellement. La « contradiction fondamentale » selon les puristes était ailleurs. La suite allait montrer , non seulement le caractère contre-productif de cette voie,  mais le danger mortel pour le pays et son avenir. On pouvait s’habituer au pire. Toutes les initiatives et compétences susceptibles de contribuer au développement ont été éliminées ou poussées à l’exil. La situation reste la même aujourd`hui. Les raisons de cette exclusion ont peut-être évolué, mais l`état d’esprit intolérant reste le trait saillant en Algérie.  

Ainsi le 27 décembre 1957, Abane Ramdane, principal artisan de la transformation du FLN en parti politique, venait d’être élu premier responsable de ce parti, est entraîné dans un guet-apens à Oujda , au Maroc, principal soutien de lutte pour l’Indépendance, et qui servait de refuge à la délégation extérieure du FLN. On s’attendait à une discussion entre les « frères ». Mais la réalité amère était tout autre. Abane Ramdane,  est jugé par ses  « frères »,  condamné à mort et exécuté comme un simple délinquant. 

Cette violence allait caractériser le comportement de tous ceux qui allaient prendre le pouvoir : citons en quelques-uns : 

  • En 62, durant ce qu’il est convenu d’appeler la crise de l’été, un groupe de militaires, venant d’Oujda,  prenait le pouvoir contre un gouvernement légitime, entraînant une guerre fratricide entre les militants pourtant unis dans le combat anti colonial. 

  • En 1963, Aït Ahmed, fonde le FFS pour s`opposer au régime dictatorial qui se mettait en place. Aucun dialogue ne vit le jour. Une guerre fratricide est déclenchée entraînant des milliers de morts. 

  • En 1965, un coup d’Etat renversa le gouvernement en place. 

  • Des événements d`une violence inouïe allaient jalonner l`histoire courte de l`Algérie indépendante. La Kabylie est victime de mesures répressives ininterrompues. Puis c’est Ghardaïa et toutes les régions du Sud du pays. 

  • En 1990, on atteint le paroxysme de la violence lorsque deux idéologies violentes, la dictature militaire et islamiste se livraient a un conflit majeur pour le pouvoir. 

  • En 2019, la population algérienne se souleva pour exiger plus de liberté et une plus grande participation au pouvoir. De nouveau, c’est l’impasse. Aucun dialogue ne vit le jour. 

Alors que des dirigeants raisonnables, mettant en place un climat serein de respect mutuel,  aurait transformé ce mouvement populaire, dénommé « hirak » en formidable opportunité pour faire émerger des acteurs nouveaux , faisant du peuple un acteur de son destin, on préféra le dialogue de sourds. On faisait ainsi persister le fiasco. De nouveau, c’est la violence qui continue à prévaloir. La pire des violences est l`exclusion. Elle touche toutes les fractions de la société et prend des formes parfois dramatiques comme c`est le cas de ces Harraga, qui,  exclus, quittent le pays au risque de perdre le plus précieux, leur vie. C`est donc l’impasse et le triomphe des ego et la quête hystérique du pouvoir à tout prix. 

Encore une fois, l’absence de dialogue est la caractéristique essentielle de la société algérienne. Et la principale cause de l’impasse actuelle. Mais aussi des maux à venir. On peut mentionner ce qui serait une anecdote manquant d’humour dans tout autre pays normal : Un jeune islamologue est traîné devant la justice par une bande d’enseignants en informatique et d’avocats qui lui reprochent ses écrits sur l`islam. Dont il est un des spécialistes. Une affaire, qui au lieu de sombrer dans les oubliettes et la poubelle de histoire de l’obscurantisme, , est prise au sérieux par une justice » qui osa juger des opinions d’experts, qui plus est, et condamner intellectuel. 

Voilà un exemple qui illustre la persistance de cet esprit d’intolérance et d’absence total de dialogue : Ces individus, se croyant investis d’une mission divine de défense de la religion, auraient pu chercher à « comprendre » les propos de cet islamologue, voire engager un dialogue avec lui. On  a préféré utiliser la voie de l’intolérance, pour stigmatiser et porter un jugement de valeur sur une personne dont on ne partage pas la position. Tout en étant ignorant dans le domaine. Comment peut-on construire un vivre ensemble avec des individus qui s’érigent en détenteurs de la vérité qui cherchent à l’imposer aux autres de manière aussi archaïque, dignes des temps de l’inquisition ?  

Une conclusion provisoire 

Faut-il croire que les portes de l`avenir et de l`espoir soient définitivement closes au vu de la persistance de comportements obscurantistes ? Le cas de cet islamologue nous le fait craindre. Le crime commis contre ce jeune, Djamel est un autre, sur un autre registre, mais le meme climat nauséabond d’intolérance te d’obscurantisme. En même temps, le mouvement populaire, le potentiel et le dynamisme d’une jeunesse assoiffée de liberté laissent à penser que tout n`est pas joué d’avance. L’ignorance et son corollaire l`intolérance ne sont pas des valeurs d`avenir. Elles appartiennent à un monde en déclin qui résiste et ne veut guère perdre les privilèges que lui permet une idéologie en perte de vitesse. Les résultats montrent l’impasse à laquelle est arrivée ce mode de gouvernance. L’issue dépendra de toute évidence de l’engagement de chacun dans ce combat contre l’obscurantisme. On peut gouverner , par la terreur , temporairement, jamais de façon durable. 

Seule la culture du dialogue permettra de passer de la barbarie , l’obscurantisme et l’intolérance à la civilisation, à la liberté et l’épanouissement de chacun. 

Nous terminerons par cette mantra des Upanishad pour illustrer les enjeux de l’humanité : 

Asato Ma Sad gamaya ( De l’irréel, la non vérité à la Vérité Conduit moi 

Tamaso Ma Jiotir Gamaya : De l’ignorance, l’obscurantisme à la Lumière conduit moi. 

Mrtyor Ma amrtam Gamaya ( De la mort à l’immortel/éternel conduit moi)

Shanti Shanti Shanti Hai : Que la paix soit sur l’humanité. 

Une belle leçon d’humilité face à la complexité de l’humanité et les problèmes auxquels sont confrontés TOUS les humains quelle que soit leur idéologie ou religion. Il est temps de se mettre en question avant de juger l’autre. Accéder à son ignorance est la condition du chemin de l’apprentissage. Des autres. Et de soi intime. Le dialogue est le moyen le plus efficace. La supériorité du sage sur l’ignorant c’est que « le sage sait qu`il ne sait pas ».

Mouloud Madoun, 

Professeur, Inde. 

Renvois

1- Pierre Hadot: la philosophie Grecque. 

Auteur
Mouloud Madoun, professeur, Inde. 

 




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