« Être ou ne pas être » ! Cette célèbre phrase « shakespearienne » se pose dans toute sa portée pour les peuples amaziɣ et notamment au peuple kabyle auquel j’appartiens et auquel ce texte s’adresse en particulier afin de ne pas empiéter sur la vie des autres peuples.
La célébration de Yennayer, la fête du Nouvel An berbère, revêt une signification profonde de résistance face à la politique d’assimilation par les idéologies des pouvoirs nord-africains. Elle pose la question de l’identité, la pérennité des traditions et des croyances ancestrales, tout en dénonçant les tentatives de déconstruction de leur identité culturelle par des forces extérieures.
Les vautours perchés sur les hauteurs des fondements idéologiques mortifères importées et imposées à coup de meurtres, de massacres, l’arabisme, le salafisme et l’endoctrinement des esprits, guettent de leurs yeux voraces le moindre geste, le moindre espace qui s’écarte de leur projet morbide de déconstruction identitaire. Ils s’attaquent à tout ce qui est spécifiquement Nord-africain et amaziɣ, et en particulier à la kabylité qu’ils vouent à la disparition.
La question kabyle posée à l’Internationale les affole et décuple leur férocité. Tout y passe : langue et culture, organisation socio-politique ancestrale, rites agraires, pratiques traditionnelles diverses, rituels de deuil et d’enterrement, mariage, habillement, etc. Ils guettent la mise à mort d’un immense patrimoine culturel millénaire, des nombreux systèmes de pensées tels que les mythologies, les contes, les berceuses, le langage, le culinaire, la position de la femme, les soins du corps, les danses féminines, la thérapie traditionnelle, les tatouages, les mausolées ancestraux et pour cause, eux n’ont rien bâti, et notamment la pensée kabyle portée par une philosophie hautement humaniste fondée sur LaƐnaya (la solidarité noble étendue à tous les niveaux de l’existence de chaque individu avec la protection nécessaire physique et sociale) et tagmat (la fraternité), sur la laïcité, bref tout signe d’identification hors de leur vision ontologique.
Le comble, c’est qu’ils importent une vision d’un contexte basé sur un mythe venu d’ailleurs, d’une époque révolue ; ils importent les conditions d’existence de modes de vie opposés : nomade/sédentaire, de cadre géographiques opposés : désert/ plaine et montagne. Ce qu’on appelle aujourd’hui : copier/coller. Naturellement, ce schéma n’est réalisable qu’à travers la violence physique et psychologique, par la terreur.
Cette attaque systématique contre l’existence de l’autochtone sur sa terre n’est pas nouvelle. « Le courant réformiste musulman » venu de l’Orient arabe au siècle dernier sous la houlette d’Ibn Badis dans l’Algérie coloniale, a rejeté toutes les croyances ancestrales y compris les confréries religieuses et le maraboutisme. Quant à la laïcité millénaire inscrite dans le code génétique de la République villageoise, elle est vécu comme une épée de Damoclès sur la tête de leurs croyances. Nous savons ce qu’il est advenu des défenseurs de l’identité autochtone des années 40/50 froidement assassinés (voire la crise dite berbériste de 1949, ses suites et ses conséquences).
Aujourd’hui, le salafisme, en Algérie, reprend à son compte les deux combats islam politique et baathisme ⸺ (le lien organique entre l’islamisme politique et l’arabisme politique demeure toujours d’actualité et plus fort que jamais, bien que le baathisme, dans son essence originelle soit laïc, fondé par Michel Aflak, de confession chrétienne.
La première génération de l’islam politique s’est associée aux nationalistes arabes et les Frères musulmans ont mis en avant l’élément arabe et ont œuvré pour le triomphe du nationalisme arabe nacérien, notamment la branche syrienne) ⸺ et mène une guerre totale contre la tradition ancestrale, contre les systèmes de pensée autochtones, qualifiés de païens, de magiques, de primitifs, d’archaïques. Ses tenants se sont probablement inspirés des premiers ethnologues de la colonisation des siècles derniers sans traverser le siècle vers les E. E. Evans-Pritchard, Levy Strauss, Marcel Mauss, Mulud at Mɛamar et d’autres figures marquantes de l’anthropologie moderne.
C’est ainsi que Yennayer est qualifié de mythe alors que l’on peut les renvoyer juste au lancer de pierre qui ferait mal au diable (sans commentaire).et que les charognards s’attellent à classer sur la liste des interdits. Certes, le pouvoir militaro-politique, dans l’incapacité d’effacer ce symbole agit plus hypocritement en usant du bâton et de la carotte, une technique qui consiste à préserver en surface la tradition tout en la vidant de son essence.
Mais Yennayer est enraciné depuis des siècles et exprime l’esprit des peuples Imaziɣen sous les signes de rassemblement, de partage, d’amour, de la fraternité, du plaisir. Outre le repas familial de la veille, les échanges de plats cuisinés dans le voisinage du lendemain, les femmes échangent leur savoir-faire, parcourent les champs avec les enfants, leur assurent une véritable leçon de botanique et du respect de la nature.
Les hommes, eux, célèbrent la fête du marché avec tous les rituels y afférents à Yennayer. Le marché propre à chaque Ɛarc est non seulement une place commerciale mais aussi un lieu de rencontres, un véritable forum, une vitrine de la vie économique et sociale où se regroupent tous les producteurs manuels, intellectuels, poètes, troubadours, agriculteurs et où s’échangent le savoir et le savoir-faire.
Les origines
Les peuples Imaziɣen sont malheureusement éparpillés par l’histoire et la géographie. Le morcellement physique a engendré un compartimentage humain qui a favorisé des particularismes qui sont autant d’obstacles à la fusion des populations et a donné lieu à des comportements socio-culturels différents, des genres de vie différents et parfois opposés (sédentaires/nomades) et à une différenciation linguistique, et, partant, à une absence de conscience unitaire.
Le terme amaziɣ renvoie dans son essence même à une Civilisation, une Histoire et une Culture mais il ne rassemble pas les peuples dans le moule des caractères structurants d’une Nation. Chacun d’entre eux possède sa propre variante linguistique, ses traditions, ses coutumes, ses lois, son imaginaire social et culturel, sa pensée propre puisant dans une racine commune profonde. Yennayer demeure leur seule date symbole de communion qui les rappelle tous ensemble à l’ancestralité.
Si Yennayer remonte à la nuit des temps, il est rentré dans le calendrier amaziɣ en 1980 (« Académie Berbère ») et devient dès lors le symbole de la résilience, de la renaissance de l’Amaziɣité n’en déplaise à ceux qui le dénaturent, ceux qui le folklorisent, ceux qui en font une récupération politicienne de bas étage, et encore davantage aux tenants de l’idéologie baâthiste et/ ou islamiste qui le déclarent interdit. Il est évident que Yennayer leur est étranger comme leur est étrangère l’identité amazighe. Leur regard sur la culture, l’histoire et la vie en société relève d’une vision d’un autre âge marquée par une perversion psychologie, un « non- être ».
Le choix de cette date s’est porté sur l’an 950 avant Jésus-Christ, date de l’« intronisation du roi amaziɣ Sheshong 1er , (Cecnaq) en tant que pharaon d’Égypte qui fonda la XXIIe dynastie et qui régna sur l’Égypte jusqu’à l’an 715 av. J.-C. Ce roi envahit le Royaume d’Israël – an 926 avant Jésus-Christ, date mentionnée dans la Bible et qui constituerait, par-là-même, la première date de l’histoire amaziɣ sur un support écrit ». L’an 1980 correspondra désormais à 2930 de l’ère amaziɣ.
Cependant, l’important ne réside pas là. Il est dans la dimension historique, politique, il est dans la question d’ »être ou de ne pas être« ; il réside dans la continuité de l’existence des peuples amaziɣ dans ce qui les unit.
Étymologiquement, Yennayer désigne le mois de janvier ; au-delà, il se compose de deux mots : yan qui signifie le numéro un et ayyur ou aggur, mois. Yennayer est donc le premier mois de l’année. Aggur c’est aussi le nom de la lune. On emploie aussi d’autres mots : chez les Kabyles « ixf n usegwas » (le début de l’année) ou encore « tabburt n usegwas » (porte de l’année). D’autres régions, « amezwar n usegwas » (introduction de l’année).
* – Au plan naturel et scientifique, Yennayer marque les débuts du solstice d’hiver qui apporte l’espoir d’une meilleure nouvelle année. Il marque un changement de saison, les prémisses des rites d’initiation agricoles, le milieu du cycle humide qui annonce l’approche de la rupture des provisions gardées pour l’hiver. Les aliments utilisés durant ce mois sont les mêmes que ceux de la période des labours. C’est en ce sens qu’il est fortement ritualisé. Sa célébration s’articule autour de plusieurs comportements symboliques :
– Un moment de convivialité familiale ; le jour qui précède Yennayer reste le plus important. Imensi n Yennayer ‘(les festivités du soir), loin des ventres mous reste une communion des hommes entre eux, entre l’homme et la société, entre l’homme et la nature, entre les présents et les absents, entre les vivants et l’esprit des disparus. Un regard sur la cosmogonie implantée au coeur de la culture et l’âme amazigh et de la kabylité
– Un symbole de la longévité. Il est associé à des événements familiaux, sociaux et spirituels. Ainsi :
● Le premier Yennayer suivant la naissance d’un garçon revêt une grande importance. Le père effectue la première coupe de cheveux du petit garçon, que l’on compare à un arbre débarrassé des mauvaises branches pour permettre la floraison et une meilleure santé. Ceux qui ont des moyens, marquent l’événement par l’achat d’une tête de bœuf. Ce rite augure à l’enfant le rôle de futur responsable du village, un rôle de leader au sein de la société. Il est répété lors de la première sortie du garçon au marché.
● le mariage de Yennayer est perçu sous un bon présage. Les filles s’amusent à marier des poupées ; ce jeu rappelle Tislit n wanzar que les villageois brandissent en appel au dieu Anzar de l’eau et de la pluie (une sorte de procession avec une énorme poupée en symbole).
● Au plan des croyances, des représentations et significations Yennayer est marqué par un geste de purification accompli par la maîtresse de maison qui nettoie tous les coins et recoins pour « chasser la misère ». Quant au sacrifice d’un animal, il est de rigueur et symbolise l’expulsion des forces et des esprits maléfiques. On prie alors les divinités pour assurer une saison riche en récoltes.
Certains de ces rites ancestraux sont transposés au niveau des fêtes musulmanes comme » taâchourt « et « l’aïd » ; un travail de récupération, de maniéré grossière, de nombreuses fêtes et traditions autochtones.
Yennayer, marque d’identité politique et géopolitique
Yennayer est un symbole d’une grande civilisation millénaire que des fossoyeurs, des rapaces d’un autre âge, appuyés par des croquemorts de leur propre civilisation – ces pseudos élites intellectuelles et politiques soumises – s’efforcent à détourner à travers une folklorisation malsaine au profit d’une idéologie des ténèbres qui nie la vie et que l’on sait condamnée à disparaitre.
Comme mentionné plus haut, il existe un travail forcené de récupération des rites et traditions autochtones par la corruption, l’intimidation et l’utilisation de la violence physique et psychologique. Ces pratiques, comme la coupe des cheveux de l’enfant ou l’achat d’une tête de bœuf sont parfois transposées et associées aux fêtes musulmanes, marquant à la fois la contradiction entre ce qui est perçu comme rite interdit ( » haram »), et son adoption.
Elles montrent, ainsi, l’extériorité de cette religion au socle ancestrale. Cependant, Yennayer demeure si vivace, si ancré dans la profondeur autochtone, qu’il constitue un ultime repère identitaire existentiel pour les Imaziɣen dans leur ensemble. Le pouvoir politique n’a d’autre choix que sa tentative, encore une fois grossière et vaine, de minimiser sa portée.
Certes, Ce socle anthropologique en Kabylie, notamment, est aujourd’hui, au même titre que la langue et la littérature, traversé par une puissante dynamique de d’évolution et de renouvellement. La société aussi bien que la culture et la langue modifient leur rapport au changement, à la multiplicité des formes et à la complexité des relations mondiales pour leur survie et leur implantation.
Yennayer nous rappelle à la notion d’« être », à l’essence de soi Au-delà des conditions matérielles, politiques et sociales de leur existence, la grande problématique actuelle pose pour nombre de peuples la question de savoir « qui ils sont ».
Si la mondialisation a effacé des cultures faibles, elle a renforcé celles des peuples qui veulent exercer un rôle sur la scène mondiale, des peuples, qui, tout en aspirant à vivre dans les conditions matérielles et technologiques de l’Occident, veulent à tout prix préserver et cultiver leur spécificité identitaire, c’est-à-dire leur être. Et c’est le cas du peuple Kabyle.
Aussi, celui qui croit encore, dans le cas de l’Algérie officielle, pouvoir exporter, imposer sa vision du monde et de l’homme, c’est-à-dire son être, au peuple kabyle de surcroit, constate, d’erreur en erreur le déclin progressif de sa propre existence. La multipolarité mondiale ne repose plus uniquement sur l’existence politique et le fait d’avoir un siège à l’ONU, mais sur la multipolarité ontologique de la pluralité des cultures, des identités et des histoires et mémoires des peuples. A ce titre, l’identité se retrouve au cœur des questions sociales, politiques et même géopolitiques, dont elle est un des principaux moteurs. Si le XXe siècle fut le siècle de la matérialité acquise, le XXIème siècle a débuté et sera celui de la question de l’être. L’Algérie n’a pas retenu la remarque d’Albert Einstein :
« Un problème créé ne peut être résolu en réfléchissant de la même manière qu’il a été créé … ».
Raveh Kettouche