22 novembre 2024
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Multipliez-vous et fleurissez !

Cafés littéraires :

Multipliez-vous et fleurissez !

Problématique générale

À ma connaissance, tous les changements sociaux fondamentaux intervenus dans le monde furent précédés, préparés et nourris par des changements d’ordre culturel, au sens le plus large.

À l’ouest, les philosophies « cynique », stoïcienne, épicurienne et sceptique ont joué un rôle certain dans l’élimination du système esclavagiste. L’idéologie chrétienne a beaucoup pris de ces philosophies en ce qui concerne l’attention accordée aux plus démunis, la fraternité universelle et la force d’affronter les  dominateurs. Cet aspect égalitaire a favorisé l’irruption de révoltes paysannes dans les pays ayant adopté le christianisme, puis l’élimination du féodalisme au bénéfice du capitalisme.    

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À l’Est, en Chine, la philosophie taoïste a permis et nourri des révoltes paysannes contre les castes exploiteuses dominatrices impériales.

Sans s’élargir dans cet exposé historique, arrivons à des faits plus récents.

On sait qu’elle fut l’importance de la philosophie des Lumières dans l’accouchement de la Révolution française de 1789. On sait un peu moins combien l’apparition d’une culture progressiste, dans le bon sens du terme, a préparé la révolution prolétarienne russe (avant sa  récupération par le bolchevisme). On sait encore moins (en Occident) le rôle décisif que joua l’avènement d’une culture moderne et progressiste dans le surgissement de la révolution populaire en Chine (avant sa récupération, là aussi, par le bolchevisme maoïste).

En Algérie, aussi, dans une mesure beaucoup moindre mais néanmoins pas négligeable, l’éveil d’une élite autochtone a donné naissance à un mouvement culturel qui prépara le déclenchement de la guerre de libération nationale.

Aujourd’hui, suite à la faillite, d’une part, du système capitaliste (quoique disent ses thuriféraires), et, d’autre part, du système marxiste incarné par les pays qui s’en réclamaient (quoiqu’en disent les nostalgiques d’un marxisme « encore vivant »), l’humanité est devant la nécessité de produire un mouvement culturel conséquent d’émancipation démocratique réelle, afin de parvenir à un changement social du même genre. Dans ce parcours, il n’est pas étonnant que des obstacles nombreux s’opposent à cet idéal, comme ce fut le cas envers tous les mouvements d’émancipation connus par l’humanité dans le passé.

Problématique algérienne

Que l’on me permette de partir d’une expérience personnelle. Dans les années 1968-1972, j’avais créé le Théâtre de la Mer avec un but clair : qu’il devienne un noyau, une étincelle pour créer de nombreuses compagnies du même genre à travers le territoire national ; puis, que ces troupes deviennent des foyers de production culturelle contestatrice de la dictature militaire alors en place (1), avec l’espoir de contribuer à la création d’un mouvement culturel assez puissant pour permettre l’émergence d’une force sociale capable d’éliminer la dictature au profit d’une société réellement démocratique. Le rêve ne se réalisa pas. Non pas qu’il était utopique ; simplement, les conditions objectives et subjectives n’étaient pas présentes.

Il semble qu’aujourd’hui la naissance de cafés littéraires se place dans cette perspective de contribuer à l’émergence d’un mouvement culturel, en vue de favoriser un mouvement social de changement démocratique.

La caste étatique l’a compris, en s’y opposant par toutes sortes d’obstacles bureaucratiques,  et d’interdictions à l’activité de ces cafés littéraires. Lesquels résistent tant bien que mal.

À ce point, une précision s’impose. Les cafés littéraires commettraient une erreur grave à vouloir remplacer une activité politique déficiente ou absente. Par là, ils démontreraient une incompréhension grave du rôle de la culture, en tant que telle, comme facteur de préparation d’un changement social démocratique.

Mésestimer la culture, ou la considérer comme secondaire, en vue du changement social, c’est commettre deux très graves erreurs.

En premier lieu, c’est ignorer la fonction historico-sociale de la culture. Elle est, comme mentionné auparavant, de préparer et favoriser l’émergence d’une conscience sociale apte à opérer le changement démocratique. Cette culture comprend philosophie, sciences dites humaines, poésie, nouvelle, roman, théâtre, cinéma, musique, etc. Toutes les castes dominantes connaissent la fonction libératrice de ce genre de culture, puisqu’elles l’entravent de toutes les manières possibles, de l’interdiction d’une réunion jusqu’aux autodafés de libres, à l’emprisonnement et même l’assassinat. Durant la « décennie sanglante », les islamistes radicaux, eux aussi, avaient compris cette fonction émancipatrice de la culture, puisque, après avoir visé les gens du pouvoir étatique, ensuite ils assassinaient des gens de culture, ainsi que des enseignants qui avaient le courage de continuer à maintenir l’existence d’écoles. C’est dire jusqu’où peut aller le fascisme, version cléricale. Quant à la caste étatique dominante, ce qu’elle assassine dans les écoles actuellement, c’est l’esprit ouvert, critique, capable de produire des esprits libres et solidaires.

Encore  aujourd’hui, les Islamistes totalitaires savent comment employer le champ culturel pour préparer leur future hégémonie politique (voir ce qu’en dit Hebib Khalil). À propos de ce qu’il dit, j’estime plutôt que ces personnes, au contraire de son affirmation, préparent l’irruption du parti politique qui leur convient. Pour cela, ils emploient le facteur temps et le moyen culture pour le créer. N’étant pas des autogestionnaires, il ont absolument besoin d’une organisation hiérarchique autoritaire pour transformer leur « culture » en action pratique insitutionnelle. Pour cela, ils auront absolument besoin d’un parti politique (sinon quelque chose dans ce genre). Attention donc à ne pas  considérer uniquement le temps présent ou l’immédiat court terme ; il faut, également, ne pas perdre de vue le moyen et le long terme.

La deuxième erreur consiste à vouloir sauter les étapes, à savoir vouloir opérer un changement social alors que n’existe pas le substrat culturel nécessaire à l’émergence de cette action sociale (on a compris la préférence accordée, ici, au « social » plutôt qu’au « politique », trop restrictif). On ne force pas la main à l’évolution historique et aux conditions qui assurent l’émergence d’une conscience sociale. Celle-ci, qu’on le veuille ou non, est tributaire d’une exigence précédente : une conception culturelle, au sens le plus large du terme. Quitte aux partis de jouer leur rôle, et, surtout, aux associations citoyennes d’opérer dans le champ politique.

Certes, la politique a une dimension culturelle ; de même, la culture a une dimension politique. Mais les deux ne se confondent pas. Les confondre, c’est tomber dans le totalitarisme. On en connaît les méfaits. Quand, par exemple, au temps de la dictature militaire de Boumediène, le P.A.G.S. (parti d’inspiration marxiste, alors dominant dans l’opposition) a caporalisé les gens de culture, nous avons constaté le résultat : l’abaissement de la production culturelle, devenue médiocre parce que mise au service d’une vision politique étriquée. Ce fut le stakhanovisme version algérienne. Le P.A.G.S. ne faisait que suivre ce qui eut lieu dans tous les pays soumis au régime marxiste, à commencer par la Russie. La culture, auparavant florissante parce que critique (en dépit des gouvernants précédents), fut réduite, au nom du tristement « réalisme socialiste », à un embrigadement dont le résultat fut la médiocrité la plus servile. Soyons précis : cette régression ne commença pas avec Staline et son serviteur Jdanov, mais du vivant même de Lénine : rappelons-nous son jugement méprisant à l’encontre de Maiakovsky (qui finit par se suicider).

À l’époque actuelle, en Algérie, comme dans d’autres pays, ceux qui ont compris ce processus de la culture comme condition de changement politique sont les islamistes. Leur activisme religieux est leur culture. C’est ainsi qu’ils « gagnent les esprits et les cœurs », selon la formule consacrée, pour pouvoir obtenir leur soutien d’une manière générale, et, en particulier, leur vote électoral. À ce sujet, notons que la violence manifestée par les islamistes radicaux fut telle, durant la « décennie sanglante », qu’ils perdirent la majorité des « esprits et des cœurs ».

Même le nazisme dut, en partie, sa victoire, à une idéologie et à une « culture »précédente, faisant l’éloge du « Sur-Homme » et justifiant la réduction des « faibles » à l’esclavage (Nietzsche), du racisme et de l’antisémitisme.

Dès lors, aujourd’hui, en Algérie, il n’est pas saugrenu ni utopique de considérer les cafés littéraires comme un excellent moyen de faire naître et de diffuser une culture, dans le sens le plus général du terme, capable de constituer le terreau nécessaire pour une conscience sociale en mesure d’opérer un changement démocratique.

Peut importe l’adjectif « littéraire ». Il fait penser à une élite particulière, où le risque de l’égocentrisme, du nombrilisme et du carriérisme est à l’affût. L’essentiel est que dans le lieu (le « café ») se manifeste l’authentique culture, celle qui éveille les consciences à la liberté et à la solidarité d’une manière globale.

Pour y parvenir, il faudra du temps. Combien ? Nul ne le sait. Cette ignorance ne justifie aucun découragement, aucune résignation. Est-ce que les intellectuels du passé, cités au début de ce texte, savaient qu’ils assisteraient au changement social désiré ?… Pourtant, ils ont consenti tous leurs efforts pour favoriser son émergence. Même quand ils étaient certains de ne pas le voir.

Ajoutons ceci. Combien de personnes savent qu’au moment où une minorité de philosophes antiques dénonçaient l’esclavage, Platon et Aristote le considéraient comme un fait totalement « naturel » ?… Alors, aujourd’hui, pourquoi s’étonner si :

– Dans le monde, dénoncer le capitalisme comme système inique est encore le fait d’une minorité, tandis que des « cerveaux » du genre Platon et Aristote le considèrent « naturel » et « indépassable » ?

– En Algérie, créer des cafés littéraires pour contribuer à l’émergence d’une conscience sociale démocratique, est vu comme activité dérisoire, face à un régime étatique considéré comme « inébranlable » ?

Les gouttes de pluie, si elles s’accumulent continuellement jusqu’à un certain point, peuvent provoquer une action efficace. Pourquoi n’en serait-il pas de même avec les cafés littéraires ?

Le jour où, en Algérie, le nombre de cafés littéraires égalera le nombre de mosquées, le peuple algérien commencera à sortir de son aliénation culturelle. Alors, il songera à s’affranchir de son aliénation sociale. Cependant, que l’on ne se méprenne pas. Je n’oppose pas la culture à la religion, comme certains le font par méconnaissance de la réalité des faits. De la même manière qu’il y a une culture conservatrice totalitaire, en opposition à une culture progressiste libertaire, il y a une interprétation de la religion conservatrice totalitaire, en opposition avec une vision religieuse progressiste libertaire (notamment mysticisme et rationalisme, en l’occurrence dans l’Islam la vision sophiste et celle mu’tazilite, dans le Christianisme un Pierre Bayle, dans l’Hébraïsme un Maïmonide).

Certes ! Le chemin à parcourir est long, difficile et semé d’embûches de toutes sortes, la première étant l’hostilité de la caste étatique et de ses alliés en intérêts. Mais où donc ce chemin fut-il bref et facile ? Jusqu’à présent l’humanité fonctionne ainsi : chaque progrès réel décisif est payé au prix le plus cruel. Même l’Inde gandhienne n’y a pas échappé. Cependant, quel plaisir de contribuer à la liberté et à la solidarité sur cette planète ! C’est, déjà, être soi-même libre et solidaire.

Alors, vivent les cafés littéraires ! Qu’ils se multiplient et fleurissent, portant au peuple l’authentique printemps, le sien, réalisé par lui-même, sans chefs indigènes, ni manipulation étrangère !

K. N.

Email : kad-n@email.com

Notes

(1) Voir « Éthique et esthétique au théâtre et alentours », LIVRE 1. EN ZONE DE TEMPÊTES / PARTIE VII. LES ŒUFS DU PANIER / 1. Œufs cassés / 1.4. Mère stérile. Librement télé-déchargeable ici : http://www.kadour-naimi.com/f-ecrits_theatre.html

Auteur
Kadour Naïmi

 




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