Dimanche 17 mars 2019
Un cadre fédéral pour sauver l’Algérie
L’enjeu politique majeur de cette période cruciale que traverse l’Algérie est l’instauration de la démocratie. Comment faire respecter les valeurs démocratiques à un pouvoir totalitaire qui règne sur le pays depuis 54 ans et pour qui l’unité est toujours assimilée à l’«unicisme» et la diversité à la division?
La philosophe Hanna Arendt, dont l’analyse du totalitarisme continue à faire autorité, a défini les caractéristiques propres de ce concept: «Unité entre l’armée, la société et l’État. Aucune liberté individuelle ou collective. Les fonctionnaires de la police politique sont au-dessus des lois et de la justice légale mais illégitime.
Le totalitarisme n’est pas un régime politique, mais une dynamique autodestructrice reposant sur une dissolution des structures sociales». C’est le duo Ben Bella/colonel Boumediène, imposé du Maroc par la bande du colonel Boussouf, fortement soutenue sur les plans politique et militaire par l’Égypte du colonel Nasser, qui instaura le totalitarisme. Il est «légalisé» par Boumediène après le coup d’État de juin 1965.
Il imposa l’idéologie «l’arabo-islamisme», centrée d’abord et avant tout contre les Kabyles, qu’il accusait d’être des «racistes» et des «séparatistes» à cause, entre autres, du soulèvement de la Kabylie pour la liberté et la démocratie (19631965) par le Front des forces socialistes (F.F.S.).
Kateb Yacine intervint pour désamorcer cette emprise: «Il serait absurde, déclara-t-il, de crier « Algérie arabe », « Algérie kabyle » ou « Algérie française ». Nous sommes trilingues, situation en vérité exceptionnelle. Nous devons donc développer parallèlement les trois cultures. Nous devons être ouverts à toutes les influences. Ce sera notre force dans l’avenir.»
Par ailleurs, des rumeurs circulaient à Alger où j’étudiais lors de la Guerre des Six Jours (juin 1967) qu’une grande partie des soldats algériens envoyés contre Israël étaient Kabyles. Lors du «Printemps Berbère» de 1980, le président de la «République algérienne démocratique et populaire», le colonel Chadli, s’emporta contre la Kabylie en déclarant: «Nous avons frappé le colonialisme à la tête, et voilà qu’il remue la queue».
Il entama la «dékabylisation» de l’armée algérienne en envoyant des officiers supérieurs kabyles soit à la retraite soit transférés dans le Sud . Le clivage historique demeure: totalitarisme/démocratie.
La seule alternative possible et crédible à un éventuel statu quo «bien maquillé» du type de «changement dans la continuité» ne peut émaner que d’une deuxième révolution , la «Révolution démocratique» qui permettrait une refondation totale de l’État policier en un État de droit. Et cet État ne peut être que fédéral parce que, pour la première fois, on aura reconnu les réalités objectives du pays, à savoir qu’en Algérie, il y a des gens qui veulent vivre sous la loi coranique (la charia) ; d’autres qui continuent de rêver au panarabisme ; et enfin, il existe des gens qui croient profondément à la démocratie républicaine moderne.
Comment peuvent coexister pacifiquement ces trois idéologies antagoniques en dehors d’un cadre fédéral? Malheureusement, l’espoir d’une «Révolution démocratique» est très mince tout simplement parce que le peuple algérien est élevé depuis plus d’un demi-siècle dans l’ignorance, la peur, la terreur et le mensonge. Que faire? Mais comme la conjoncture internationale est positive pour faire avancer la démocratie, il y a de l’espoir qu’une élite de la nouvelle génération émerge et prenne acte. Elle évitera la violence et poussera vers un débat démocratique que l’Algérie n’a jamais connu depuis l’indépendance.
Par ailleurs, la conjoncture internationale pousse vers le fédéralisme pour faire face aux revendications légitimes des «minorités» et à la mondialisation du marché. La question du développement, à l’échelle planétaire, est désormais posée en fonction de culture, raison pour laquelle l’ONU avait déclaré les années 1990, la «décennie de la culture» et ce, suite à la Déclaration universelle des droits des minorités, issue de la Conférence internationale sur les droits des minorités tenue à l’Université Laval à Québec du 5 au 8 mars 1985 et à laquelle j’avais participé comme président de l’Association des berbères du Québec (A.B.Q.)
Après mon intervention, j’étais contacté par un éminent conférencier canadien, Me Jules Deschênes, membre de la souscommission de la lutte contre les mesures discriminatoires et pour la protection des minorités à l’ONU. Auparavant, il était juge en chef de la Cour supérieure du Québec. Il m’avait mis en contact avec le Secrétariat du Centre des droits de l’homme de l’ONU à Genève.
Dans sa lettre du 3 juin 1985, Salem Chaker me dit: «Ton intervention aux Droits des minorités a été remarquée et a été sue jusqu’ici: Aït (Ahmed) m’en a parlé récemment au téléphone». Et dans sa lettre du 14 octobre 1985, Salem Chaker m’écrit: «Je reviens de Suisse où j’ai pu avoir une série de contacts très positifs avec les organisations internationales: Centre des droits de l’homme de l’ONU, Commission internationale des juristes, Conseil œcuménique des Églises, Ligue suisse des droits de l’homme… Partout, j’ai reçu le meilleur accueil et tous se sont déclarés solidaires de la Ligue algérienne de défense des droits de l’Homme (L.A.D.D.H.). Je m’aperçois du reste à posteriori que j’aurais dû suivre dès le printemps dernier la piste ONU que tu m’avais indiquée: ils sont très réceptifs.»
Parallèlement, nous menions des démarches pour la libération des personnes arrêtées injustement et maltraitées auprès de Amnesty International, qui avait pris une «urgent action» le 27 novembre 1985. (Dossier: AI ; Index: AFR 11/03/85; Dist.UA/SC) Lors de la conférence de presse tenue conjointement par l’Association des berbères du Québec et la Fédération internationale des droits de l’homme (F.I.D.H.) à Montréal, le 3 juillet 1987, nous avons demandé la libération immédiate de tous les prisonniers politiques en Algérie et la reconnaissance officielle par les autorités algériennes de la première Ligue algérienne de défense des droits de l’Homme (L.A.D.D.H.) dont un des principaux initiateurs, Me André Ali Mécili, venait d’être lâchement assassiné par le pouvoir algérien à Paris, le 7 avril 1987.
Enfin, le fédéralisme, c’est connu, est un concept ouvert, un système intégrateur. C’est le partage des pouvoirs constitutionnels entre un gouvernement central et les différentes régions ou collectivités. Pour l’Algérie, les fondements de ces régions ou collectivités reposent sur la guerre de libération nationale qui avait imposé, avant son déclenchement, et ce, suite à des décennies de débats, la reconnaissance des 6 régions naturelles, géographiques, historiques, socioculturelles et linguistiques du pays: Les Aurès, le Constantinois, la Kabylie, l’Algérois, l’Oranie et le Sahara.
En partant de ce postulat, les Algériens éviteront les faux débats. «Ceux qui rendent une révolution pacifique impossible rendront une révolution violente inévitable.» (John F. Kennedy).
A. O.
Notes
Amar Ouerdane, Les Berbères et l’arabo-islamisme en Algérie, Montréal, éd. KMSA, 259 p., 2003. (Réédition du livre La Question berbère… édité en 1990) Hannah Arendt, Le système totalitaire, éd. Le Seuil, 1972 (Les Origines du totalitarisme, USA, 1951) T. M. Maschino et Fadéla M’Rabet, L’Algérie des illusions, Paris, éd. Robert Laffont, 1975, p. 243 Mohammed Harbi, La «dékabylisation» de l’armée algérienne, Peuples Méditerranéens Mediterranean Peoples, Numéro 11, avril juin 1980, pp. 3137
Voir le Communiqué de presse de la F.I.D.H. (FIDH/SQC/JCB/31) «Les droits et liberté en Algérie vingt-cinq ans après l’indépendance». Voir aussi ma position personnelle dans le quotidien Le Devoir des 24 avril et 6 juillet 1987.