Samedi 19 décembre 2020
« Tibratin » ou l’art par l’absolu de Lounis Aït Menguellet
En termes de tristesse et de mélancolie, s’il y a un air universel auquel renvoie l’écoute de Tibratin c’est bien celui de « Gloomy sunday ».
En ces temps d’incertitudes multiples et pour relativiser nos petits soucis d’homos-sapiens soumis aux aléas et aux lois de dame nature, rien ne vaut de petites plongées dans la culture du terroir. Qui d’autre que Maître Lounis peut nous accompagner dans ces voyages féériques-et-cognitifs dans les abysses de nos racines ?
Comparer les productions de notre légende vivante est inapproprié tant les thématiques sont diverses et variées. Il n’en demeure pas moins que Tibratin est, selon ma propre perception, une œuvre absolue, aussi bien dans le verbe que dans les mélodies qui la structurent.
Sur la lancée de récentes traductions (1-3), voici donc une translation de Tibratin. Un titre qui -ne prend pas une ride depuis sa sortie en 1981-82, tant les messages qu’il délivre demeurent intemporels.
Pour la petite histoire, rappelons qu’à la sortie de l’album Askuti, la polémique avait surtout enflée autour d’un simple couplet énoncé dans la chanson Al-mus-iw : walaghd a3rav dhi’thferkaw, ser’gheghthid s’wahlalasss. Phrase pour laquelle Aït Menguellet avait été littéralement sommé de s’expliquer par un journaliste qui l’avait décodée au premier degré. Ferhat M’henni s’était d’ailleurs mêlé à la polémique sur Algérie Actualités suite à la botte en touche de notre chantre.
Ce qui explique peut-être que Tibratin n’avait pas eu l’écho qu’elle méritait, et qu’elle mérite toujours. Quant à mon petit groupe de copains, c’est avec la cassette et le coffre contenant une marmite remplie de sangria (du temps de la prohibition à Tizi-Ouzou) que je les rejoignis là-haut sur ma colline pour écouter l’album en compagnie de Dionysos, sous un ciel étoilé…
La comparaison avec «Gloomy sunday » n’est pas fortuite, les deux œuvres convergeant vers le même ton triste et mélancolique, voire oppressant.
La version originale hongroise de «Gloomy sunday » est devenue célèbre dans les années 1930 et 1940 notamment parce qu’elle avait été interdite dans la plupart des établissements de Budapest, lesquels craignaient de pousser leurs clients au suicide.
À la différence, Tibratin pousse plutôt au recueillement et au combat intellectuel pour la préservation de nos cultures du terroir en général, de la langue kabyle en particulier.
Missives
Prends donc un stylo
Je parlerai toi tu écriras
Prépare du papier à gogo
Le cœur est chargé à ras
En Kabyle je m’exprimerai
En langage qui te plaira retranscris
Explique à celui n’a rien compris
C’est Toi l’érudit
Rédige-les comme des missives
C’est toi qui les emporteras
C’est toi qui leur diras
Ça y est Il est parti.
Dis à ma mère que j’aime tant
J’ai filé à travers le temps
Je te demande pardon
La vie et moi avons divergés
Jamais nous ne nous retrouvons
Elle se joue de moi comme un osselet
Elle ne fait que m’importuner
Si je pouvais la tromper
Que j’aie le courage d’outre-passer
Pour de bon je la fuirai
J’en ai assez
Mais le courage est en absence
Nous galopons derrière la pitance
La vie et la mort nous effraient
Je m’enfuis
Maman je m’apprête à m’enfuir
Je ne sais où partir
Je marcherai jusqu’à mon arrivée
Je ne sais où
Je sais que tu me comprendras
Tu en connais bien plus que moi
Depuis que tu m’as mise au monde
Tu as connu mille et faits immondes
Je suis né sous une étoile glacée
Qu’il est Impossible de réchauffer
Tu le savais le jour où je suis né
Laisse tomber
Enfant déjà j’ai toujours été ignoré
Mon malheur par tous célébré
À me voir même la mer se tarit
C’est ainsi
J’aspirais au changement une fois grandi
Mais c’était de mal en pis
Même l’espoir m’est interdit
C’est fini
Si je te dis adieu à jamais
Je sais que tu ne t’étonneras pas
Cette missive quand tu l’auras lue déchire-là
Oublie-moi…
Écris maintenant à ma fiancée
Que ma bague de son doigt retirée
Reproduis-lui toutes mes paroles
C’est avec joie qu’elle apprendra.
Cette missive quand tu la liras
Je devine toute ta joie
Je te libère pour choisir l’heureux élu
Jette sur lui ton dévolu
Quand ton père m’accorda ta main
Je sais combien fut ton chagrin
Ton cœur s’effondrait soudain
Aujourd’hui je te libère
Ton cœur est à nouveau pur
J’espère que ton chemin
T’offrira un beau destin
Je ne suis pas celui qu’il te faut
Je suis de ceux qu’on a maudit
Ma place est parmi les aliénés
Je n’ai pas tes qualités
Choisi un garçon diplômé
Médecin ou policier
Ou celui qui rayonne comme un phare
Ceux de cette classe si rare
Cette missive que tes yeux auront lue
Sèches-en les larmes de l’euphorie
Piétine-là sans respect
C’est fini…
Préviens maintenant mes amis
Et tous ceux qui me connaissent
Moi je dis, à chacun toi tu écris
Ah mes amis je vous abandonne
Vous et ce que nous avons entamé
Le serment qui à vous m’alliai
J’ai peur je ne puis l’honorer
Rep.
Vous voulez que les choses changent
Vous voulez que jaillisse un guide
Vous avez juré de persévérer
Je souhaite tant que vous réussissiez
Vous avez juré de mettre fin à l’iniquité
Que mauvaises postures soient celées
Sur vous le pays repose ses espoirs
Je souhaite tant que vous réussissiez
J’ai failli à mon serment
Je l’ai rompu de peur que vous ne le rompiez
Rep.
Vous avez juré jusqu’à la mort
Mais j’avais peur que vous changiez
Rep.
J’avais peur que vous oubliiez
Qu’à l’appel du ventre
Vous ne vous préoccupiez que de pitance
Tout le reste vous le laisserez tomber
Et le jour où vous serez rassasiés
La vie vous envoûtera
Celui qui vous contredira est un renégat
Vous serez capables de le supprimer
Si ces mots vous offensent
Je vous demande pardon
Tout ce que je dis aujourd’hui
Nous savons que cela s’est passé hier
Rep.
Chacun s’occupe de ses enfants
Il a peur pour sa petite situation
Il vaque à ses occupations
Convaincu d’une belle organisation
Il se remémore le passé
Cette jeunesse par un rien excitée
Maintenant que nous sommes éveillés
Loin de nous toute adversité
Des exemples que je vous donne
Si je me suis trompé
Ramenez-moi à la vérité
Rep.
Nous nous envions entre nous
Quand l’un de nous est brillant
S’il est pur nous le salissons
Rep.
Quand un Homme éclos parmi nous
C’est comme s’il n’était pas des nôtres
Nous sommes les premiers à le combattre
Nous le bannissons ou le tuons
Quand il n’est plus parmi nous
Nous oublions les caïds qu’il a fait chuter
Nous glorifions l’étranger
Quel qu’il soit
Nous le couvrons d’auréoles
Rep.
Il devient notre protégé
Notre cœur lui est ouvert
Parmi nous il se meut comme il l’entend
Rep.
Mais quand notre frère faiblit
Pas de quartier
Pour le fouler et l’écraser
Entre nous c’est la rixe et l’inimité
Nous n’avons pas vu l’ennemi
Venir nous réconcilier
Les querelles entre villages
N’a laissé aucune prescription
À léguer aux futures générations
Rep.
Ils sont tombés en professant leur foi
Ils sont morts sans savoir pourquoi
Ni la cause de leur combat
Rep.
Ce qu’ils ont semé
Ce qui en a germé
Dépasse le temps et les ans
Nous avons hérité des moissons
Mais quand en ennemis ils se guettaient
Ils n’ont pas vu le taureau
S’acharner à fouler le terreau
Si nous tournons en rond
Les mêmes erreurs recommenceront
Au point de départ nous reviendrons
Rep.
De faiblesse les anciens bouillonnaient
Mais l’erreur peut s’effacer
Regardez devant dorénavant
Rep.
Le parler que nous percevions
Quand à la mamelle nous tétions
Surpasse tous les autres en élocution
Ne le laissez pas tomber maintenant
Avant des uns aux autres par voie orale se transmettait
Aujourd’hui par écrit nous le confions à nos lignées
Rep.
Rep.
…
Kacem Madani
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(2)https://lematindalgerie.comtuddert-enni-une-vie-au-passe-de-lounis-ait-menguellet
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