Mercredi 12 décembre 2018
La jeunesse algérienne en rupture de ban, et pour cause !
Deux des dépouilles des haraga de la Pointe Pescade morts en Sardaigne enterrés lundi.
Le plus dur pour les jeunes de maintenant est de se retrouver face à des aînés qui n’ont rien à transmettre. Ces derniers, anciens combattants d’une guerre de libération, souhaitent demeurer entre eux, même s’ils évoquent, dans leurs discours, sans trop y croire, une (improbable) transmission du « flambeau ».
Cette génération a, en définitive, reproduit ce qu’elle avait singulièrement et sincèrement combattu : la confiscation du langage au profit d’une caste jalouse de ses privilèges ! Il est significatif de rappeler que le seul héritage manquant de cette génération est «l’art de ne rien dire et de ne pas écrire » !
Pourtant, les anciens militants adorent raconter des tas d’histoires, mais jamais leur histoire personnelle, à croire que celle-ci n’est pas à même de les valoriser. Aujourd’hui, pour eux, et c’est leur dilemme, se retrouver un individu, une personne isolée, après avoir tant cru au salut collectif est la pire des épreuves. Il leur fallut naître à nouveau et naître amputé !
Pour les jeunes, les 15-29 notamment, il reste beaucoup à faire, non seulement au plan social, mais aussi au plan générationnel, sinon comment expliquer que 56 ans après l’indépendance, un jeune Algérien sur cinq ne connaît de la guerre de libération que les récits familiaux, ou ce qu’il suit, cycliquement, à la télévision, comme reportages redondants, sur les maquis ou les hommes qui ont fait la révolution.
Il faut avoir le courage d’admettre, aujourd’hui, que ce qui était charnel pour les moudjahidine n’est plus qu’un «ouï-dire » pour les 15-29 ans, tant que l’histoire, celle du pays, n’est ni écrite ni enseignée correctement !
Au pourquoi de cette triste réalité, le sociologue Nacer Djabi croit savoir que le problème est démographique et lié aux générations :
• la première, celle de 1954 qui a libéré le pays du colonialisme « a trop duré dans le pouvoir »et fermé, politiquement, toutes les portes aux générations suivantes
• la deuxième est, majoritairement, issue de la classe moyenne et constituée de cadres « cette génération qui a une relation ambiguë avec la première et qui s’est embourgeoisée n’arrive pas à tuer le père et ne croit pas en ses capacités de gestion des affaires politiques, n’étant formée qu’en gestion administrative »
• la troisième génération enfin est, quant à elle, celle « qui ne croit pas aux valeurs du nationalisme prônées par la première génération et est d’ailleurs entrée en conflit en maintes reprises, avec elle (1988-1992) ».
Qui sont-ils ces 15-29 ans ?
Ces jeunes, dont 2% seulement adhèrent dans des partis politiques, sont sans doute les premières générations livrées à elles-mêmes, sans autorité à affronter ni valeurs à contester. Déjà, ils ont quitté prématurément l’école ; ils n’ont ni le savoir ni les clefs leur permettant d’entrer dans la vie active. Ils ont aussi rompu les amarres avec leurs parents, donc plus de repères possibles, encore moins un quelconque soutien matériel de la part de ces derniers.
La fracture générationnelle est consommée déjà dans la structure familiale !
Le fossé se creusera davantage, les jeunes estimant dans leur globalité, aujourd’hui plus que jamais, qu’ils n’ont pas eu la part de pétrole qu’il leur revient, ou les postes de commandement auxquels, légitimement, ils aspirent, 56 ans après l’indépendance, et qui exigent une «transmission générationnelle du pouvoir» maintenant ! Les journaux leur consacrent des dossiers, certains leur trouvent encore des «valeurs» ; d’autres, tout en pensant que ces jeunes possèdent la «débrouillardise» qui leur permettrait de s’en sortir quoiqu’il advienne, reconnaissent globalement que les jeunes souffrent d’une absence de reconnaissance sociale.
On ne plaide jamais leur cause ; on les entend, certes, crier mais on ne les écoute pas. Et quand ces jeunes se mettent à bouger les lèvres pour nous recracher leur désarroi, on les comble de cadeaux empoisonnés de l’Ansej, ou on les caresse dans le sens du poil, leur rappelant leur épopée d’Oum Dourmane ! Aujourd’hui par exemple, à la question posée « Et la jeunesse ? », on vous répond : « Quelle jeunesse, la jeunesse perdue ? ».
Les 15-29 ans, qui n’ont été intégrés ni dans le système éducatif ni enrôlés par le marché de l’emploi, se partagent la rue, se disputent violemment les parkings sauvages et, conséquemment, encombrent les tribunaux.
En grandissant, ils ont découvert les vertus de la rapine, de la force et de l’obédience, et ont perdu de vue l’effort, le civisme et la dignité !
Des stages de formation professionnelle semblent être la solution pour certains, pour d’autres, c’est les affaires, ou l’emploi informel mais sans les fameux «marchés parisiens » promis par Daho Ould Kablia à son époque ; quand ce n’est pas le trafic de drogue qui permet aux délinquants « jusqu’au-boutistes » d’afficher une réussite aussi factice que dangereuse dans ce qu’elle peut susciter comme tentation chez les plus jeunes.
Mais dans l’absolu, tous ces jeunes s’accordent à dire que seul l’emploi peut les stabiliser dans leur vie de tous les jours ; ils ne s’interdisent pas de rêver qui d’avoir un logement ou pour tel autre, cerise sur le gâteau, se marier !
Alors, posons-leur encore une fois la question : «Avoir un logement, une fois que vous serez mariés ? Non, non ! Avant, sinon ce n’est pas possible, car avec la famille ça ne marchera pas! »
Et ici « le laissez-les vivre ! » clamé par Abdelmalek Sellal du temps ou il était Premier ministre, et à l’occasion d’une de ses toutes premières sorties publiques, prend tout son sens, sauf qu’il a été déclamé en pleine campagne électorale, ce qui dénote de la « sincérité » de son auteur.
Quel est le profil de ces jeunes ?
Une étude du GRAS, soutenue par le Fonds des Nations unies pour la population (FNUAP) réalisée par le ministère de la Santé avec l’ONS et la Ligue des Etats arabes, rendue publique le 12 juillet 2004, révèle que :
• 9% des jeunes célibataires, âgés entre 15 et 29 ans, sont analphabètes
• 32,5% exercent une activité économique marchande, dont seulement 13,2% sont de sexe féminin
• 30% des jeunes estiment que leur état de santé est médiocre
Les jeunes, en âge de voter, représentent quelques 45,12% du corps électoral les abstentionnistes se recrutent, globalement, dans leur catégorie, les « baltaguias » aussi !
Comme première mesure, résultat de l’enquête du groupe de recherche en anthropologie de l’université d’Oran, il a été préconisé « la création d’un centre géré par une équipe pluridisciplinaire et le Fonds des Nations unies pour la population (FNUAP) ».
En attendant la mise en place de ce centre, la jeunesse manque tellement d’identité qu’elle absorbe, aveuglément, tout ce qui s’aventure dans son orbite ; faute de pouvoir la définir, on en est réduit à la caricaturer, et à faire l’inventaire de tout ce qu’elle happe et qui disparait en elle sans laisser de trace.
Selon un chroniqueur, « l’effet baril de pétrole a enfanté toute une génération à morphologie reconnaissable, de loin : cheveux taillés en ailerons de requins, yeux petits et fureteurs, bras mous sans os, corps glissants, sang-froid comme celui du reptile veuf, la génération Ibiza blanche ; Enfermée dans le maraudage, sans but que le petit instinct sous l’aisselle ; et ce n’est pas fini : la rente, Ansej et argent gratuit vont produire d’autres monstres flasques pour les prochaines décennies ».
Y a-t-il une violence des jeunes ?
Si l’on se réfère à ce qui se passe dans les stades de football, la réponse est oui : les jeunes deviennent de plus en plus violents ; une violence stupide et barbare ou encore gratuite, une sauvagerie inouïe ; le même lexique ressort, d’ailleurs, dans les médias à l’occasion de chaque fait divers les impliquant.
Après le drame de Tizi Ouzou et la mort d’Ebossé, c’est à nouveau le spectre de la violence gratuite, de l’ultra-violence des jeunes et de leur barbarie qui ressurgit ! La charge symbolique est d’autant plus forte que les stades de football sont, désormais, associés à la violence. Et le huis clos n’arrange guère les choses. Et chacun d’entre nous peut s’identifier aux victimes puisqu’elles n’ont rien fait pour mériter cela.
Et le nombre, sans cesse croissant, de jeunes mineurs mis en cause dans de tels événements dramatiques, augmente bel et bien, ce qui a amené certains spécialistes à parler d’une « violence enragée », sans motivation et sans objet défini.
De quoi la jeunesse s’inquiète-t-elle au juste ?
De s’ennuyer, de ne croire en rien, surtout pas les politiciens, de ne pas savoir quoi faire de son temps libre en dehors du stade, défouloir par excellence ?
La jeunesse n’a pas de repères, elle vit à l’intérieur d’un gigantesque aquarium plongé dans la pénombre. Elle rêve éveillée, songeant, parfois à l’aide de substances illicites, à des cieux lointains qu’elle ne connaît pas.
Ceux qui sont en rupture de ban répondent par cette terrifiante formule : « Yakoulna el hout wala doude » !
La harga ou le voyage de la mort
Elle retrouve la réalité de l’aquarium et se rendort dans sa grisaille tout en se morfondant sur son présent obscur, dans un pays regorgeant de pétrole et d’autres richesses qui ne demandent qu’à être exploitées.
Le « jeune» parle et agit en « jeune », isolement, sans conséquence ; comment ferait-il autrement, dès lors où il est exclu du débat qui se déroule, par devers lui ?
Il a grandi dans l’aquarium et, pour lui, la vie ne se détache pas du simulacre. Tout est mensonge pour lui !
Le personnel politique parle à sa place, dans le vide, langue de bois oblige !
Les enquêteurs du GRAS ont certainement demandé au panel des « 70 jeunes Oranais », avec des trémolos dans la voix, s’ils croient en l’amour, en la liberté, en un monde meilleur ? Ces jeunes ont, certainement, répondu «oui», mais c’est avec l’enthousiasme pathétique du malade à qui l’on demande s’il souhaiterait être en bonne santé.
Et les enquêteurs et experts de conclure : oui, la jeunesse a une morale, non, elle n’a pas perdu tout espoir ; oui, elle croit aux « valeurs » !
Mais toutes ces certitudes qu’on aime l’entendre célébrer, elle les ânonne en vérité, la jeunesse, comme un enfant, une « poésie » à laquelle il n’entend rien.
Quels espoirs formulent ces jeunes ?
Les souhaits, les vrais, que les jeunes émettent pour leur avenir : fonder un foyer, avoir un travail intéressant, élever convenablement leurs enfants et, peut-être, voyager, avoir du temps pour soi, etc. En fin de compte, la jeunesse serait bien un mythe dont la spécificité apparaît très mal : rien ne lui est destiné en propre ! « On a une vie programmée comme un âne qui va labourer le matin et revient le soir », me disait un jeune. « Et s’il n’est pas nécessaire d’aller labourer, je reste au lit jusqu’à midi. Là, je me fais virer par ma mère, mais si on me laissait tranquille, je dormirais jusqu’à 16 heures »
Et notre société se cherche encore pendant que « son armée inutile de jeunes» en errance, n’en finit pas de grossir.
Tous rêvent d’Europe : « Là-bas, la vie est plus facile », à en croire les passeurs qui profitent de leur désarroi ; et qu’on ne s’y trompe pas, même les diplômés de l’enseignement supérieur font le même rêve « pour valoriser leur formation et leur diplôme », prétendent-ils, « pour acquérir le savoir et revenir », surenchérissent les plus futés parmi eux !
Nos jeunes aiment le pays et ils veulent le quitter : quel paradoxe !
On peut au regard de la demande des jeunes « emploi-logement-local commercial », déplorer sur le principe, leur mentalité d’assistés, mais sur un autre registre, on ne peut que blâmer tous ces gouvernants et tous ces candidats «au pouvoir» qui pensaient régler le problème de la jeunesse par un simple « conseil interministériel » ou « en quelques lignes dans leur programme électoral ». Ou à coup d’assises, aussi onéreuses qu’inutiles, au Club des Pins Les jeunes, en réponse, disent qu’ils ne s’intéressent pas à la politique. C’est en fait le verbiage politique et la langue de bois qu’ils rejettent ; ils sont fatigués des promesses sans lendemain et de l’intérêt qu’on leur manifeste, soudainement, la veille d’élections ou au soir de la rentrée sociale de septembre, par exemple ?
Nos jeunes, c’est connu : quand ils adhèrent, ils aiment jusqu’à en mourir et quand ils détestent, c’est en masse qu’ils l’expriment et souvent sans prendre de gants. Le fameux « Roma wala antouma» prend ici tout son sens !
Et cela, les politiques, les sociologues, les partis politiques, le premier ministre et son ministre du Football, pardon de la Jeunesse, ne l’ont peut-être pas, encore, compris !