Nous déclare Mohamed-Tahar El-Keblouti. Le débat sur l’avenir des cultures africaines est vaste. D’autant plus vaste qu’il se pose pour des millions d’hommes de riche civilisation, et qui évoluent vers une culture, vers une personnalité singulièrement compliquées, pour identiques qu’elles apparaissent aux yeux des Européens. C’est pourquoi cet immense débat déborde bien souvent du cadre africain…
Après avoir entendu Léopold Sedar Senghor sur « l’humanisme noir », nous avons tenu à recueillir l’opinion d’un intellectuel nord-africain, d’esprit marxiste, sur le problème de la transformation de l’alphabet arabe. Rappelons que ce problème a suscité, et suscite encore de violentes polémiques dans le monde arabe, et que la Turquie, la première, opéra cette gigantesque révolution dans la vie de l’Islam, en adoptant les caractères latins.
Voici ce que nous a déclaré Mohamed Tahar El-Keblouti :
« L’évolution propre des peuples marche de pair avec leur culture. Ceci est particulièrement vrai pour la culture arabe dont l’instrument a été la langue.
Cette langue a subi au cours de l’histoire des modifications que nous pouvons distinguer en deux groupes :
- Modifications de base, de structure, telles que refonte du langage avec un, ou des éléments étrangers, ou bien changement radical des lettres de l’alphabet en tant qu’entité organiques ;
- Modifications du détail, concernant l’orthographe, la prononciation, les néologismes, etc.
Une autre loi d’évolution, c’est qu’une élite progressiste à un moment déterminé, peut radicalement changer ce qui paralyse l’essentiel de la langue, à condition que ce changement soit en accord avec la culture moderne, le progrès, et bien entendu l’originalité de la langue en question.
De l’Afrique à l’Asie
« Loin de nous l’immense Asie prend conscience de ces réalités, et son effort va être aussi grand que, jusqu’ici, son sommeil. Après la Turquie. Voilà que l’Indonésie et le Viêt-Nam, dans le feu d’une évolution où tout est à organiser, ont décidé de reléguer les signes de l’alphabet ancestral, pour adopter l’alphabet latin.
En Indonésie, au Viêt-Nam, comme dans la République Turque – on sait que jusqu’ici indonésien et turcs employaient l’alphabet arabe – il ne s’agit nullement d’une levée de boucliers contre la religion, ou les traditions populaires. Catholiques et bouddhistes vietnamiens sont d’accort sur ce point. »
– Mais pour les Arabes, comment se présente cette évolution ?
– Plus près de nous, le chaînon d’États qui s’étend de Baghdâd à Rabat, constitué surtout par les peuples arabes, s’agite. Les parades féodales du Caire, de l’Amman de Tunis, d’Alexandrie ou d’Alger ne peuvent étouffer la voix douloureuse, mais déjà distincte, des intellectuels progressistes. Cette voix dit : « Résurrection de la langue arabe ! ».
Car 60 millions d’hommes restent divisés, piétinés, appauvris, et constituent cette masse fondamentale de la communauté musulmane, qui compte une proportion de 85% d’analphabètes. Je dis bien analphabètes, et non illettrés. Ces hommes, savez-vous ce qu’on leur a affirmé, au lendemain de l’expérience de Bikini ? Que l’énergie nucléaire avait été « prévue » par le Coran ! Et qui leur a dit ceci ? Les détenteurs actuels de la culture populaire arabe. Un ingénieur, M. Bennabi, Algérien d’origine, est même allé jusqu’à écrire un livre intitulé Le Phénomène coranique, rempli de ces hallucinations « scientifiques ».
– Je vois bien que de tels guides reverseraient la culture humaine, mais alors qui fera cette évolution, si eux en sont incapables, et si les peuples arabes ne peuvent compter sur leur élite ?
– Au contraire, c’est sur leur élite que doivent compter les Arabes. Et vous savez qu’il y a une élite progressiste importante en Orient, consciente de ses possibilités. Nombre de nos jeunes gens savent que le passé de notre culture fut grand et que, jusqu’à la modernisation de l’imprimerie, la langue arabe fut l’agent de vulgarisation du plus gros volumes de sciences et de lettres, compte non tenu des textes mystiques. Ne doit-on pas aux Arabes l’introduction de Platon et Aristote en Europe, pendant le moyen-âge ?
Ils savent aussi qu’aujourd’hui c’est l’Europe qui tient le flambeau, et qu’il ne sert à rien de récriminer. Ce que ne réalise pas avec assez de lucidité la grande majorité des Arabes, ce sont, en dehors des causes politiques ou économiques, les causes « techniques », « linguistiques » de notre retard. Et ce retard se solde par une impuissance grandissante, devant les nécessités de la culture et de l’information actuelles.
Ce retard a contribué – l’asservissement y aident – à former dans les pays arabes une « intelligentzia » de plus en plus retreinte, au fur et à mesure de l’impossible adaptation de notre langue aux nécessités du savoir moderne. Et la difficulté principale provient de l’alphabet.
- A ce point de votre exposé, je vous demanderai en quoi précisément cet alphabet doit changer, et comment ?
- Nous y venons. Deux caractéristiques différencient l’alphabet arabe de l’alphabet moderne latin. Avant de les énumérer, je vous rappelle que l’Académie Royale pour la langue arabe en Égypte avait ouvert un concours pour la simplification des caractères arabes d’imprimerie. Une telle initiative était digne d’intérêt, mais vouée à l’échec, car elle ne soulevait pas l’essentiel du problème. Voyant ensemble les difficultés caractéristiques dont je vous parlais.
- En arabe, les voyelles sont indépendantes des consonnes, et se placent au-dessus ou au-dessous de ces dernières. Les consonnes, en outre, portent, pour une bonne moitié d’un à trois points au-dessus ou au-dessous d’elles. Or, les règles grammaticales et morphologiques concernant justement les modifications des voyelles, surtout pour les lettres finales, d’où la nécessité d’avoir une instruction déjà importante pour lire un texte sans voyelles, ce qui est le cas pour les textes imprimés, dans une proportion de 95 % à l’heure actuelle.
- Une bonne partie des lettres, s’écrivent différemment, selon qu’elles sont initiales, médianes ou finales, sans parler des points qui sont un vrai casse-tête.
Quelle conclusion tirer de cela ? Un écolier européen ou vietnamien de six ans peut écrire et lire facilement, car il n’a qu’à épeler des voyelles visibles, et reproduire, c’est-à-dire lier, des lettres distinctes. Mais il faut que l’écolier arabe devine les voyelles, ce qui exige une recherche impossible avant plusieurs années d’étude. Et, pour écrire, il lui faut dessiner des caractères changeants.
Voilà pourquoi l’enseignement de la langue arabe est si difficile, et pourquoi les vrais lettrés, chez nous, sont peu nombreux. Certains ont juré la « modifications » de la langue arabe, sans se préoccuper de l’instruction, seulement par peur de l’avenir. D’autres, dont la bonne fois est abusée, ne comprennent pas que maintenir l’alphabet sacro-saint c’est faire de notre langue l’apanage de cercles de plus en plus restreints que l’avenir, épouvante, c’est refuser de concevoir une évolution que les peuples arabes accompliront malgré eux.
Kateb Yacine
Conversations africaines –II-
Le quotidien Combat, du 28/9/1948
Yacine aurait pu y aller directement avec des arguments plus lourds. La tradition scritpturale latine en Afrique du nord compte au moins 15 siècles (du 2e siècle av JC au 11e siècle AD + l’époque française).
En comparaison, la masse documentaire écrite en caractères latins est sans commune mesure plus importante que celle en caractères arabes (hors barbotage de 62 à aujourd’hui). Et n’oubliant pas que dans les langues nationales (berbères et dardja) sont truffées de mots du vocabulaire latin.
Quant au levant, l’Egypte, je ne m’inquiète pas pour eux; ils peuvent faire valoir leurs propres arguments dans ce débats et ils en ont. Et ce n’est pas notre souci
On peut raviver la langue arabe et son alphabet et la restaurer à sa place médiévale aussi facilement que l’on peut crier sur les tombes du cimetière jusqu’à ce que les morts se réveillent.
On ne dit pas qu’une langue est « morte » sans raison. Et si la langue arabe classique n’est pas morte, alors je ne sais plus rien.