Dimanche 17 janvier 2021
Yennayer et Al-Andalus : ancrage méditerranéen et profondeur historique
Beaucoup de textes circulent en ce moment sur Yennayer, ses origines, son histoire ou sa signification et chacun y va un peu de son humeur. De fait, nous sommes même arrivés à écouter des étymologies complètement loufoques du style que Yennayer dériverait de yen (un-premier) et ayer (mois).
Au-delà du fait que cette analyse n’a aucun sens du point de vue linguistique, elle est peu probable puisque selon cette logique, les autres mois devraient s’appeller sin-ayer, kraḍ-ayer etc. En fait, le mot Yennayer est dérivé du calendrier julien, officialisé par Jules Cesar an 45 a.J.-C, qui faisait débuter l’année par le mois de Ianiarius, dédié à Iannus (transcrit parfois Janus), le diuum deus dieu des dieux (1) aux deux visages et qui présidait les commencements et les fins. On retrouve son effigie très largement attestée dans de très nombreuses publications comme une figure aux deux visages, regardant dans des sens opposés et symbolisant le passé et l’avenir.
Source : Encyclopedia mythica https://pantheon.org/articles/j/janus.html
Iannus qui provient étymologiquement de ianua qui signifie « porte » en latin, symbolise donc ce dieu qui ouvre les transitions et les portes de la nouvelle année et il est souvent représenté avec une clef. Impossible de ne pas penser à nos tibburin useggwas (tibbura useggwas) qui donneront le titre « Portes de l’année. Rites et symboles » à l’ouvrage classique de Jean Servier (Paris, Laffont, 1962).
Source : Janus par Sebastian Münster, 1550, Wikimedia commons ; https://theconversation.com/qui-etait-janus-le-dieu-romain-des-commencements-et-des-fins-89618
Le fait que les autres mois soient également de consonnance latine en est une autre preuve très simple. D’ailleurs, là-dessus, à l’exception de quelques cercles de militants identitaires, le consensus est général. Pour l’espace kabyle, il suffit de renvoyer à Servier, déjà cité ou au Fichier périodique (ex de documentation berbère) par exemple et aux nombreuses publications existantes sur le sujet (2). Ce qui est en débat est davantage la profondeur historique de Yennayer, mis parfois en relation avec le calendrier « amazigh », fondé par l’Agraw Imazighen le siècle dernier à Paris et qui fête cette année 2971.
Il est évident que les deux choses n’ont pas de relations directes l’une avec l’autre. Autrement dit, Sheshonq 1er ne fêtait pas yennayer bien entendu. Le choix de l’accès au pouvoir du « premier berbère » à un poste important dans l’histoire comme peut l’être celui d’un pharaon a été arbitraire et choisi en tant que tel par stratégie de mobilisation et de valorisation dans l’objectif de valoriser la culture propre menacée par des cultures ambiantes bien plus puissantes comme l’arabe et le français.
C’est donc une construction pure et simple comme d’ailleurs c’est souvent le cas dans les processus identitaires. Il est également clair que la “berbérité/amazighité” de ce pharaon est plus que discutable. Mais les processus de patrimonialisation d’une culture et de ses symboles n’en a cure.
Tout est question de point de vue, car en fait, qu’ont fait les rois et dynasties dits ou prétendus amazighs qui ont régné sur l’Afrique du Nord depuis l’antiquité à ce jour pour développer l’amazighité ? Quel a été l’apport d’un Massinissa ou des Almoravides, Almohades ou autres pour leur langue et culture qui fasse qu’elles méritent ce qualificatif d’«amazighs » ? Outre le fait d’être ethniquement berbères et mis à part quelques bribes ou fragments de textes qui nous sont arrivés, rien ou pratiquement rien.
Bien au contraire, ils ont souvent servis les langues et les cultures des dominateurs. Est-ce que cela veut dire qu’il faudrait les ignorer ? Non, pas du tout, il faut absolument assumer tout l’héritage nord-africain amazigh, mais l’épurer des mythes qui peuvent se retourner contre la propre cause.
En simplifiant, nous pouvons vraiment dire que la massification de la revendication berbère, puis amazighe et enfin kabyle – dans cet ordre chronologique – date du vingtième siècle. Avant, elle n’existait pas en tant que telle. Est-ce que cela veut dire que la culture et la langue n’existaient pas ? Evidemment, non. Il existait et il existe sans l’ombre d’un doute un vécu amazigh avec ses pratiques, ses rituels, ses littératures, ses langues et ses particularités.
Yennayer et ses festivités fait partie de cette culture ancestrale, mais qui, à l’image de la langue, a été toujours marginalisé ou même combattu par les cultures et les religions dominantes.
Du point de vue historique il ne fait pas de doute, que les festivités de Yennayer sont anciennes. Elles remontent au moins à l’époque romaine, mais elles sont vraisemblablement plus anciennes, tout comme d’ailleurs les fêtes de Noël ou du Nouvel an qui sont mises en relation avec le nouvel An romain appelé les « Calandes de janvier », terme emprunté au latin calendae qui désigne les premiers jours du mois chez les Romains (https://cnrtl.fr/etymologie/calendes ).
Dans une excellente contribution sur l’origine du mot Yennayer, Yidir Plantade renvoie à des « traces anciennes » de cette célébration par les Amazighs en Afrique du Nord qui se retrouveraient dans les témoignages de Tertullien (env. 150-env. 230), une représentation des célébrations des Calendes de Ianiarus représentées dans un ensemble de mosaïques datées entre 222 et 235 trouvées sur le site de Thysdrus (El Jem) et, enfin, delui de Saint Augustin (350-430) qui condamne, à l’image des autres auteurs chrétiens, les festivités des calendes de janvier, jugées comme païennes (3).
Les fêtes des Calendes de Janvier ou de Ianiarus sont donc, selon toute probabilité, les ancêtres de notre Yennayer, célébré dans toute l’Afrique du Nord jusqu’à aujourd’hui, avec, bien entendu, des variations suivant les régions et qui se traduisent surtout dans les rituels et les pratiques, mais aussi dans la visibilité et la survivance de cette tradition, plus fortement marquée en Kabylie. Combattue par l’église orthodoxe romaine, cette tradition semble avoir survécu même dans les régions sahariennes où l’influence romaine était quasiment inexistante. Cependant, malgré des siècles de présence romaine et latine, les Calendes de janvier ne laissent plus de traces et Saint Augustin semble être le dernier à les évoquer.
L’arrivée des Arabes et leur conquête de l’Afrique du Nord ne laissera pas non plus, à ma connaissance, de traces de ces festivités, pourtant des auteurs arabes, comme al-Bakri, nous rappellent que les Berbères à l’époque byzantine professaient encore le christianisme (4). L’islamisation rapide de l’Afrique du Nord, dirigée au début par les Arabes Omeyyades, va introduire un changement brutal et un calendrier liturgique musulman qui, comme la religion dans son ensemble, s’étendra aux domaines civils et se superposera au calendrier julien. Calendrier lunaire, son introduction servira surtout pour le culte musulman.
Le calendrier agraire continue à se baser sur le calendrier julien et d’autres comme le copte, ou surtout les calendriers du genre naw’ – anwā’. Ces derniers, qui constituent tout un genre littéraire pendant l’époque d’Al-Andalus, sont déterminés par les cycles du soleil, les positions ou constellations des étoiles (astrométéorologie) qui leur servent pour établir les prévisions météorologiques (5) et ainsi leur usage et leur impact sur les travaux agraires. Al-Andalus, fleuron de la culture musulmane de l’époque constituait le creuset où se réunissaient toutes ces influences tout en gardant les pratiques rituelles des différentes religions. La composante ethnique berbère ou amazighe des différentes vagues arrivées sur les terres ibériques est largement connue et démontrée.
Il n’est donc pas surprenant que Yennayer apparaisse dans al-Andalus. Contrairement à l’Afrique du Nord, son existence est relevée effectivement dans les textes andalous à partir du 10ème siècle au moins. Le Calendrier de Cordoue du Xème siècle (961), cite le premier mois de l’année comme Yennayer justement avec toute une description des activités y afférentes.
Parmi les célébrations les plus répandues en Al-Andalus, on peut citer dans l’ordre chronologique, le jour de l’an, Yannayer – la date à laquelle les Andalous musulmans célébrent le début de l’année (ra’s as-sana) en achetant des fruits et en préparant des gâteaux – tels que l’actuelle roscón de Reyes (Le gâteau des Rois)- en imitation des fêtes de Noël et même, semble-t-il, en imitant la veille du Nouvel An, « Noche vieja » en espagnol.
Les musulmans d’Al-Andalus l’appelait laylat-al ɛaǧūzou (6) bien laylat al-Ḥağūz. Un calendrier anonyme andalou explique cette dénomination par le fait que ce jour « sépare l’année qui se termine de celle qui commence ». Le même texte ajoute que cette fête s’appelle également Yennayer ».
Yennayer est bien une fête qui, à l’origine, était fêtée non seulement par des Mozarabes (Mustaɛrab), donc des populations chrétiennes arabisées (dhimmis) qui avaient gardé leurs traditions, mais aussi de plus en plus par les Musulmans. La cohabitation des trois religions faisait que Chrétiens, Musulmans et Juifs coïncidaient et fêtaient ensemble ces moments (8). Beaucoup de textes anciens le confirment parfaitement.
Il est, par exemple, cité par le poète andalou par Ibn Quzman dans son poème (Zadjal) numéro 72 dans lequel il décrit amplement l’ambiance festive de Yennayer et l’abondance des mets et des gâteaux sur les marchés. Les fruits secs, les dattes, les figues sèches, les glands, les amandes entassés sur les étals et l’ambiance qui s’en dégage rappelle les odeurs des fêtes locales nord-africaines. D’ailleurs, la présence berbère est assez claire dans un autre de ses poèmes, le numéro 40, dédié à un agellid amazigh …oui..le terme apparaît tel quel dans ce poème – que notre poète, dans la tradition de l’époque, couvre de louanges sur le courage et les batailles du souverain pour lui demander des « offrandes » pour fêter dignement Yennayer. Voici un extrait (trad. libre et propre en français)
Si Yennayer arrive et que ma volonté soit faite,
Je mettrais mes plus beaux vêtements,
Offrirais des gâteries et inviterais les voisins :
Abondance de Yennayer, quelle fête je vais faire! (9)
Les musulmans participaient aux fêtes chrétiennes et juives comme Noël (naissance de Jésus), la ɛanṣara (citée dans le Talmud et qui correspond aux fêtes de la Pentecôte et de la Saint Jean (24 juin). Cette dernière fête était dénommée aussi Mahraǧan en arabe et célébrait le retour du solstice d’été (10). Les musulmans andalous participaient aussi avec le reste de la population à des fêtes païennes comme le Nairuz – Nawruz (d’orine persane, mars/avril pour fêter le retour du soleil qui coïncide avec l’équinoxe du printemps), mais aussi Yennayer qui coïncidait avec les fêtes de l’épiphanie (l’arrivée des Rois mages, fêtée en Espagne le 6 janvier) (11).
Cette réalité était si courante et d’une telle ampleur que la pratique de Yennayer devenait synonyme de pratique païenne et en acte de prohibition manifeste (ḥarām). Dès lors, les traités des juristes musulmans se chargèrent d’éviter et d’interdire la participation à ces fêtes « impies ».
Un des premiers exemples de ces traités est le Kitāb al-bidāʿ, par Ibn Waḍḍā al-Qurṭurbī (814-900). Pour l’Andalousie, en particulier, l’interdiction des fêtes de Noël (Milād) de la ɛanṣara et de Yennayer arriva de la main du juriste de Ceuta, Abū l-ɛAbbās Al-ɛAzafī (dans son nom complet : Abú al-‘Abbās Ahmad abū Abdallah Muḥammad ibn Aḥmad al-Lakhmi al-Sabtí (1162–1236 ) dans son traité de propagande du XIIème siècle Kitāb al-durr al-munaẓẓam pour introduire la fête du Mawlid et en finir avec Yennayer (12).
Depuis, nous fêtons el Mawlid, mais beaucoup continuent à considérer Yennayer et la ɛAnṣara comme des fêtes « impies ».
Mohand Tilmatine
Note
1- R. Schilling, 1960, « Janus. Le dieu introducteur. Le dieu des passages ». In: Mélanges d’archéologie et d’histoire, tome 72, 1960, p. 89-131.
2- H. Genevois, « Le calendrier agraire et sa composition », Fichier périodique nº 125, 1975 (I), disponible online sur l’excellente page des écrivains en langue kabyle Ayamun : http://www.ayamun.com/LE-CALENDRIER-AGRAIRE-ET-SA-COMPOSITION-H.GENEVOIX%20.pdf.
3- Y. Plantade, « Yennayer en Afrique du Nord : Histoire d’un mot » publié sur le site de Tamazgha (http://tamazgha.fr/Yennayer-histoire-d-un-mot,2388.htm)
4-Al Bakri, trad. De Slane, Description de l’Afrique septentrionale, 2º ed. Alger, 1913, p. 74.
5- Plusieurs ouvrages ont été publiés dans ce sens ; voir par exemple al-Dīnawarī, Kitāb al-anwāʾ, ou bien M. Forcada Nogues, 1993, Kitab al-anwā’ wa-l-azmina – al-qawl fi l-šuhūr de Ibn ʻĀṣim, CSIC.
6- B. Boloix Gallardo, 2011, “Las primeras celebraciones del Mawlid en al-Andalus y Ceuta, según la Tuḥfat al-mugtarib de al-Qaṣtālī y el Maqṣad al-Šarīf de al-Bādisī”, Anaquel de Estudios Árabes 22, p. 80.
7- Mª-Á. Navarro, 1990, Risāla fī Awqāt al-Sana. Un calendario anónimo andalusí, CSIC, p. 160-161.
8- D. Navarro, 2014, “Fiestas religiosas andalusíes: interculturalidad e hibridismo confesional en el Diwān de Ibn Quzmān”, eHumanista 27, p. 471 (Santa Barbara, Californie).
9- Diwān ibn Quzmān al-Qurţubī. Iṣābat al-aġrāḍ fī dikri al-a’rāḍ. Taḥqīq wa-taṣdīr Federico Corriente, Taqdīm Maḥmūd ‘Alī Mekkī, Le Caire 1995, zadjal nº 72, p. 221.
10- M. Esperonnier, « al-Nuwayrī: Les fêtes islamiques, persanes, chrétiennes et juives », Arabica XXXII, 1985, Note de bas de page nº 59.
11- D. Navarro, p. 471.
12- F. La Granja, 1970, “Fiestas cristianas en al-Andalus (Materiales para su estudio). II: Textos del
al-Turṭušī, el cadí Iyāḍ y Wanšarūsī”, Al-Andalus, 35, p. 5, cité par Boloix Gallardo, p. 81.