A l’occasion de l’inauguration à Paris le 8 octobre dernier d’un jardin qui porte le nom de la chanteuse Chérifa, née Ouardia Bouchemlal en 1926 en Kabylie et décédée en 2014, l’anthropologue Tassadit Yacine, anthropologue et spécialiste du monde berbère, a accepté de répondre à nos questions autour de cette grande artiste et poétesse kabyle.
Le Matin d’Algérie : Vous avez participé samedi 8 octobre à l’inauguration d’un jardin qui porte le nom de la chanteuse kabyle Chérifa. C’est beaucoup d’émotion pour une femme qui n’a pas bénéficié de cette reconnaissance (même posthume) dans
son propre pays…
Tassadit Yacine : La Mairie du 14ème arrondissement de Paris a eu cette excellente idée : celle qui consiste à donner le nom de la chanteuse et poétesse kabyle Cherifa à un square. Il faut rappeler qu’il en a été ainsi pour Slimane Azem, un monstre sacré de la chanson kabyle. Que soient vivement remerciés ici Carine Petit, la maire, et Zoubir Ghanem, son adjoint.
De l’émotion, je dirais qu’il y en avait dans la mesure où cette voix au timbre spécifique a bercé longtemps les Kabyles, en Algérie et en France. L’écho de l’acewwiq a largement dépassé la Kabylie, Chérifa s’est produite ailleurs qu’en France, qu’en Europe…Ce qui est touchant et rageant, aujourd’hui, c’est qu’elle a été finalement oubliée par les instances culturelles de son pays. Ce pays qu’elle a chanté, porté comme une bannière dans sa langue et sa culture ancestrales ne la reconnait pas à sa juste valeur.
Le Matin d’Algérie : Orpheline de père et placée sous la tutelle de ses oncles après le remariage de sa mère, Chérifa, née en 1926 (elle n’a jamais été scolarisée et était très pauvre), réussit à fuir son milieu familial en 1944, c’est-à-dire à l’âge de 18 ans, pour se consacrer à sa vocation en passant par Akbou, puis en s’installant à Alger. C’est à peine croyable pour cette époque…
Tassadit Yacine : Ce que vous dites est exact mais il faut savoir que Chérifa n’a jamais vécu à Akbou contrairement à ce que tout le monde pense. En réalité Cherifa n’a fait qu’emprunter ce passage obligé pour prendre le train pour Alger.
Il ne faut pas non plus exagérer les conditions de sa vie matérielle. Pauvre, oui, mais ce n’était ni plus ni moins que le reste de la population kabyle, algérienne et, même mondiale, de son époque.
On oublie souvent la misère économique et sociale dans lesquelles la seconde guerre mondiale a plongé le monde, notamment les colonies. Pour cela, il suffit de relire les reportages d’Albert Camus, les textes de Jean Amrouche ainsi que ceux de Qasi Udifellah. Ces deux derniers sont d’ailleurs issus de la même région que Chérifa. Tous deux relataient cette misère due à la colonisation et à l’ordre mondial des années quarante.
Par manque de publications, d’archives, les gens inventent. La rumeur est plus facile à construire qu’une recherche fondée. Ces chercheurs spontanés quand ils n’inventent pas eux-mêmes, prennent à leur compte ce qu’ils ont entendu et cela fait boule de neige et les mensonges deviennent réalité et ainsi de suite. Sans compter la mentalité paysanne, enclavée, qui dispose d’un prêt à penser (des schèmes préétablis) et qu’elle ressort à tout bout de champ surtout s’agissant des femmes.
La morale, la méchanceté, la misogynie collective et personnelle, font que les femmes qui sortent du lot et les artistes en particulier ne peuvent pas échapper au discours établi. C’est un vrai baptême du feu.
Le Matin d’Algérie : Et les autres difficultés ?
Tassadit Yacine : Oui, Chérifa à dû vivre une situation difficile chez ses oncles maternels, comme vous le dites. Mais n’est-ce pas le lot de sa condition d’orpheline ? Sa misère n’était-elle pas affective ? Une fille sans père et sans maman (cette dernière remariée) ; cela ne veut pas dire qu’elle a pour autant vécu dans l’indignité. Il faut distinguer la difficulté de l’indignité.
Pour en savoir davantage, il faut vraiment aller à la source pour bénéficier d’une information vérifiée. Je considère que cette falsification de l’histoire de sa vie est grave même si elle n’est pas toujours voulue ou mal intentionnée. C’est une manière d’écrire une autre vie que celle de la personne concernée. Ensuite, il y a souvent des images toutes faites que l’on plaque sur les femmes de culture. On leur taille un costume sur mesure, y compris dans le milieu de la chanson. Ce qui est admis pour les hommes ne l’a pas été pour les femmes. Et par-dessus le marché, les premiers s’arrogent le droit d’écrire l’histoire de celles qui ont tout sacrifié pour la liberté d’expression , ici de la chanson, de la culture.
Le Matin d’Algérie : Chérifa, décédée en 2014, est une grande artiste qui compte près de 800 chansons. Elle n’a pourtant été reconnue que très tardivement. Elle s’est même retrouvée à faire le ménage dans les années soixante-dix à la télévision algérienne pour vivre. Les artistes de cette époque n’ont pas hésité à puiser dans son répertoire souvent sans la citer… Un symbole du mépris et de la domination qu’ont subi les femmes, notamment les femmes kabyles, à la fois sous le système colonial et après l’indépendance… ?
Tassadit Yacine : Chérifa est une grande artiste, c’est bien évident sauf qu’on ne la connaît pas véritablement, car le plus souvent, l’auditeur se réfère aux chansons les plus connues et ignore le reste de son répertoire qui est bien fourni. Jusque-là il y a 800 chansons recueillies et il en reste encore dans la nature. Or, il y a encore beaucoup de chansons à écouter et à méditer et sur lesquelles il faut travailler pour les diffuser plus largement. Chérifa est la voix de nos mères, de nos grands-mères qu’il faut se réapproprier. Les sociétés développées dépensent énormément pour récupérer leur mémoire tandis que nous, nous la piétinons joyeusement.
Le Matin d’Algérie : Que peut-on dire de sa production, en quoi est-elle importante ?
Tassadit Yacine : Dans sa production, on peut dire qu’il y au moins deux thématiques si ce n’est trois. Au début, c’était le folklore communautaire. Pour se lancer, elle a commencé avec La Yamina et d’autres femmes de cette époque, presque toutes originaires de la même région (Akbou, Ighil Ali, les Portes de Fer) ; elles ont investi les ondes. C’était une très grande nouveauté, voire une révolution sociale qui a consisté notamment à produire l’« urar l- lxalat » à la radio. C’était un double gain qui consiste à donner un rayonnement à la culture kabyle et à révéler une création féminine. Des femmes qui chantaient ! alors que c’était interdit, sauf dans le cadre communautaire et dans un agenda rituel préétabli.
A ce pan traditionnel, il y autre dimension qui lui est propre. Elle a ses propres textes de femme « émancipée », pour sa génération. Ce sont de très beaux textes de penseur libre. Elle chante l’amour et tout ce que vivait sa société en dehors de la tradition. Sa création avait un puissant ancrage social et politique Pour cette raison, elle était aussi engagée contre la colonisation. Mokrane Bouzeghoub un fan de Chérifa et surtout un chercheur sérieux et investi dans son œuvre, travaille à doter de sens ce combat et cette création. Il dira mieux que moi ce que cette œuvre recèle de secrets et de richesses tant poétiques que musicales.
Pour les spécialistes de la musique, l’achewwiq de Cherifa, comme le souligne Abderrahmane Halit porte en lui des caractéristiques spécifiques que je ne saurais expliquer.
Enfin, je dois dire que le pillage dont vous parlez est à déplorer fortement ainsi que le mépris que les autorités algériennes ont affiché envers elle et bien sûr envers leurs artistes de manière générale.
Le Matin d’Algérie : Vous avez écrit sur l' »Izli, ou l’amour chanté en kabyle » par les femmes en 1987. Pouvez-vous nous dire si Chérifa se situe dans la continuité de ces femmes kabyles anciennes qui pratiquaient le chant, notamment avec ses chansons devenues classiques comme Bqa aâla khir ay Akbou (1942), Aya Zerzour (1956), Azwaw (1972) et Sniwa d ifendjalen (1990) ?
Tassadit Yacine : Je dirai tout à fait sauf qu’elle les a dépassées. Elle a chanté en solo. Elle a dû perdre son identité pour se produire. Pour Cherifa, la chanson est un combat, et pour cela, elle a payé de sa vie. Quand on pense à ses souffrances, il n y a pas de quoi être fier des comportements des hommes de notre société. Je pointe principalement les hommes car c’est eux qui avaient le pouvoir et le pouvoir de faire la loi. Une loi discriminante, misogyne qui ne faisait guère de place aux femmes. C’est encore comme cela aujourd’hui. Pour revenir à la misère, il ne s’agit pas d’une misère matérielle qui, elle est commune, mais d’une misère encore plus grande, celle qui touche l’univers des sentiments, de la morale et surtout de genre. Elle a souffert parce que femme et parce qu’illettrée. Ce qu’on va lui reprocher, comme à d’autres, alors que c’était le lieu commun des Algériens de son époque (hommes et femmes confondus).
Le Matin d’Algérie : La poésie kabyle ancienne à laquelle Mouloud Mammeri s’est intéressé notamment avec son célèbre essai de 1980, n’est donc pas le domaine réservé des hommes ?
Tassadit Yacine : Tout à fait. La culture kabyle établissait des catégories entre la poésie d’auteur et les poésies populaires. Les femmes n’apparaissaient pas dans les recueils des premiers chercheurs ou très rarement.
Le Matin d’Algérie : Quel message nous envoie Chérifa, cette femme kabyle exceptionnelle, à travers ses souffrances, la vie qui a été la sienne et ses combats ? Notamment aux jeunes générations ?
Le parcours de Chérifa est exemplaire car il montre que l’art existe même dans les milieux les plus modestes. Même chez les illettrés. Un grand paradoxe tout de même chez les Kabyles particulièrement qui se battent pour leur langue (orale !) et qui reprochèrent à Chérifa de n’avoir pas fréquénté l’école. Ce parcours est emblématique montre aussi aux filles qu’une lutte des femmes contre la domination masculine a toujours existé dans le silence et qu’elle a toujours été étouffée. Il n’y a pas d’expression ni de réussite sans lutte. Ces femmes n’ont jamais pu se faire entendre. Leur mutisme, celui des créatrices (et de toutes les autres) n ‘est rien d’autre que le poids de la peur et la preuve qu’elles ont été réellement assujetties.
Le combat de Chérifa est de toute actualité, aussi bien en Algérie qu’ailleurs dans le monde. Les femmes iraniennes aujourd’hui nous donnent une idée précise de ce qu’est la lutte des femmes pour la démocratie, avec un courage qui force le respect. Chérifa applaudirait des deux mains !
Je dirais que symboliquement Chérifa est passée des Portes de Fer, pour ne pas dire de l’enfer, aux portes de la liberté. Quel plus beau message pour les jeunes générations ?
Propos recueillis par Hafid Adnani
C’est un immense plaisir de lire, ici, ce bel hommage rendu à Crifa par notre grande Dame Tasaɛdit Yasin.
Tanemmirt
https://www.youtube.com/watch?v=DYNbYpV5-EQ&ab_channel=Afarkou1
Les gens de la génération de Nna Crifa, les femmes notamment, sont porteurs d’une culture vieille de 2000 ans. Dans le domaine religieux, essence de toute société, avec un vocabulaire fortement sémitisé (rebbi, lwa3da (offrande), lemqam (pour dire temple ou mausolée), lwali (pour dire a3essas)), nos ainés expriment une religiosité d’une grande antiquité.
Dommage que la culture kabyle n’ait pas encore de canal officiel. C’est un trésor de la culture méditerranéenne qu’on tente de faire oublier. Quel mensonges, quel récit raconte-t-on aujourd’hui aux enfants kabyles à l’école. Quelles saletés leur met-on dans la tête depuis que leur éducation ne se fait plus autour du foyer, dans tajma3t, au marché hebdomadaire, dans la vie de tous les jours, ni dans un imaginaire adoptant la modernité initié par nous mêmes pour nous mêmes ?
« Quel mensonges, quel récit raconte-t-on aujourd’hui aux enfants kabyles à l’école » – On leur apprend comment avoir peur même de son ombre. Comment laver et enterrer les morts et surtout comment devenir passif et « patient » durant son attente du paradis. C’est de cette manière que l’asservissement et le controle des foules se pratique – Dès le jeune âge, lavage de cerveaux oblige, on prépare des zombies et des esclaves consentants et super heureux. De cette manière tous les enfants sont pressés de vieillir pour mourir pafin d’aller se baigner dans des rivières de miel et de lait ou apparemment nagent 72 vièrges.