Samedi 29 juin 2019
Boudiaf, Matoub et l’adverse fortune de la démocratie en Algérie
Le contexte de la crise politique que vit l’Algérie depuis le mois de février 2019 a quelque peu relégué au second plan le souvenir de l’assassinat du président Mohamed Boudiaf, le 29 juin 1992. En réalité, même les années passées, la commémoration de cette journée n’a jamais été le fort des pouvoirs publics ou des partis politiques.
L’entretien de la flamme et du souvenir de Boudiaf a été plutôt été celui de certaines associations, de quelques intellectuels, des anonymes et de sa famille. Pourtant, dans la conjoncture actuelle, faites d’interrogations et d’inquiétudes, mais aussi d’espoirs et de volonté de faire aboutir les revendications portées par le mouvement populaire depuis cinq mois, l’image de Boudiaf s’impose d’elle-même, symbolisant à la fois une recherche éperdue d’une légitimité historique pour compenser ou colmater la cassure induite par les coups d’Etat- comme ce fut le cas le 11 janvier 1992-, et un bel espoir vers un avenir meilleur formé avec la jeunesse de l’époque, jeunesse à laquelle les années Chadli n’avaient pu offrir qu’une nomenklatura dégénérée et ringarde, un clientélisme rentier qui jettera à la marge des franges entière de la population, une répression sanglante qui fera près de 1000 morts en octobre 1988 et un lit qui allait préparer les couches de la république islamique.
Le contexte du Hirak, qui fait vibrer les villes et villages d’Algérie depuis, non pas le 22, mais le 16 février, lorsque le coup de starter vint de l’historique Kherrata, voit l’ombre du président Boudiaf planer et devenir sans doute plus prégnante que jamais. La jeunesse d’aujourd’hui réclame la disparition de l’ancien système; un système mafieux qui a neutralisé physiquement Boudiaf mois de six mois après sa prise de fonction. Le souvenir de Boudiaf remet aujourd’hui sur la table le besoin irrésistible d’aller vers des institutions légitimes, à commencer par celle de la présidence de la République. Cependant, les populations qui battent le pavé pendant 19 semaines, disent que cela ne se fera pas à n’importe quel prix, tenant à éviter ce qui s’apparenterait à une simple coquetterie électorale pour lesquelles les conditions politiques ne sont pas encore réunies.
À l’occasion de la commémoration du 26e anniversaire de l’assassinat du président Boudiaf, je voudrais rappeler pour le lecteur une séquence, datant de 2016, de la commémoration de l’assassinant de Matoub Lounès. Cet événement, qui avait eu lieu à Tizi Ouzou, n’avait pas manqué de charrier le souvenir de Boudiaf, d’autant plus que le fils de ce dernier, Nacer, assistait à cette commémoration sur la place de Tizi Ouzou. Et c’est à cette occasion qu’il fit une petite « révélation » au public, racontant ce que lui avait dit Matoub après la sortie de la chanson consacrée au défunt président. Le chanteur dira à Nacer; « Ton père m’a remis en question. Je n’ai jamais pensé, de ma vie, chanter pour quelqu’un du pouvoir« . Faisant dans la belle ironie dont il avait le secret, Matoub, ajoutera en direction de Nacer: « Ton père m’a détruit« .
Processus électoral mortifère
Après l’arrêt du mortel processus électoral, le 11 janvier 1992, qui avait consacré une majorité absolue au courant intégriste du FIS au sein de l’Assemblée populaire nationale, l’Algérie était dans le carrefour le plus délicat de son histoire contemporaine. Toute la nation était assommée par le résultat des élections. Trois millions d’électeurs avaient décidé de « sceller » le sort de tous les Algériens, à leur faire subir des changements dans la mode vestimentaire, dans la morale publique et dans le mode de gouvernance, à savoir une théocratie installée ad vitam aeternam. L’armée, qui s’était appuyée sur une partie de la classe politique d’alors et sur la société civile, décida d’annuler les élections. Le deuxième tour n’a pas eu lieu. Et on fit appel à Mohamed Boudiaf, un historique du FLN de la guerre de Libération, en exil au Maroc depuis près de trente ans, pour assurer la transition, avec quatre autres personnalités, dans une structure qui prit le nom de Haut comité d’Etat (HCE).
Main tendue
On parla alors, dans certains médias et milieux politiques, de « coup d’Etat », de renversement du régime et de toutes les notions qui évoquent le coup de force. Pourtant, les Algériens ont compris le message, simple et limpide, du nouveau président qui a tendu sa main à tous les citoyens et acteurs politiques. Boudiaf, malgré son exil marocain, n’a pas rompu les attaches avec la culture algérienne. Le diagnostic qu’il a fait de la dérive islamiste, qui avait permis le score obtenu par le parti intégriste lors de ces législatives, sera exhumé, plus de vingt ans après, par des analystes au lendemain des premiers mouvements du printemps arabe. En résumé, il dira que c’est la dictature et la corruption qui ont mené le peuple algérien au désespoir et, partant, au vote-sanction.
Un pays rongé par la rente et déchiré par les extrémismes
Les « desperados » ont vu dans la « morale » prônée par les milieux religieux comme une sorte de revanche sociale qu’il importait de réaliser avec tous les moyens. Alors, le futur martyr de l’Algérie n’hésitera pas à utiliser un terme, dont certains observateurs avertis avaient pesé tout le sens, et qui allait précipiter sa chute et…celle de l’Algérie. Il s’agit de la notion de la « mafia politico-financière » dont il tenait à faire une cible de sa politique d’assainissement des rouages de l’Etat et des institutions.
La chanson de Matoub – la seule qui soit consacrée au président martyr – décrit si bien l’état de l’Algérie, déchirée entre tous les extrémismes et engloutie par toutes formes d’injustice; comme elle relève aussi les intentions patriotiques de Boudiaf tendant à créer un nouveau « novembre 54 » moral et éthique.
Il fit un constat terrible de plusieurs institutions, désertées par la morale, l’honnêteté et la compétence. Boudiaf n’a pas hésité à déclarer l’école algérienne « sinistrée ». Le ministre de l’Intérieur, Mohamed Hardi, désigné un mois après l’assassinat de Boudiaf, donna les chiffres des enseignants ayant déjà rejoint les maquis islamistes. Boudiaf fit également état de la difficulté d’identifier et de faire émerger des cadres honnêtes et compétents, dans la confusion qui était celle de l’année 1992. Il l’avouera dans un entretien avec la chaîne française de télévision F3, dans l’émission « La Marche du siècle« , en évoquant son projet de faire remplacer l’APN, dissoute en décembre 1991, par un Conseil national transitoire, non élu. Il dira qu’il n’avait pas encore trouvé, au moment de l’enregistrement de l’émission (mars ou avril 1992), les 60 personnes par lesquelles il comptait pourvoir le CNT. La rectitude, l’honnêteté, la compétence et le dévouement n’étaient pas les qualités les mieux partagées dans un pays sustenté par la rente, le clientélisme et la corruption, et qui, pourtant, avait reçu, moins de quatre ans auparavant, la leçon d’octobre 1988.
Rassembler les forces vives de la nation
Après une première enquête, qui avait établi des « négligences coupables » et des responsabilités élargies dans l’assassinant, le 29 juin 1992 à Annaba, du président du HCE, alors âgé de 73 ans, l’affaire finit par se réduire à un banal « acte isolé », supposé être accompli par un certain Boumaarafi Lambarek.
Par-delà les événements et les faits, qui seront un jour mieux établis et décryptés par les historiens, le souvenir de Mohamed Boudiaf renvoie à cet élan primesautier, nourri par l’enthousiasme révolutionnaire. Un élan par lequel il comptait assainir les institutions et les segments de l’Etat frelatés par la corruption et le clientélisme. « Boudiaf a été assassiné, parce qu’il voulait rassembler les forces vives de la Nation pour un retour à la démocratie véritable. Les commanditaires du lâche assassinat ont empêché Boudiaf d’accomplir sa dernière mission dont l’objectif était l’élimination des mafias, la démocratisation du système et surtout la sauvegarde de l’Algérie« , soutiendra son fils, Nacer Boudiaf, en juin 2015, lors de la commémoration de l’assassinat de Matoub.
Amar Naït Messaoud