Jeudi 3 mai 2018
Un champ médiatique toujours en « gésine »
Sur les étalages des buralistes des villes algériennes, s’amoncellent chaque matin plus d’une vingtaine de titres de journaux-papier, après que l’on eut dépassé la centaine, il y a quatre ans de cela. Internet est également investi par la corporation des journalistes, donnant ainsi lieu à des dizaines de sites qui n’ont pas tous la vocation de donner l’information, puisqu’on rencontre des sites « patchwork » compilant des articles publiés ailleurs, des informations locales propres à certaines villes du pays, mais qui sont rarement mis à jour et des sites qui tiennent plus d’un blog personnel que d’un moyen d’information.
Le paysage médiatique national est aussi faussement bariolé par la dizaine de chaînes de télévisions privées créées au cours de ces dernières années et qui continuent toujours à bénéficier du statut « offshore ». La Télévision publique, avec ses fausses variantes, continue chaque jour davantage à mériter sa peu flatteuse épithète d’ « Unique ».
Dans la presse arabophone, elle est plutôt traitée d’ « Orpheline » (Al Yatima), alors que, paradoxalement, elle a un père- le système politique qui ne croit en la démocratie que dans sa version formelle, sans contenu réel- et une mère, l’Algérie malmenée, violentée et mise sous le diktat de la pensée unique en plein 21e siècle.
Mais, en quoi les journaux, les sites internet, les télévisions, les radios (exclusivement publiques, celles-là), peuvent-ils être utiles pour consacrer ce bel idéal du droit à l’information des citoyens et cet autre précieux principe de la liberté d’informer? La formation de l’opinion bénéficie-t-elle d’une quelconque avancée pédagogique et d’un engagement sur le plan de l’honnêteté intellectuelle?
Des litanies
L’on eût bien souhaité que la litanie sur le professionnalisme à laquelle se livrent à tout bout de champ et de façon machinale ceux qui ont eu à présider, au cours de ces dix dernières années, aux destinées de la Communication, ait un brin de poids sémantique, aussi bien dans la bouche du commis de l’Etat qui en fait une valeur sacrée, que chez les gens de la corporation de la presse auxquels il s’adresse.
Il se trouve que, sur point, une partie de la presse dite indépendante a été « contaminée » par les élucubrations des médias publics. Ne rencontre-t-on pas des attaques, des démentis, des suites, des pseudo-analyses sur des sujets d’information qui n’ont pas été…donnés préalablement? On suppose que le lecteur ou le téléspectateur connaît déjà le sujet. Il n’a pas besoin d’être ni rappelé ni encadré dans son contexte. Si les médias publics usaient à volonté de ce procédé, c’était à dessein. Une manière de vouloir « discréditer » un fait ou un événement et d’en faire un « non-événement ». Mais, reproduit dans les rédactions « indépendantes », cela équivaut un grave biais pédagogique, qui fait entorse au principe même de la communication.
Comment, avec un professionnalisme qui cherche encore ses marques, compte-on informer objectivement le citoyen et former honnêtement l’opinion?
Une constellation de titres
L’Algérie est passée, depuis maintenant plus d’un quart de siècle, d’une presse exclusivement gouvernementale et de sous-produits du parti unique, à une constellation de titres privés que le professionnalisme et la déontologie n’ont pas encore complètement pénétrés complètement. Le généreux principe et la loyale logique voudraient que l’esprit de responsabilité aille de pair avec le principe de l’autonomisation de l’élite culturelle et la libéralisation du commerce des idées. En d’autres termes, dans un contexte de contrôle total de la société par le Léviathan qu’est le parti-Etat, le journaliste n’était pas comptable de la nature de l’information débitée par l’organe pour lequel il travaillait. La ressource humaine étant considérée dans ce cas de figure comme une machine de production d’une rhétorique sur commande. S’aligner ou se démettre, tel était le douloureux choix auquel furent réduits pendant les années de plomb nos hommes et femmes de plume. Nous commençons à peine à évaluer les dégâts moraux, culturels et politiques de telles dérives qui ont fait du quatrième pouvoir un moyen de répression et de castration de toute la société.
Adverse fortune
L’initiation du pluralisme médiatique à partir de 1990 – largement tronqué, à l’époque, de son versant audiovisuel, avait permis de grands espoirs dans la société, comme elle a fait naître de légitimes ambitions dans la corporation des journalistes. Ce fut la grande « aventure intellectuelle », comme la dénommèrent certains de ses acteurs. Des titres naissent, d’autres disparaissent. La mobilité des emplois s’accroît au fur et à mesure que se mettent en place de nouvelles conditions de travail ici ou là. On a l’impression- mais ce n’est qu’une impression- que la presse écrite algérienne vit une révolution comme celle connue en Europe à partir de mai 1968.
Le paysage médiatique algérien est là, forgé dans l’adversité face à une administration tatillonne, à une justice à la main lourde, aux réflexes bureaucratiques de ceux qui n’ont pas encore digéré la libération de la parole et de la pensée, au terrorisme intégriste qui a éliminé une partie des meilleures plumes et, enfin, face aux nouveaux empires financiers générés par une transition économique trop lente, car toujours engluée dans la rente pétrolière.
Trahison des clercs ?
Quel bilan moral, pédagogique et intellectuel peut-on tirer d’une telle expérience vingt-huit ans après sa mise en route ? Une chose paraît certaine : l’importance numérique des titres produits et leur diversité chromatique n’incline pas à conclure à une véritable diversité du contenu. Hormis les quelques sujets communs de l’actualité journalière, l’on s’attendrait à des traitements personnalisés, spécifiques, de l’information desquels le cachet du journal est censé transparaître. Mis à part quelques cas d’efforts louables allant dans ce sens, le style machinal du genre « agence de presse » continue à avoir les faveurs de beaucoup de titres. Où est l’effort pédagogique d’information et de formation objective de l’opinion que le lecteur de 2018 est en droit d’attendre d’un organe d’information ? Étant des entités privées, les entreprises de presse ne sont pas pour autant déliées de l’obligation de produire une information vraie et complète sur l’actualité immédiate ou de proximité. Varié et bariolé le champ de la presse algérienne ? « Ils disent tous la même chose
Le chemin est certainement long pour l’ancrage d’une véritable pédagogie de la presse qui, dans sa relation dialectique avec le public, pourra un jour susciter le feed-back nécessaire à l’émergence d’un contre-pouvoir intelligent. Dans le domaine de la presse, comme dans les autres domaines de la production des idées, la théorie de la « trahison des clercs » chère à Julien Benda risque quelque part, à notre grand malheur, de voir se multiplier ses zélés défenseurs.