27 novembre 2024
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Hirak, coronavirus et… le temps des langues populaires !

REGARD

Hirak, coronavirus et… le temps des langues populaires !

La mobilisation de la société et de l’administration de l’État pour contrer l’effet dévastateur du coronavirus devrait constituer un mouvement vertueux pour faire avancer la société algérienne. L’effet mouvement citoyen (Hirak) est bien là pour dynamiser cette mobilisation dans une forme de double détente (Hirak, coronavirus) pour la libération et l’autonomisation de la société, comme base d’une véritable société démocratique.

Dans cette étape de liens et de solidarités retrouvés entre les citoyens, le système politique ne doit pas jouer le blocage par l’instrumentalisation des forces de sécurité dans le fichage des militants du Hirak, les arrestations kidnappings, les procès expéditifs et la fermeture de sites d’information indépendants, afin de verrouiller la société et de construire demain ‘’la paix des cimetières’’.

Pour cela, les services de sécurité algériens, quelle que soit la désignation (DRS, …), devraient rompre avec l’école et les méthodes du passé (KGB, Stasi, Securitat, Savak, …) de caporalisation de la société. La société se protège efficacement par le plein exercice de la citoyenneté.

Dans tous les pays du monde,  les avancées les plus importantes dans les domaines du savoir, des technologies et de l’organisation socio-politique ont lieu souvent après les grands chamboulements, comme les guerres ou les événements majeurs (catastrophe naturelle, pandémie, révolution, …) qui impactent la société en profondeur. Les prémices des changements sont souvent observables pendant ces événements.

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L’émergence remarquable des langues du peuple (tamaziɣt et darja)

La libération de la parole et la prise en main par les manifestants des langues nationales algériennes (tamaziɣt et darja) dans le mouvement de dissidence citoyenne (Hirak), par les slogans dans les marches pacifiques, la poésie contestataire, l’usage de l’écrit dans les réseaux sociaux, est un indicateur structurant de la réappropriation identitaire. 

On revendique désormais, sans complexe, dans sa langue de tous les jours. On peut sans risque parler de libération de la parole féconde !

La nouvelle secousse imposée à la société par la lutte contre la pandémie Covid-19 est arrivée, sur la lancée du Hirak, donner une nouvelle impulsion à cette reprise en main des langues du peuple. Devant la nécessaire efficacité du langage pour l’échange entre le peuple et avec l’administration, et surtout l’émergence d’acteurs nouveaux dans le champ médiatique, comme tous les personnels de la santé, médecins, administrateurs médicaux, le temps n’est plus à la phraséologie arabo-islamique. Tous ceux qui interviennent sur les ondes pour expliquer et donner des conseils utilisent la langue du peuple qu’ils maîtrisent le mieux. L’efficacité du message prime sur la politique.

Tous n’est pas acquis cependant. Il suffit d’écouter le message de prévention, en arabe classique, qui est diffusé sur toutes les radios régionales et nationale dans le but d’informer et donner les conseils élémentaires pour la protection contre le coronavirus. C’est presque de la liturgie et il est d’une longueur révoltante. C’est une insulte à la concision et à l’efficacité. Le message équivalent en tamaziɣt est quatre fois plus court et d’une clarté limpide. 

Cette concision de la langue tamaziɣt (1) n’est pas fortuite. Elle est le résultat de la dynamique populaire de réappropriation linguistique et de la multitude de travaux  et de créations depuis des années (publications de romans, de nouvelles, d’essais, d’études spécifiques, …).

L’usage croissant dans les réseaux sociaux (fb et autres) et dans les échanges des courriers électroniques est un accélérateur incontestables de sa généralisation.  Il y a une progression fulgurante de la langue tamaziɣt dans le monde moderne par l’adoption et l’usage du vocabulaire moderne. Les animateurs des stations de radios, comme les invités, intègrent naturellement le vocabulaire nouveau correspondant à l’organisation administrative et à la situation politique et sanitaire du pays. C’est fluide et ça passe très bien.

La machine créative s’emballe parfois, dans l’enthousiasme, et la création lexicale (néologismes) est devenue presque une affaire publique, celle de tout un chacun. ‘’Tout les Algériens sont des linguistes’’, pour paraphraser Fellag. Dans Facebook, des groupes se forment pour trouver des néologismes, s’en suit alors des débats, des propositions sans fin. Le résultat n’est pas toujours au rendez-vous, mais il y a un changement de paradigme : on se situe désormais dans le domaine du possible : « c’est à nous de combler les lacunes de la langue de nos ancêtres qui est la plus ancienne langue du bassin méditerranéen encore vivante ».

Les linguistes / universitaires assistent à ce fourmillement et certains interviennent constructivement  pour modérer les débats. Une expression a même été introduite pour exprimer cette ébullition excessive et les dérives : ‘’la linguistique fast-food’’ !

La prochaine étape, au-delà de la généralisation de tamaziɣt dans l’enseignement à l’échelle nationale, c’est son introduction dans l’économie. Un enjeu de taille. Si l’intégration de tamazight sur les frontons des administrations de l’État est une bonne chose, elle n’est pas suffisante. Il faut passer à la vitesse supérieur : son introduction dans l’économie, comme langue de travail et des échanges, des contrats, de l’étiquetage des produits, de la publicité, etc.

L’engagement de la nouvelle élite dans le combat linguistique et la citoyenneté.

Cet enthousiasme et la profusion des contributions sont dus à l’engagement des nouvelles générations de l’élite nationale. C’est une chance, car la précédente, celle de 1962 et de l’après, qu’elle soit francophone ou arabophone, a méprisé les langues du peuple et… le peuple avec.

Dans une contribution dans la revue des Temps Modernes des années 1970, Mbarek Redjala (2) donne une explication rationnelle de cette marginalisation  : ceux qui s’opposent aux langues du peuple (tamaziɣt et arabe populaire/darja), c’est l’élite qui a perdu le contact avec ces langues et qui a elle-même perdu les capacités élémentaires de s’exprimer dans ces langues. D’où son mépris pour ces langues populaires.

Ce constat peut être complété ainsi : il y a deux conduites spécifiques (des francophones et des arabophones), mais dont le résultat est identique, la négation de la légitimité des langues du peuple :

a) Les francophones par condescendance et mépris pour les langues du peuple, et celui-ci est déclaré inculte et rétrograde (3). En ce temps-là, les voix de Mouloud Mammeri et de quelques autres étaient inaudibles.

b) Les arabophones, sont pour la plupart ceux qui ont étudié dans les universités arabes, pendant la guerre de libération nationale. Ils sont revenus majoritairement des militants arabo-islamistes / baâthistes (nationalistes arabes). Leur credo est d’effacer toute trace de l’amazighité dans le pays, qui est pour eux synonyme d’une époque révolue et détestable de la djahiliya (l’avant islam) ;  ils expriment aussi, comme les francophones, le même mépris pour ces dialectes des bergers !

c) Les islamistes, qui son arrivés sur la scène politique à la fin des années 1970, sont des adversaires par principe des langues populaires. Pour eux, celles-ci ont une tare de naissance : tamaziɣt et darja ne sont pas des langues nobles du coran.  L’ancien responsable des Oulémas, Bachir Ibrahimi, l’avait même écrit dans la revue el Baça’ir dès les années 1940 : « … Quelle est cette voix discordante qui nous écorche les oreilles de temps à autre …Quelle est cette voix hideuse qui s’est élevée il y a quelques années à la radio algérienne en diffusant des informations et des chansons en kabyle…».

Aujourd’hui, les imams islamistes verrouillent leurs prêches en arabe classique/coranique uniquement. Qu’importe si l’auditoire capte moins de 10 % du prêche (4).

Aussi, le prétexte utilisé actuellement pour parasiter la généralisation de tamaziɣt dans la vie nationale, en avançant le préalable de son écriture en caractères arabes, n’est pas loin des positions des Oulémas des années 1940… l’islamiste Djaballah ne dit pas autre chose que Bachir Ibrahimi.

On peut supposer aujourd’hui, avec une forte probabilité, que l’interdiction de publication du journal Tiɣremt, écrit en langue tamaziɣt utilisant les caractères latins, est une concession du pouvoir à ces islamistes. 

L’exemple du luxembourgeois (5)

Cette dynamique nouvelle d’accession d’une langue du peuple à l’officialité et au prestige n’est pas spécifique à la langue tamazight et la darja. 

En Europe, il se passe un phénomène similaire pour la langue du Luxembourg, le luxembourgeois, qui est un parler germanique. 

De dialecte populaire, il devient une des langues officielles de l’UE et langue officielle de l’État luxembourgeois (Duché de Luxembourg). Son introduction dans l’administration et l’économie est une réalité. La maîtrise de cette langue est obligatoire pour tous les travailleurs étrangers qui postulent pour travailler au Luxembourg sur les chantiers ou au contact avec le public. Des formations en accéléré sont organisées partout. 

Aussi, la population luxembourgeoise se met à l’écrit de la langue qu’ils ont toujours parlée, sans complexe, même s’ils font des fautes d’écriture au début, il y a une tolérance collective. (voir l’excellent article du Monde diplomatique de janvier  2020). 

A.U L.

Notes :

(1)  un proverbe amaziɣ connu sur la nécessaire concision de la parole : «   awal ma wezzil ifra, ma ɣezzif ad d-irnu kra » (la parole courte et concise va droit au but, si elle s’allonge au-delà du nécessaire, elle est source de confusion/malentendu).

2) Mbarek Redjala, professeur agrégé, chercheur au CNRS en retraite, membre fondateur du GEB (Groupe d’Etudes Berbères de l’université Paris VIII, Vincennes) au début des années 1970 ; ancien militant du FFS, vit en exil depuis 1968, après avoir échappé de justesse à une tentative d’arrestation par la sécurité militaire (SM) à Alger.

(3) L’expression de Abdelhak Brerhi, alors ministre de l’enseignement supérieur en avril 1980 lorsqu’il est allé rencontrer la communauté universitaire à Tizi Ouzou (lieu : restaurant universitaire du campus Hasnaoua) pendant le pintemps berbère : « Dja bach yetravirsi, krazato tunubil » (il allait traverser la rue lorsqu’une automobile l’a écrasé). Une phrase qui devait être en dardja, mais elle est plus en créole que la darja véritable. Cette phrase de la part du ministre, c’était pour se moquer et dévaloriser l’une des langues du peuple algérien. 

4) Ce que les fidèles ne peuvent pas faire dans la mosquée, d’autres citoyens le font ailleurs. Une scène mémorable du film ‘’Omar gatlato’’ de Merzak Allouache, le montre merveilleusement : dans cette scène, des spectateurs étaient assis dans une salle de spectacle où se jouait une pièce de théâtre en attendant les chanteurs prévus au programme ; dès le début, le roi sur scène commençait par une tirade en arabe classique : « ana soltan bi la hubb ! » (le suis un roi puissant mais sans amour). A ce moment-là toute la salle se leva pour chasser les acteurs et réclamer à l’unisson : « Chaou ! Chaou ! Chaou ! (ramenez-nous donc Abdelkader Chaou),  chanteur célèbre dans le chant chaâbi/populaire algérois.

5) Le luxembourgeois, langue officielle de l’Union européenne, voir l’article ‘’Comment s’invente une langue’’, Monde diplomatique de janvier 2020, pp. 1, 8 et 9.

 

Auteur
Aumer U Lamara, physicien, écrivain 

 




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