Mercredi 28 juillet 2021
Coup de grâce : soldat en Algérie et diverses réflexions s’y référant
Que retenir de ce temps passé aux armées, participant bien malgré moi aux hostilités en terre algérienne ; dix-huit mois de ma vie en attente de l’imprévu, dans un conditionnement militaire où tout pouvait survenir, le banal autant que le tragique, à chaque instant, improvisé ou redouté !…
Est-ce, le fait de me retrouver, sur le pont du Pasteur, en direction d’Alger, suite à la manigance d’une populaire vedette féminine, en faveur de son neveu ? Non, car sursitaire, j’avais déjà essuyé des revers, et puis, de nuit, la vue des Baléares, illuminées, édulcorait le fait d’être victime embarquée !
Est-ce, cette longue attente, une fois installé sur le débarcadère d’Alger-la Blanche, écoutant surpris sur un transistor, que je découvrais pour la première fois, le reportage de l’arrivée d’une étape du Tour de France ? Non, car sur place, des nouvelletés, je devais en découvrir d’autres, les Américains étant passés par là !
Est-ce, première nuit, tous endormis à proximité de Tizi-Ouzou, cette stridente rafale, brisant notre profond sommeil, une sentinelle venant d’abattre un âne, déambulant en liberté ? Non, car de tels affolements furent courants au fil du temps !
Est-ce, ce moment d’interrogation, installé sur la branche d’un olivier, cigognes caquetant au-dessus de ma tête : Allons-nous partir pour Suez, paquetages déjà prêts ? Non, car plus âgé que mes compagnons, c’est plutôt moi qui dopais leur mental !
Est-ce, mon baptême du feu, un certain premier novembre au soir, date anniversaire de l’ouverture de l’épisode algérien ? Non, car il fut bref et, enfant, j’avais déjà connu les horreurs de la guerre !
Est-ce, parce que, lors de cette fusillade furieuse mais de courte durée, deux de mes semblables sautèrent dans les feuillées, d’où ils ressortirent, sous les rires, bien emmiellés, tandis que moi, je rampais dans le contenu vineux d’un bouteillon renversé, à la recherche du fusil-mitrailleur, dont j’avais la charge ? Non, car ce fût franche rigolade, toute émotion évacuée !
Est-ce la grave blessure de François, un de mes compagnons d’infortune, qui lui valut la Légion d’Honneur ? Est-ce, le passage de cet appelé au pénible « tourniquet » de la Légion étrangère, puni pour avoir boxé un adjudant-chef, lui-même cité pour sa bravoure en Indochine ? Non, car pupille de la Nation, il s’était porté volontaire pour partir outre-Méditerranée et à son corps défendant, il devait, plus tard, profiter d’un emploi réservé à Paris, dû à la mansuétude d’un préfet, ancien félon, collaborateur de Vichy !
Est-ce, la lettre courageuse de Guy, autre incorporé, adressée au Président de la République lors d’une permission, refusant de repartir participer, disait-il, au génocide algérien ? Non, malgré seize mois de forteresse, car c’était laisser ses camarades seuls, face à leur sale besogne !
Est-ce le tragique affect du jeune sergent alsacien, Théo. S. qui livide, passa près de moi, sans me regarder, me disant, bouleversé : « je viens de tuer un gamin », modeste berger qui fuyait, effrayé devant nos troupes en action ? Non, car Théo., était militant chrétien pour qui l’ordre restait à la loi !
Est-ce ce jour, à double facette, où nous arrivâmes à temps pour désenfumer un couple et leur fille, enfermés dans le blockhaus familial, mais trop tard pour les grands parents, égorgés dans leurs toilettes ? Non, car je me rappelle aussi de ces surveillances de moissons où les propriétaires dégustaient larges paellas, tandis que leurs employés, un seul oignon dans le ventre, du matin au soir, travaillaient et suaient dans la poussière soulevée par leurs batteuses !
Est-ce, trouant la nuit, cette rafale assassine, tirée par une jeune recrue qui venait d’abattre son alter-ego de relève, cinq balles dans le corps ? Non, car pour comprendre, il faut avoir éprouvé la peur panique des gardes nocturnes, quand, seul, le moindre frisson d’une feuille d’olivier, détachée, peut glacer le dos d’une sueur paralysante !
Est-ce, la jambe perdue, suite à une embuscade, d’un conscrit oranais que j’avais entraîné aux pas cadencés lors de son passage au camp de Frileuse en France ? Non, car d’origine mi-arabe, mi-espagnole, il était d’accord pour que l’Algérie restât française !
Est-ce le souvenir de l’écoute au Mess, « d’Only You », avant chaque départ opérationnel, se disant que l’un de nous, n’en reviendra peut-être pas ? Non, car si l’un de nous, une fois n’est pas revenu, abattu à l’heure du casse-croûte, ce tragique destin ne se renouvelât pas et c’est heureux !
Est-ce ce retrait précipité un 14 juillet au soir, des soldats réunis en surveillance de moisson, devant de furieux autochtones, revanchards, parce que, la veille, une de leurs femmes avait été outragée ? Non, car cela a dû être répété à plusieurs reprises, en plusieurs endroits, la soldatesque, où qu’elle se trouve, se croit tout permis !
Est-ce cette particulière et embarrassante cérémonie, compagnie au garde-à-vous, en l’honneur de son commandant, lequel était décoré pour un fait d’arme auquel il n’avait pas participé, permissionnaire qu’il était alors, en Métropole ? Non, car ce même officier, indigne selon moi, m’avait déjà fort surpris, un jour d’opération en me disant : « Monsieur N ! – il me vouvoyait- « la conformité des lieux ne me semble pas à ce que j’ai sur la carte » ; et pour cause, il m’avait fait installer mon mortier à un kilomètre de l’endroit prévu. Bref, si j’avais tiré, ce sont nos soldats qui auraient, à coup sûr, reçu nos roquettes !
Est-ce, ce rendez-vous au Centre de commandement où l’on m’a demandé, assisté d’un autre sergent, de faire un faux-témoignage pour punir un fellagha, malade, fait prisonnier un jour d’opération ? Non, car, à la guerre, les mauvais coups sont souvent de mise !
Est-ce les cas de torture dont j’ai été le témoin, révolté mais impuissant, orchestrés par les harkis, toujours disponibles, voire par des gendarmes abusés par leur mission ? Non, car la férocité des combattants dépasse trop souvent ce que le moindre citoyen est susceptible d’imaginer !
Est-ce ces sorties nocturnes, opérées pour donner le change et justifier la mort d’un supplicié, censé s’être évadé ? Non, car le camouflage militaire ne s’arrête pas aux seuls canons !
Est-ce, ces moments privilégiés où, en proche fin d’après-midi, à l’entrée d’un café maure, infirmier sans arme, mais par deux sentinelles assisté, heureux, je soignais les furoncles de beaucoup d’enfants, plus de garçons que de filles, quelques adultes, jamais de femmes ? Non, car les soins prodigués étaient pour moi, exercice de compensation à la peur légitime que je lisais dans les yeux des fillettes, croisées lors de nos perfides opérations !
Est-ce, retour de Bouisseville, le fait d’avoir, pour la première fois de ma vie, dormi dans des draps de couleur, récupéré par un fermier propriétaire qui m’avait offert gîte et couvert ? Non, car le même homme pouvait, dès le lendemain abattre de soi- disant rebelles, parmi lesquels ses propres ouvriers !
NON, ce qui subsiste en ma mémoire, c’est ce coup de grâce, porté à un suspect, arrêté lors d’un bouclage de douar. Après nous avoir demandé, en vain, la permission d’embrasser ses enfants, il jaillit brusquement pour dégringoler une pente rocailleuse ; un tir de mitraillette le stoppa dans son élan ; mort, il gisait au creux d’un ravin. Un gendarme, seul assermenté, devait en faire le constat, et moi, infirmier, devait, médicalement, confirmer le décès ; mon partenaire me demanda – c’était l’usage – de donner le coup de grâce. Interloqué, je refusai et lui tendis mon pistolet ; il s’exécuta ; je vis alors apparaître, à la tempe du supplicié, à l’origine d’une petite béance, un peu de mousse cérébrale, entourée d’un liseré rouge-sang, comme une corolle immaculée, ourlée d’un délicat velours pourpre !
Avec, partagé, le respect que je dois à François et Guy, je garderai, toujours présente à mes yeux, cette indélébile, vision de cruauté guerrière !…
Michel Nigaud
P.S. Michel Nigaud : 5e Cie du 93e R.I. Tizi Ouzou (Kabylie) et 8e GCP, Dombasle (Oranie) entre juillet 1956 et décembre 1957.