20 avril 2024
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Tombéza, de la marginalité au cœur du pouvoir

Tombéza

« Dès que la nuit fut dissipée et qu’un nouveau soleil eut ramené le jour, je dis adieu au sommeil et au lit, avec cette curiosité fébrile d’un amateur du merveilleux » Apulée, « L’âne d’or ou les Métamorphoses », Livre II

L’espace, notion qui travaille en profondeur notre démarche universitaire, nous l’interrogeons et le cherchons dans nos lectures. Nous le poursuivons tel le policier qui court derrière le voleur. Et quand nous le trouvons qui fascine des auteurs comme Djaout ou Mimouni, nous nous disons que nous avons touché quelque chose d’essentiel dans cette littérature algérienne. Il est vrai ; l’espace est une construction humaine. C’est l’homme qui en donne les contours et les limites. Depuis la mythologie grecque, où les méchants sont exilés dans le Tartare, ce non-lieu, ou les choses n’ont pas de formes et ne sont point nommées jusqu’au récit religieux où Adam aurait vécu jusqu’à la fin des temps si ce n’est son exil de l’Eden, ce paradis perdu. Tout est espace en fin de compte. Nous nous soumettons à l’exercice d’une grille d’analyse de ce roman de Rachid Mimouni dont le centre est cette notion d’espace comme enjeu. Cela n’épuise pas la richesse du roman. Et n’exclue pas d’autres approches.

Tombéza peut être un livre rétif, l’un des plus difficiles de Rachid Mimouni. C’est un texte intéressant qui explore des pistes peu empreintées. L’auteur, à partir d’un espace peu accueillant donne vie à une histoire singulière d’un bâtard. Issu d’une malheureuse rencontre entre une fille d’un village et un étranger, Tombéza, personnage principal, va connaître une enfance difficile dans un milieu hostile. Mais avec hargne, cet élan de vie ne va pas l’abandonner. Il va surmonter les difficultés et les embûches de son milieu jusqu’à se hisser en maître absolu d’une ville, Riama. Le texte va osciller entre marginalité et gloire.

Dès le début de la narration, ce roman prend forme à partir d’une marginalité. Le lieu d’énonciation est un débarras d’hôpital :« Depuis midi, je suis dans cette pièce qui fait office de débarras, de lieu d’entreposage des balais et produits d’entretien, et aussi de WC, où les parents des malades grabataires ou impotents viennent vider les pots de chambre en plastique dans un bidet antédiluvien. Les infirmières de passage ne font qu’entrouvrir la porte avant de refluer, rapidement suffoquées par les miasmes de merde et d’urine rance que je respire »

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Tombéza est le nom du personnage principal qui nous raconte son histoire, celle d’un enfant bâtard issu du viol d’une fille de quinze ans. Depuis ce lieu originel d’énonciation (débarras d’hôpital), il rattache l’histoire de sa vie à la notion de marginalité.

Nous ne saurons qu’il n’avait pas de nom de naissance qu’à la p126 quand il dit : « Pas de nom ! Ni même un prénom. Pas le droit d’exister » 

En premier lieu, il est conçu en dehors des canaux sociaux de reproduction, et dans un endroit non destiné à cette fonction :

« L’homme devait se reposer sous l’immense caroubier, auprès de la source. Qui était-il ? Un paysan ? Un étranger ? Un bandit ? On ne le sut jamais. Bras et cou couverts d’ecchymoses, joue griffée, habits déchirés, elle (Sa mère –nous qui soulignons) revint en larmes à la maison ».

Sa naissance au sein du groupe n’est pas fêtée : « Ma naissance ne fut l’objet d’aucune de ces réjouissances qui célébrait la venue d’un enfant dans la famille. » 

De père inconnu et de mère morte, il va commencer sa vie, privé de parents, et grandir à la périphérie des familles du village : « Je grandissais en dépit de tous les pronostics, chétif et clopinant, mais hargneux et tenace, me nourrissant sans rechigner des restes traînant dans les cours, les disputant parfois aux chiens et aux chats, comme moi affamés (…) ».

Le regard des enfants est impitoyable : « J’ai grandi sous la risée des enfants du douar qui me singeaient et se moquaient de moi. (…)».

En grandissant, l’attitude des villageois va changer : « A mesure que je grandissais, la risée que mon apparition provoquait chez les gosses du douar se muait en terreur. Je devenais dur et hargneux sans une once de miséricorde, et je cognais de toutes mes forces, à l’aide de tout objet se trouvant dans mes mains. (…) »

Des espaces sociaux lui seront interdits. Il sera :

  • Chassé de la mosquée :

« – Que fais-tu là fils de chienne ? Tu oses venir souiller ce lieu sacré ? Hors d’ici bâtard ! » 

  • Expulsé du village :

« Jamais, jamais, ne s’effacera de ma mémoire, l’image de cette meute d’enfants lancés à mes trousses, qui s’excitaient mutuellement par leurs cris d’hyènes, qu’encourageaient les gestes du taleb et la tacite approbation des hommes venus au spectacle »

Le contre programme que va développer Tombéza face à cette exclusion est essentiellement la vengeance : « Je grimpai alors au sommet d’une petite colline, y restai longtemps accroupi, la tête entre les genoux, à ruminer de féroces projets de vengeance.» 

La première partie de la vie de Tombéza va se passer dans le village. Avec ses aléas, la caractéristique dominante reste la marginalité. Il ne va pas comme tous les enfants en profiter des grandes possibilités qu’offre l’enfance. L’insouciance, l’amour des parents… Etc. Tombéza va connaître, de cet espace, que brimades et toute une stratégie de survie. Un grand tournant va, pourtant, se produire le jour où il quitte ce lieu pour vivre chez l’ermite, un homme qui a été chassé lui aussi, dans sa jeunesse par les villageois :« Lui aussi a connu les rigueurs d’une mise au ban de cette société sclérosée dont il avait osé transgresser les tabous. »

Il ne quittera ce vieil homme qu’à sa mort : « Un jour, au coucher du soleil, j’ai trouvé le vieil homme adossé contre une grosse pierre (…). Il me fallut du temps pour me rendre compte qu’il était mort. » 

Il partira loin, vers les terres. Et là, il sera recruté dans une ferme coloniale : « Ton travail (lui dit Ali.) : tu auras à changer la litière, donner à manger aux vaches, m’aider à les traire, et à laver les bidons de lait à mon retour au village. Ensuite, tu emmènes les bêtes aux champs. (…) »

Plus tard, quand la guerre éclatera, il s’enrôle comme supplétifs aux côtés de l’armée française. Son statut de harki va lui attribuer de la puissance dont il prend conscience : « Je fus étonné de constater la considération que me conféra ma nouvelle fonction. Il suffisait, donc, d’un peu de pouvoir pour faire changer les jugements les plus tranchés. »

Cette performance et nouvelle relation à l’espace vont procurer à Tombéza la possibilité d’être visible dans le champ social dans lequel il agit, à savoir le village de regroupement. Il exercera une tyrannie sur les gens dont il a la charge de surveiller. Il va se marier, en forçant la main du père, avec une fille d’une puissante famille. Il va faire le beau et le mauvais temps.

À l’annonce de la fin des hostilités, il sera prisonnier des maquisards avant d’être aidé à s’enfuir. Il partira, alors, loin de sa région où il est connu.

Arrivé dans une ville portant le nom de Riama, Tombéza va se faire un nom et une réputation. Il connaîtra une ascension fulgurante. Il débute comme garçon de salle dans un hôpital. Cependant, dès son admission à ce poste, il va chercher où se trouve la source de la puissance : « Dès mon arrivée à l’hôpital, j’ai essayé de voir où se trouvait les leviers essentiels de la puissance. » 

Il se lie d’amitié avec Amili, le chef du personnel, décrit comme un homme puissant qui : « (…) Régentait d’une main de fer le personnel de l’établissement (…). »  (p173).

Notre héros va passer par plusieurs services allant du pavillon des maladies infectieuses puis celui de la chirurgie avant d’arriver à obtenir le poste de réceptionniste du directeur. Ce cheminement de la périphérie de la puissance au sein de l’hôpital jusqu’à son cœur même, va finir projeter Tombéza à devenir le conseiller du Directeur Nessam : « Je devins (…) son homme à tout faire, chargé des commissions délicates, son informateur et peu à peu son conseiller. » 

Il connaîtra, également, une ascension au niveau économique. Convoitant richesse, acquisition de biens et d’objets, il deviendra gestionnaire des affaires de Palino. Celui-ci succombe à l’hôpital laissant ses affaires entre les mains de Tombéza : « Palino mourut à l’hôpital et j’ai hérité de toutes ses affaires. » 

Ce legs impromptu transformera notre homme ; il sera puissant et reconnu dans la ville. Il tient sa revanche : « Je savourais mon triomphe. » 

Il va jouer au grand seigneur : « J’aime jouer au grand seigneur. On se sent gros quand on se sait important. (…) »

La ville va le choyer : « Il en est qui me prennent pour un saint homme et se répandent en moi en éloge devant la porte de la mosquée. »

Notre héros va finir, dans un banal accident de voiture, paralysé et aphasique. Il est assassiné à la fin par le commissaire.

Les espaces vécus par le narrateur depuis sa naissance jusqu’à son dernier souffle, sur le brancard de l’hôpital vont osciller entre marginalité et pleine gloire ; les regards rivés sur lui, choyé et aimé enfin. La marginalité s’incarne dans des endroits clos, physiquement décrits comme inhospitaliers, plein de dangers. Ils prendront diverses apparences au niveau de la structure de surface. C’est le débarras de l’hôpital où il finira ses jours, la haie de cactus où lui seul peut s’y introduire, ce sont les étables des chèvres où il va téter le lait en passant par la cour où il va disputer des restes avec chats et chiens. Quant à la gloire, elle est vécue par Tombéza dans des endroits beaucoup plus vastes. Tout le village de regroupement pendant la guerre, l’hôpital en premier lieu avant d’englober toute la ville de Riama qui va le porter haut.

Les deux structures spatiales ouverture vs fermeture vont trouver leur homologie dans le vécu du personnage à savoir exclusion pour univers fermé et gloire pour espace ouvert.

Tombéza offre, sans doute une des facettes les plus prononcées de l’interaction avec l’espace. Il énonce à partir d’un débarras de l’hôpital :

«Depuis midi, je suis dans cette pièce qui fait office de débarras (…), et aussi de WC (…).» 

Tombéza est un enfant illégitime, issu d’une union non approuvée par le corps social. C’est un bâtard. Il est lié d’une façon ou d’une autre à la notion de marginalité donc de périphérie par rapport aux valeurs dominantes de son groupe d’appartenance. Ceci le caractérisera, le définira, et ce, jusqu’à la place qui lui sera réservée à l’hôpital. La narration de sa vie à partir de ce lieu y est en quelque sorte un éclairage et une justification. Sans lignée paternelle bien définie, il sera sa vie durant, jamais accepté en tant que membre à part entière de son groupe.

« Ma naissance ne fut l’objet d’aucune de ces réjouissances qui célébrait la venue d’un enfant dans la famille. (…) »

Pendant la guerre, il n’y participera non pas en tant que combattant pour la libération du pays, mais en tant que harki, corps supplétif de l’armée coloniale ; position doublement marginale, par rapport au corps d’armée auquel il est attaché [assuré par le qualificatif supplétif], en premier lieu, et par rapport à la relation symbolique que sa position de harki a avec les valeurs que défendent les maquisards. Comme posé au début de la présente démonstration, des valeurs véhiculées par des actants Sujets opposés s’affrontent pour s’imposer au centre de référence de l’espace où ceux-ci évoluent. Ces dites valeurs s’excluent mutuellement dans la mesure où la présence d’une valeur au centre implique l’occultation de celle qui est opposée à la périphérie et vice-versa.

Dans le cas présent, le fait de la filiation de Tombéza au corps des harkis l’éloigne des valeurs que défendent les insurgés contre la présence coloniale et sa position dans l’espace social est à l’opposé de celle qu’occupent ceux-ci. Ainsi, pendant la guerre, alors que l’armée française est maîtresse des lieux, Tombéza occupe le centre de l’espace social. Mais à la cessation des hostilités et le départ de l’occupant, Tombéza partage le destin de son groupe d’allégeance. Il est évincé et repoussé à la périphérie.

Du fait de sa naissance problématique dans un environnement culturellement imprégné de culture musulmane dont l’orthodoxie codifie rigoureusement la filiation, il lui sera interdit de jouir des mêmes droits que les enfants de son âge. Plusieurs illustrations le mettent en relief ; par exemple, il lui sera interdit d’entrer à la mosquée :

«Que fais-tu là, fils de chienne ? Tu oses venir souiller ce lieu sacré ? Hors d’ici bâtard ! ».

Il va se nourrir des restes : «(…) Me nourrissant sans rechigner de restes traînant dans les cours, les disputant parfois aux chiens et aux chats, comme moi affamés (…) ».

Il va s’échiner à s’extraire de la marginalité jusqu’à devenir l’un des hommes les plus influents et les plus riches de la ville. Mais il restera marginal. Il mourra à l’hôpital paralysé et aphasique, en position de handicapé, participant elle aussi à l’isotopie de la marginalité et de la périphérie. Les quelques moments de gloire de Tombéza [quand il exerce un certain pouvoir sur les siens ; pendant la guerre en tant que harki ou quand il hérite d’une fortune dans la ville de Riama] sont brefs et noyés dans ceux qui relatent sa position infériorisée.

En fin de compte, pour clore l’illustration par cet exemple, nous pouvons dire que l’interaction entre Tombéza et l’objet espace est basée sur des va-et-vient aussi. Par moments, l’actant Sujet adhère aux valeurs dominantes du moment [période de harki], et souvent, il est disjoint du centre de référence. Quand il va connaître une fulgurante ascension sociale dans la ville de Riama, des soupçons vont peser sur lui. Il va être poursuivi, surveillé, on va attenter à sa vie, lors d’un accident [ce qui est une tentative de le renvoyer à la marginalité, ou le supprimer du centre social dont il est devenu membre influent], et finalement, on va le tuer à l’hôpital.

Nous nous contentons de nous arrêter à la relation entre l’actant Sujet et l’actant Objet les plus visibles de ce texte, en respectant notre objectif et les limites que nous voulons imposer au présent travail. Il reste des pistes tout à fait intéressantes à explorer notamment la place de la femme et ses relations avec l’espace bâti [et à l’extérieur et à l’intérieur] avec les valeurs véhiculées de sécurité, d’ouverture et de frontières. Notre étude restreint drastiquement notre champ d’application.

Tombéza demeure l’un des romans les plus intéressants de Mimouni. En prenant à bras-le-corps d’écrire depuis la focalisation zéro, (il est narrateur et héros de l’histoire.), Mimouni nous livre un des romans les plus aboutis. Encore une fois, l’écrivain scalpe et va dans les profondeurs de sa société pour en extraire et faire dire la vérité et la réalité.

Saïd Oukaci

Doctorant en sémiotique

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