25 novembre 2024
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Denis Martinez, chaînon médian de la peinture algérienne et de sa trame historico-mnésique (1)

Denis Martinez à Blida, 1967
De gauche à droite : Ben Baghdad, Akemoun et Denis Martinez à Blida, 1967.

Les accents ibériques de la Méditerranée ont longtemps ponctué la gamme idiomatique de l’Oranie et, très top à l’écoute des phonèmes du terroir plébéien, Denis Martinez combinera leurs sonorités séculaires au langage citadin ; opérant au milieu de la décennie soixante comme mises en garde, mots d’ordre de conscientisation ou de maïeutique, la syntaxe polyglotte intensifiait déjà les tonalités hybrides de bas-reliefs truffés de symboliques prophétiques et au bord desquels les vocables de l’arabe dialectal se joignaient au jargon populaire français.

Apparus dans le paysage artistique algérien comme les focales de l’histoire du sensible, les médiums et toiles devenaient parallèlement les repères de la contemporanéité esthétique en gestation au cœur du « Champ du Signe », ce pôle-miroir de la re-singularisation picturale investi au nom de l’affirmation du Soi à recouvrer, de la quête d’identité qui taraude habituellement le schéma mental et politique des nations nouvellement décolonisées.

Rehaussées de slogans stimulateurs et protectionnistes, les allocutions en vogue à l’İndépendance insistaient sur le consensus national à préserver face aux latentes ou possibles divisions. L’Armée des frontières usera des moyens coercitifs utiles au noyautage des espérances modernistes et démocratiques du Gouvernement provisoire de la république algérienne (GPRA) récalcitrant à un système de parti unique prêt à juguler la pluralité culturelle naissante, à filtrer la polysémie linguistique, à renier la dimension allocentriste de son appel du 17 février 1960. À la fois préventive et conviviale, la déclaration de Tunis annonçait aux Européens d’Algérie que « Si les patriotes algériens se refusent à être des hommes de seconde catégorie, (…) à reconnaître en vous des supercitoyens, par contre, ils sont prêts à vous considérer comme d’authentiques Algériens. L’Algérie aux Algériens, à tous les Algériens, quelle que soit leur origine. Cette formule n’est pas une fiction. Elle traduit une réalité vivante, basée sur une vie commune.».

Telle qu’envisagée, la « Paix des Braves » équivalait à ouvrir les portes à toutes les bonnes volontés puisque « L’Algérie est le patrimoine de tous (…) ». Or, la louable, et probablement sincère perspective du GPRA tournera court avec la divulgation du Code de la nationalité promulgué en mars 1963.

I) Denis Martinez face aux déviances de l’acquis et déni de nationalité

Blida, « Ville des roses » rejointe en 1957 à la suite de la mutation professionnelle d’un père abandonnant alors le pinceau du peintre en bâtiment au profit du vélo de postier, sera le point de départ du train amenant, à partir de l’automne 1959, l’élève de l’École des Beaux- Arts au centre d’ »Alger-la-Blanche », capitale toujours quadrillée par la 10° division parachutiste. À l’époque, la reprise des attentats inquiétait de nouveau une population pied- noire éprise du général Massu auquel fut (de janvier à octobre 1957) attribué tous pouvoirs, y compris celui de torturer. Tolérées en vertu de la loi martiale, les méthodes musclées avaient permis le démantèlement de l’organisation FLN activant au sein de la zone autonome d’Alger, d’annihiler sa guérilla urbaine, de sorte que l’aura du « pacificateur en chef » décuplait pendant le putsch de mai 1958 puis lorsque le général De Gaulle décida, fin 1959, de l’éviction de ce non moins prometteur du Comité de salut public.

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Orpheline de l’ex-commandant de corps d’armée, du « symbole militaire de l’Algérie française et de l’ultime barrage avant la valise et le cercueil », la foule algéroise le plébiscitera du 24 janvier au 1er février 1960 du haut de barricades marquant plus encore les frontières séparant deux peuples idéologiquement irréconciliables.

Plantés au commencement du soulèvement devant les grilles fermées de l’École des Beaux-Arts, les Blidéens Denis Martinez et Hassan Chayani décidèrent, sur recommandations du directeur Pierre Olivier, de rentrer chez eux, évitant ainsi de suivre des émeutiers prêts à en découvre dès lors que s’effilochait l’étendard du Héros de la « Bataille d’Alger ».

L’artiste en herbe s’éloignera plus encore des mobilisations jusqu’au-boutistes des partisans de l’Algérie française en saisissant l’opportunité d’une bourse d’étude l’autorisant à loger à la Cité internationale du boulevard Jourdan située à la périphérie sud de Paris. Aussi, fêtera-t-il l’İndépendance en faisant la « tournée des Grands Ducs », en projetant ce que serait l’avenir dans une Algérie accueillante et encline à l’introduire « (…) comme prof des Beaux-Arts à Alger. » (1).

Mais, quelque peu désabusé et déclassé, l’espéré promu devra d’abord se contenter d’enseigner le dessin à Blida, et se plier, à l’occasion d’un véritable « examen de passage » à la procédure d’approbation de la nationalité algérienne, lui qui la pensait admise de fait. Mécanique ou organique pour les Algériens musulmans, son enregistrement incluait chez les autres un acte solennel, volontariste et assumé, une demande participative et incitative démontrant un attachement viscéral au pays mais présageant aussi une démarche contrainte puisque le décret de nationalisation des terres (1963) entrainait la perte des surfaces cultivables pour les hésitants ou récalcitrants pieds-noirs.

İllustré par des dessins d’Aurélien Froment (dit Aurel), l’article du journaliste Pierre Baum « Sans valise ni cercueil, les pieds- noirs restés en Algérie », que publiait en mai 2008 le mensuel Le Monde Diplomatique, mentionnait d’ailleurs le refus d’un colon à la tête d’un domaine de trente hectares et sommé d’obéir à cette menace : « Ou tu te fais algérien, et tu gardes ta ferme ; ou tu refuses, et on te la prend. ».

Orgueilleux et fiers de ne pas avoir cédé à l’injonction bureaucratique, le spolié s’incluait cependant aux deux cent mille coreligionnaires ou compatriotes décidés à camper sur place en 1962. Si ce lot-là se désolidarisera du flux ou reflux d’ « exfiltrés » arcboutés au postulat de la « valise ou le cercueil », c’est sans doute parce que le caractéristique sentiment de supériorité ne l’animait pas ou plus, qu’il contestait le statut de « sous-hommes » réservé aux indigènes.

Chez les parents de Denis Martinez n’émergeait aucune sorte d’animosité et il leur avait semblé tout naturel de se joindre à la destinée d’une nation libérée des criantes injustices, du racisme latent ou rampant d’autochtones européens ne supportant pas « (…) de vivre à égalité avec les Algériens ! » (2), de côtoyer des Arabes nommés à des postes de responsabilité et non plus au rang inférieur de subalternes. De là par conséquent l’exode massif des récalcitrants au partage des eaux, nullement motivés à l’égard d’un accord mutuel comparé à un marché de dupe. Seul le groupe pied-noir minoritaire se mêlera aux méprisés d’hier, effectuera la nécessaire « réversion mentale », la révolution des esprits à laquelle était finalement préparé le jeune Martinez, certain donc que « L’Algérie est le patrimoine de tous (…) ».

Nonobstant, les pourfendeurs de la dimension cosmopolite vont progressivement investir le revers de la médaille en y ciselant et peaufinant l’indivisible sceau du référent religieux, c’est-à-dire les bornages islamiques que souhaitaient mettre d’emblée en application les rédacteurs du Programme de Tripoli (mai-juin 1962).

Si la Charte d’Alger (avril 1964) spécifiait une éthique de communauté teintée d’internationalisme prolétarien, de communions à la noble cause des peuples tiers-mondistes, elle reprenait les postulats basiques voulant que la dénomination Algérien s’agrège viscéralement aux convictions religieuses. Ombilicale, la corrélation délimitait l’acceptation du sujet libre penseur, visage absorbée en l’espace d’à peine neuf mois (juillet 1962-mars 1963) par une approche conservatrice ou étroite de la nationalité. Les élans anticapitalistes et collectivistes de la rhétorique officielle véhiculaient une croyance naïve voilant l’appréhension de cette identité d’Algérien dévotement corsetée.

Proportionnel aux espoirs et efforts consentis, le désenchantement des Pieds-verts (coopérants métropolitains arrivés après 1962), pieds-rouges (militants venus pour défendre et préservé l’idéal gauchisant de la révolution algérienne) ou l’aveuglement des djounoud du développement socialiste ne semblait pas encore toucher ou troubler Denis Martinez, septième témoin de la seconde enquête de Pierre Baum Ni valise, ni cercueil, les pieds-noirs restés en Algérie après l’indépendance (3).

II) Les causalités en boucle du dilemme « La valise ou le cercueil »

Plus approfondie que le premier reportage violemment appréhendé du côté des pieds- noirs établis en France, celle-ci prorogeait le démenti de la thèse « La Valise ou le Cercueil », se plaçait « hors des sentiers idéologiques occupés depuis bien longtemps par les partisans de la « nostalgérie » », non pour béatement arguer « qu’il était parfaitement possible pour tous les Pieds-noirs de rester en Algérie, qu’ils ne risquaient absolument rien ni pour leurs biens ni pour leur intégrité physique » mais re-contextualiser la fuite calendaire (entre avril et juillet 1962) des 800.000 Rapatriés, gratter la couche unilatérale de leur récit surplombant, remettre en question les images ou obsessions convenues et retenues autour de leur départ précipité.

İl s’agissait par là-même de dégager une traduction plus pertinente de la vérité des événements en intercalant la distance documentaire et analytique, en délivrant la parole de 15 observateurs restés après l’été 1962, de coucher sur papier les opinions et état psychique de ce corps restreint désirant éprouver, plutôt que de la détresse affective ou de l’arrachement territorial, des désirs d’échanges fraternels et égalitaires avec leurs alter-egos algériens.

Cherchant à étayer son propos sur la possibilité de vivre (les soubresauts passés) confortablement en Algérie, le reporter dévoilait les compromis convenus à Evian (mars 1622) entre les plénipotentiaires ou négociateurs des deux bords, leurs pourparlers aboutissant au « droit de choisir en toute liberté de rester Français ou de devenir Algérien », de préserver, de toutes les façons, la nationalité d’origine.

Cette précision contredit quelque peu l’initiale mise au point téléphonique de Denis Martinez précisant au bout du fil à Pierre Daum : « Écoutez, je veux bien vous rencontrer, mais que les choses soient claires : je suis Algérien ! (…) absolument pas Français ; et d’ailleurs je ne possède pas la nationalité française. Je suis en exil en France, où je vis grâce à une carte de séjour. ».

En adoptant dès 1963 la nationalité algérienne, le désormais Marseillais n’avait pas de facto renoncé (comme il le supposait peut-être) à une citoyenneté française que l’administration hexagonale lui octroyait automatiquement, et d’autant plus facilement qu’il résidait maintenant hors d’Algérie, s’était résolu, trente-trois ans après le vaste flot de migrants, à quitter la rive méridionale de la Méditerranée, à suivre la trajectoire Sud-Nord des vagues successives, le cheminement de déçus regrettant et subissant un Code de la nationalité arbitraire alléguant que sont « Algériens d’origine, les personnes nées depuis deux générations sur le sol algérien de parents musulmans » (art. 34).

Confortant le schisme différenciant les roumis ou gaouris (occidentaux ou blancs) des Musulmans, les décrets suivants désavoueront plus encore les principes de laïcité et de pluralité ou mixité culturelles, la Constitution spécifiant en lettres capitales que « l’İslam est religion d’État » (art. 4). Elle induisait que l’appartenance institutionnalisée des Européens à une nation algérienne irrémédiablement détachée de la métropole française, les invitait, aux dépens de l’autonomie confessionnelle ou de l’athéisme philosophiquement intériorisé, à se convertir à la religion essentielle, à s’en rapprocher, de manière feinte ou pas.

La suspicion entourait ces derniers Mohicans impies accusés, implicitement ou explicitement, de prédateurs colonialistes et c’est sans doute pour cette raison que Martinez réfute l’appellation de « Pieds- noir », selon lui à employer à l’endroit de celles et ceux partis avant le 05 Juillet 1962, pendant que lui avait choisi d’assumer l’itinéraire inverse, de retrouver les siens, de se fondre dans la Grande fratrie du Peuple Héros, au point de se coltiner une logomachie lénifiante laissant croire à l’égalité des chances, au bonheur partagé alors que, allant de pair, ferveur patriotique et religieuse coagulait silencieusement l’identité sanguine des Fous de Dieux, un combustible incubateur explosant trois décennies après à la face de tous.

En termes de quête d’ »algérité » ou « algérianité » souveraine, rien ne s’était vraiment apaisé à l’été (ultimes désertions pieds-noires) puis à l’automne 1962 (mise au pas des récalcitrants du GPRA et vassalisation de l’UGTA), en mars et août 1963 lorsque se profilait l’échec cuisant de députés européens tentant, au centre d’une Assemblée algérienne phagocytée, de dissocier le concept de nationalité de celui de citoyenneté, de l’extirper de l’accointance religieuse ; pas davantage de réussites tangibles et pérennes avec les bidouillages constitutionnels, la diffusion à ample échelle de la Charte d’Alger (avril 1964) remodelée en Chartes nationales (1976 et 1986), le pronunciamiento de Boumediène le 19 juin 1965, sa nationalisation des hydrocarbures (1971), le démantèlement des « industries- industrialisantes » amorcé dès 1979 sur les rails de la financiarisation mondiale de l’économie et parallèlement à l’effondrement, en novembre 1989, de l’Union soviétique.

La perte des équilibres égalitaristes entrainait une population attachée à la justice sociale (à fortiori à son éthique de communauté) dans les vases communiquant d’une reformulation identitaire plus en phase avec les Vrais préceptes religieux et il ne s’agissait plus de se préoccuper de l’émancipation progressiste de l’Homme nouveau mais bien de l’assigner aux résidences du temps mythifié de l’Hégire, cela afin de réduire au maximum l’ensemble des habitus étrangers au sacro-saint Coran.

Nettement visible sur le plan vestimentaire, la reconversion fondamentaliste plombait l’ancien vocabulaire socialisant et toute alliance suspecte avec des éléments proches du PAGS (Parti de l’avant-garde socialiste) équivalait à subir le châtiment dernier, la sentence de mort d’une épée de Damoclès.

En 1993, année des nombreux assassinats ciblés d’intellectuels, auteurs, créateurs et journalises, certains patronymes de « mécréants » s’affichaient sur les panneaux ou frontons de mosquées et, changeant souvent de domiciliation, se sentant traqué au fur et mesure que la peur l’envahissait, qu’une étrange fébrilité dégoulinait en gouttes au creux du dos, le Blidéen ressentait la même impression d’insécurité que les déserteurs d’une « algérianité » imbibée de « socialisme-spécifique » : les relents précoloniaux frappaient à la porte du quotidien, remettaient au goût du jour le leitmotiv « La valise ou le cercueil » et chacun de ses pas tremblants lui remémorait les crimes commandés ou obscurs du début de la décennie soixante.

Saâdi-Leray Farid, sociologue de l’art et de la culture

  • Denis Martinez-Noureddine Saadi, in Denis Martinez, peintre algérien, coédition, Barzakh et le Bec en l’air/commissariat 2003, année de l’Algérie en France.
  • Jean-Bernard Vialin, in Le monde diplomatique, op.
  • Pierre Baum Ni valise, ni cercueil, les pieds-noirs restés en Algérie après l’indépendance, Sollin, Actes Sud, Arles, 18 janvier

 

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