23 novembre 2024
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«Entendez-vous trembler les Aurès, braves gens ?»

Affaire Salim Yezza

«Entendez-vous trembler les Aurès, braves gens ?»

Un soir printanier de mai de l’année 2004, le garde communal Amrane  vida le chargeur de son kalachnikov sur le corps frêle de l’adolescent Chouaieb. Des témoins prétendent avoir entendu un sourd grondement venu des montagnes, tel un soupir surgi des tréfonds des Aurès, qui descendit lourdement du mont Hmar Khaddou, traversant djebel Chélia et le mont Bouarif pour parvenir jusqu’aux gorges de Tighanimine et se mélanger, en petites larmes, aux eaux de l’oued El Abiodh. Mais seul l’étrange vieil homme édenté, aux longs cheveux blancs, avait compris la colère des montagnes : le jeune Chouiab fut criblé de balles à l’emplacement même où fut tué l’instituteur Gaël Meurisse, cinquante années plus tôt, le lundi 1er novembre,  dans l’embuscade dressée par les maquisards algériens conduits par Chihani, dit commandant Messaoud.

«Entendez-vous trembler les Aurès, braves gens ? Elles pleurent devant la piètre mémoire des hommes et leur maudite vanité. Ils ont appris à remplacer le sang par le sang, comme pour confirmer qu’ils ne sauraient vivre sans des deuils pour emplir leurs nuits et sans terreur pour noircir nos jours. Nul ne les dissuadera de cette science funeste. Les patriarches sont fatigués et le ciel est désespéré… »       

 ─ Laisse donc les gens tranquilles, El Corbo, et prends garde qu’une voiture ne t’envoie en enfer, lui dit un conducteur qui s’était arrêté à son niveau. On n’a jamais compris ce que tu racontes. Tiens, voilà quelques cigarettes et déguerpis !

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 L’étrange vieil homme avait pris le temps de caresser une cigarette avant de l’allumer, puis il s’en était allé par la route qui mène aux gorges de Tighanimine, le bras levé vers les montagnes. On l’entendait qui continuait sa harangue en s’éloignant : « Pourquoi avoir tué Gaël Meurisse si Cheb ne devait pas trouver ses jours parmi vos jours ? Ah, si vous saviez écouter les montagnes…Elles vous disent qu’on échappe rarement aux fantômes, et les fantômes, braves gens, les fantômes n’ont pas d’âge pour mourir. Ils reviennent, parfois, dans votre misérable existence pour se venger de vos outrages, de vos injustices, de vos lâchetés ou de vos silences. Consolez-vous, braves gens : il y a eu crime mais personne n’en est mort, l’indigène n’a pas besoin d’être tué pour ne plus exister.  Et vous êtes restés les indigènes de maîtres que vous avez acceptés car partageant votre religion, votre langue, un peu de votre passé mais rien de votre avenir. Vous êtes toujours le bon peuple sans existence qui ne fait que passer dans cette vie.  Vous êtes sortis de votre guerre aussi anonymes qu’avant. Leur cynisme  ce n’est pas de vous avoir jetés dans la mort, c’est de ne pas vous avoir ressuscités avant…. Vous n’avez ni le privilège de jouir de votre vie ni celui d’être fier de votre mort» 

Amrane ne craignait pas les conséquences de son acte. Tout est du côté des plus forts, dans les pays administrés par l’Ordre du fusil, tout : la police, les juges, les journalistes, les hommes politiques, les riches, les pauvres… Il a définitivement saisi qu’il n’y a pas de place pour les hommes vertueux. Ils n’ont à te proposer que la patience du chameau et la piété du dévot. Dans ce bas-monde, il te faut choisir d’être l’ange ou la canaille, en sachant que chez nous, on ne craint pas les anges, on s’en sert parfois et, dès que l’occasion se présente, on s’en débarrasse sans regrets. Amrane s’était dicté une conduite : «Toi qui n’es pas allé à l’école, instruis-toi de la filouterie de l’ancien, rivalise de ruse avec le renard, de fourberie avec le chacal, d’arrogance avec le lion et de perfidie avec l’hyène ; nourris ton cœur de dédain et ton cerveau de fiel, offre-toi la grandeur que personne n’a songé à te donner, toi le fils de l’homme sans destin, cours arracher ta chance avant que l’armée de chérubins ne bascule dans la crapulerie. Tu aurais alors fort à faire avec une si impressionnante concurrence.

Emplis ta poitrine du souffle de l’ambition et ton regard des flammes de cruauté, médite sur l’habileté et la force de nos anciens colons, ils furent nos devanciers dans la science de dominer, les précurseurs de notre hégémonie, nos maîtres dans l’art d’asservir, nos guides dans la route de la servitude. Cette terre ne se séduit pas ; elle se prend. Elle est promise aux canailles. Qu’attends-tu pour être la canaille ? Cette populace n’aime pas les hommes vertueux aux belles paroles et aux mains vides. Elle leur préfèrera toujours les coquins pécheurs dont elle aime à manger dans la main les fruits du péché. Tel était ton père Bouziane, un homme vertueux aux mains toujours vides.

Alors retiens qu’il n’y a ni public ni mécène pour la vertu. As-tu vu quelqu’un miser un kopeck sur la probité, la sainteté, l’honnêteté ou l’honneur ? Même nos plus pieux reviennent de leurs pèlerinages moins dévots qu’ils n’étaient partis. Sache qu’ici-bas, on ne te consacrera ni pour ta bravoure ni pour ta sainteté, mais seulement pour tes oboles, fussent-elles le produit des pires duplicités et des plus exécrables supercheries.»  Le lendemain du forfait du garde communal Amrane, il s’était déversé sur les rues tristes de la ville de T’kout, une ancienne et terrible colère. La jeunesse locale se révolta parce que tout, dans ce crime, était révoltant, l’arrogance du tueur, la mort d’un jeune innocent, l’impunité déclarée…L’affaire fut classée sans suite la nuit même. Aucune enquête. Aucune autopsie. «Incident collatéral», avait ricané Amrane.  Il avait appris ce mot l’année d’avant, lors de l’invasion de l’Irak par l’armée américaine. Il idolâtre les Américains. Des macs. Enfant, il allait au cinéma juste pour admirer le héros, El Marikani, l’Américain, celui qui sort toujours à son avantage des combats désespérés contre les bandits et les méchants, et toutes sortes de forces du mal… Colombo, Sylvester Stallone, Rambo, Léonardo Di Caprio, Tom Cruise… Des boss ! C’est ce Amrane, nouvelle recrue du camp des plus forts, qui avait foudroyé à bout portant le jeune Cheb.  

La révolte des jeunes dura deux jours et deux nuits. Les montagnes de Taghit portent encore les meurtrissures de ces heures noires où l’on vit régner le feu de la colère puis la lame du bourreau. Subsistera-t-il quelques patriarches à la mémoire intacte pour  raconter, aux enfants à naître, le calvaire des Aurès, cette nuit où l’on se retrouva dans la gueule vorace de la vanité humaine ?  C’était l’année du cinquantième anniversaire d’une guerre d’indépendance dont les hommes n’avaient gardé aucun souvenir,  ou alors juste celui d’un bref instant de bravoure, un moment de folie, avant qu’elle ne fut une date quelconque que l’on avait fini par ne plus célébrer, une guerre dont on avait même oublié si elle avait été gagnée ou perdue et dont avait, cette année-là, négligé de commémorer le cinquantenaire.

Les insurgés ne voulaient plus du mépris colonial.  Et c’était bien avec ce genre de mépris-là, massif, humiliant, dégradant,  que fut traité le meurtre du jeune Cheb.  L’assassin avait, du reste, quitté tranquillement les lieux de l’homicide, une lueur forcenée  dans les yeux, abandonnant le corps perforé de balles dans le silence impressionnant qui suivit le crépitement des balles. Un demi-siècle après la guerre d’indépendance, dans cette république sans mémoire, la mort d’un indigène relevait toujours du fait banal, comme s’il n’y avait pas grande différence entre l’homme et sa dépouille, comme si la guerre d’un peuple n’avait en rien perturbé l’ordre ancien et qu’il y avait toujours le pauvre et le riche, le fort et le faible, le roi et le sujet. Le maître et l’indigène. 

Des barricades bloquèrent la principale route  qui menait à Tkout, afin de faire entendre les deux revendications de la jeunesse locale : une enquête sur le drame ainsi que le départ des gardes communaux. Un ultimatum est lancé à l’adresse de ces derniers pour quitter la ville.

Des convois de l’armée sont dépêchés sur les lieux. On n’en finit pas d’envoyer les troupes dans cette région.  On retournait en 1954, au 2 novembre, quand débarquèrent à Arris, ces bataillons de parachutistes exercés dans la science de la répression.  Pour calmer la colère de la jeunesse, les militaires désarment les gardes communaux et les cantonnent à l’intérieur d’une mosquée tenue sous bonne garde. Cela ne dissuade pas les jeunes d’investir la petite caserne des gardes communaux et de brûler tout ce qui s’y trouvait.

Le feu brûlait de nouveau dans les Aurès.

Au troisième jour de la contestation, vers 19 heures, des troupes impressionnantes de gendarmerie et des forces anti-émeutes, venus de Aïn Yagouth, réputés pour leur cruauté, firent leur apparition à Tkout, à l’heure de la prière…

Les accès à la ville de Tkout furent verrouillés, personne ne devait en sortir, personne ne devait y entrer. Dans le huis-clos terrifiant d’une cité coupée du monde, une population allait d’être livrée à des troupes armées, au regard vengeur. Personne ne devait savoir

Non, personne ne devait savoir

…Mais l’homme à la moustache grisonnante avait frappé à la porte du journal. 
(…)  

L’ordre du fusil. Le libérateur qui devient despote, c’est connu, pas par tous, évidemment, mais au moins par ceux qui ont lu Georges Orwell. On n’établit pas une dictature pour sauvegarder une révolution mais l’on fait une révolution pour établir une dictature. Mais Vétéran Ya n’avait pas lu George Orwell. Il n’avait jamais rien lu, en fait. Il n’avait jamais appris à lire. Dans son hameau de Takhlijt Ath Atsou, sur le flanc du Djurdjura, il n’y avait pas d’école. Il n’avait pas appris à calculer non plus. Alors, il n’a économisé ni ses deniers ni ses forces. Ni les jours qu’il lui restait à vivre. Il s’engagea naturellement dans le combat contre l’occupant Français. Contre l’occupant français et, après l’indépendance, contre l’ordre du fusil. «  Ya, lui avaient dit les anciens du village, qu’est-ce qui te prend ? Nous venons à peine de te récupérer vivant, grâce à Dieu, que te voilà en train de vouloir défier de nouveau la    mort ! Maintenant que tu as chassé les anciens maîtres, que te manque-t-il au juste : l’odeur du sang ou le frisson de la peur ? » Vétéran Ya n’avait rien dit. Il n’y a souvent pas grand-chose à répondre aux questions des hommes. Ces choses-là, il faut les ressentir dans sa propre chair. Elles ne s’expliquent pas. On les sent ou pas. Ceux qui y sont insensibles dorment bien. Mais vétéran Ya ne peut pas envier leur sommeil. Il avait 25 ans. Il rentrait de la guerre. D’une première guerre. Sept années à traquer l’ennemi et à essayer échapper à la mort. Ce n’était pas le plus dur. Le plus dur, et il s’en rappelle encore, le plus dur c’était de se déshumaniser. Durcir son cœur afin d’entrer dans la peau du guerrier. Il n’avait plus droit à aucune faiblesse. Il s’était interdit de penser aux êtres chers, à la mère, à l’épouse, au père, aux enfants.. Il n’avait plus de mère, plus d’épouse, plus de  père, plus enfants. Cela l’avait-il rendu plus fort ? Il ne sait pas. Trop loin, tout ça, trop flou. Il se rappelle juste de sa douleur violemment humaine, sa douleur d’homme, de fils, d’époux, de père s’extirpant de ses amours pour ne devenir plus qu’une machine à tuer. Non, il le sait en fait, cela ne l’avait pas rendu plus fort. L’homme est né pour aimer. C’est par amour qu’il avait choisi de combattre l’armée de l’occupant puis celle des putschistes. Pas par haine. Par amour pour les siens d’abord, ces êtres chers, pour leur éviter de vivre dans l’humiliation et dans la servitude. C’est cela, rien que cela, les terribles raisons qui poussent un homme à choisir l’agonie à la vie. Il avait retrouvé cette vérité auprès de ses petits-enfants, des bambins qu’il ne se lasse pas de prendre dans ses bras, de caresser, de gâter, de jouer à leurs jeux… Il se libérait un peu de cette frustration qu’il gardait en lui depuis l’indépendance : à son retour du maquis, il n’avait pas pris son fils  dans ses bras, s’interdisant un privilège que les compagnons morts au combat n’auront plus jamais l’occasion de connaître.

Mais à qui dire cela ? A qui avouer qu’il n’était qu’un homme ? Un homme qui avait besoin de recevoir de l’amour et d’en donner. Par bonheur, il retrouvait, au soir de sa vie, avec ses petits-enfants, toute son humanité nue, brute, apaisante. Il a besoin de leur pureté et de leur force. Il a besoin de leur amour. Il s’abandonne, depuis plusieurs mois, à retomber en enfance, lui qui n’avait connu ni l’insouciance de la jeunesse ni la quiétude de la vieillesse.

La mort attendra !  

 Oui, il avait peur, avait-il envie de répondre, peur de la sombre éternité à laquelle un peuple semblait condamné, vivre et mourir asservis, hier par les anciens maîtres, aujourd’hui par les nouveaux seigneurs que l’on fait mine de ne pas remarquer. La domination serait-elle plus douce quand elle est l’œuvre d’un coreligionnaire ? Ils ont ouvert la porte de l’indépendance, mais ils ont gardé la clé pour pouvoir la refermer à leur guise. N’entendez-vous pas les veuves des martyrs qui nous interpellent : « Ô vous qui vous déchirez pour les butins d’une guerre que vous avez déjà oubliée, rappelez-vous au moins vos propres serments. Pour nous, l’amnésie est interdite : chaque larme de l’orphelin nous renvoie à vos mensonges. S’il vous reste quelque orgueil d’homme, nourrissez-les, ces enfants trahis, ou tuez-les, qu’ils rejoignent enfin le père qui ne reviendra plus. » Que de fois j’ai pleuré, moi qu’aucune épreuve du maquis ne m’a fait pleurer, que de fois j’ai pleuré devant ces centaines de veuves et d’orphelins derrière lesquels je voyais l’ombre de l’époux disparu, du père martyr,  du père qui ne reviendra pas ! S’il y a un homme qui est fatigué de la guerre, s’il y a un homme qui a connu la faim, la peur, la misère, qui a vu les dépouilles de ses compagnons d’armes dévorées par les chacals, c’est bien moi. Penses-tu vraiment que je tiens à arracher le père à sa progéniture enfin retrouvée, l’époux à la femme si longtemps esseulée, le fils à la mère au cœur déchiré ? Mais ils m’ont trompé, Da Ouali. J’errais incognito dans une mémoire qui n’appartenait à personne, jusqu’au soir où ils firent irruption dans mon anonymat pour m’offrir une cause, un fusil et un destin. « Provoque donc l’enfantement du Jour nouveau…Notre victoire sera la tienne. ». Et ils avaient levé la main vers le ciel : « Témoignez, témoignez, témoignez ! » Pour mes compagnons trahis, pour mon fils, pour le tiens, Da Ouali, pour toi aussi, je referai cette guerre qui ne nous a pas libérés. Ce ne sera pas une guerre glorieuse, une guerre n’est jamais glorieuse, même triomphante. Quelle fierté tirer d’un combat quand vaincre un homme est aussi amer que d’en être vaincu, Da Ouali ?

Mais Vétéran Ya n’a rien dit

Ces choses-là on les ressent ou pas

Pendant longtemps, vieilli et désabusé, Vétéran Ya racontait à ceux qui voulaient l’écouter, cette deuxième guerre dont personne ne se souvenait et dont il était le dernier témoin et le seul narrateur. On l’écoutait, les soirs où il faisait beau, sous le figuier de sa maison, raconter ces batailles étranges dont aucun livre scolaire ne faisait mention. « Cette guerre, comment vous dire, cette guerre, on y mourrait pourtant comme dans une vraie guerre, on y souffrait comme dans une vraie guerre, on y pleurait comme dans une vraie guerre, mais pour personne, ce n’était une vraie guerre…Deux années, mon fils, deux années à apprendre à tuer le frère et à succomber de ses balles, en diable oublié, dans la Kabylie aussi féroce dans la haine que dans l’amour, deux années à pleurer le futur orphelin dont nous avions en joue le père, à batailler contre notre temps, la tête bourdonnant à jamais du bruit insupportable de la souffrance humaine, des râles du frère tué par le frère et des cris désespérés des mères ne sachant pas quel cadavre pleurer. Pourquoi a-t-il fallu qu’ils reconstituent l’ordre ancien ? Pourquoi aiment-ils tant singer l’armée de l’occupant, eux les fils et petits-fils d’indigènes ? Qui n’a pas vécu l’expérience du frère qui tue le frère doit remercier Dieu qui l’en a exempté.

Ce furent d’inoubliables mois de combats à l’insu du monde, dans une aventure que nous n’avions pas voulue mais que l’ambition des hommes nous a imposée. Il nous a fallu apprendre à tuer le compatriote, le voisin, parfois le frère, brûler la même chair il nous a fallu apprendre à haïr, ce qui fut le plus dur, haïr notre propre sang, fabriquer de nouveaux orphelins, nous qui en avions déjà tant. (…)

Ainsi parlait Vétéran Ya, quelques-uns de ces soirs où il faisait beau, sous le figuier, d’une guerre oubliée.

Le croyait-on ? Nul ne l’a jamais su. 

(Extrait de «Pieds-noirs » le nouveau livre de Mohamed Benchicou  à paraître prochainement)

Auteur
Mohamed Benchicou

 




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