21 novembre 2024
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Draa Ben Khedda : portrait d’une ville qui n’a pas su grandir 

Inflation urbaine spectaculaire et incontrôlée, circulation automobile très dense et insalubrité croissante de jour en jour, Draa Ben Khedda, une dizaine de km l’ouest de Tizi Ouzou, concentre toutes les difficultés d’une ville qui n’a pas su grandir.

« Ah ! Vous avez bien de la chance d’habiter à Mirabeau (ancien nom de  Draa Ben Khedda) », nous lancé un taxieur qui nous ramenait de Tizi-Ouzou à Draa Ben Khedda.

Le  marché de fruits et légumes : désagréments et « économie de système D »

Le propos est louangeur mais excessif et surfait. Il colle mal à une ville au charme ordinaire et désuet et qui n’a rien de particulier à offrir aux visiteurs. Ni cinéma, ni musée, ni monument, ni aucun autre lieu de détente. Sauf, bien sûr, son marché de fruit et légumes qui fait sa réputation. Un triste lieu où le visiteur peut trainer son spleen et… dépenser son argent.

Trônant au beau milieu de l’agglomération, cette masse informe et gigogne de béton et d’acier cristallise les contradictions socio-économiques de cet ancien bourg colonial.

« Draa Ben Khedda tirait jadis son prestige de son potentiel agro-industriel qui, aujourd’hui, est réduit à une peau de chagrin. De ce fait, elle est devenue une ville quelconque. En forçant un peu le trait, on peut dire que  l’une  de ses spécificités, dans ce contexte de crise, c’est son marché de fruit et légumes », analyse Salah un journaliste à la retraite, au fait des bouleversements socio-économiques de cette ville où il habite depuis plus de quarante  années.

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« Bien sûr, ce marché n’est pas la seule étiquette de D.B. K qui a beaucoup d’atouts à faire valoir et qui peuvent lui permettre de  reprendre son lustre économique d’antan pour peu que les conditions soient réunies », ajoute-t-il avec un ton prometteur.

Pour l’instant, par un curieux concours de circonstances et malgré les désagréments qu’il cause à l’environnement et au cadre de vie, cet espace commercial est une bénédiction pour cette cité au passé agro-industriel florissant que beaucoup évoquent avec nostalgie. Il (ce marché) constitue un formidable levier pour la consommation et une chance pour des dizaines de personnes en quête d’emploi. Il reste, pour ainsi dire, sa corne d’abondance et aussi une vitrine qui lui assure une attractivité commerciale.

Très achalandé et très couru en raison de la diversité de l’offre et de  l’attractivité des prix qui y sont pratiqués, cet espace commercial constitue une chance, pour beaucoup de ménages, en ces temps de crise et du reflux du pouvoir d’achat rogné impitoyablement par l’inflation et les prix sans cesse fluctuants des produits de consommation courante.

Un modèle de l’économie de la débrouille 

Assis  sur une bonne partie de la gare ferroviaire désaffectée par où ne passent plus les trains qui desservaient jadis une zone industrielle aujourd’hui en friche, cet espace commercial réalisé par la municipalité est le symbole achevé de l’économie de la débrouille et de l’improvisation. Des stratégies de captation de revenus décrites  par les spécialistes par le vocable de l’économie du système D et qui sont adoptées dans un contexte de crise économique et sociale prolongé.

Ses acteurs -ici des jeunes pour la plupart – ont (ré) inventé les moyens de leur subsistance, en occupant des tables à l’intérieur de l’un de trois hangars ou en squattant des pans des rues mitoyennes qu’ils ont transformées en un immense marché à ciel  ouvert. Les étalages de fruits et légumes débordent à l’extérieur de ces hangars pour s’établir en dépendances qui s’étendent jusqu’à l’ancienne route d’Alger qui coupe le  centre-ville historique en deux.

Occupant un immense espace équivalent à la taille de trois stades de football, sur une aire appartenant au domaine privé de la Société nationale du transport ferroviaire ( SNTF), ce marché fait le bonheur de centaines de jeunes « Debekois », nom formé à partir de l’acronyme D.B.K. (lire Draa Ben Khedda).

L’espace prend l’allure d’une véritable fourmilière où  l’activité ne s’arrête qu’avec la tombée de la nuit.

Draa Ben Khedda
Draa Ben Khedda, une expansion anarchique.

Ici, le négoce des fruits et légumes est roi. Et pas seulement

Sur une  aire mitoyenne et attenante à la grande mosquée, se tient une espèce de  marché aux puces proposant de la brocante. En fait, un tas de vieilleries jetables, un  ramassis d’objets en état d’obsolescence très avancée, allant de pièces automobiles en état de marche improbable, d’appareils électriques au fonctionnement hypothétique; des  livres scolaires usés qui ne sont plus au programme; des romans policiers aux feuilles jaunies et autres vieux magazines et brochures de recettes de cuisine datant de plusieurs années. On y trouve de la fripe. Voire même des vêtements neufs.

L’activité commerciale à l’intérieur  et l’extérieur de ce marché est une aubaine pour une bonne partie de la population. Certains viennent  tout simplement pour  se faire un peu d’argent de poche, d’autres pour  gagner quelques sous qui vont  servir d’appoint à des activités professionnelles  passablement rémunérées. C’est le règne de la débrouillardise. On « navigue » à qui mieux-mieux, selon l’expression  juvénile  consacrée.

De l’État providence à l’absence de l’Etat

On est loin de l’époque du providentialisme socialiste, où la main invisible de l’Etat pourvoyait à ses propres défaillances et à la raréfaction des ressources financières.

Consécutive à la crise qui a débuté au milieu des années 1990, la nouvelle ère que traverse la ville est caractérisée  par l’exercice déréglementé du commerce qui verra l’espace commun de la cité squatté par une nuée de jeunes et de moins jeunes dont le commerce informel deviendra la seule alternative au chômage et à la précarité.

Et pour préserver la paix sociale, l’Etat fait le dos rond et se montre permissif devant la multiplication d’enclaves urbaines vouées à la pratique commerciale hors du cadre normatif et réglementaire. Ce qui, bien sûr, n’a pas manqué de mettre en péril l’esthétique et le cadre urbain.

A Dra-Ben-Khedda, on ne compte désormais plus les « boutiques » venues remplacer les espaces verts ou des parcelles de terres nues  jouxtant la voie publique. De mini-abattoirs de volailles ont même été improvisés à proximité de ce marché, à un jet de pierre des immeubles d’habitation.

Les vendeurs profitent de la permissivité et du relâchement de l’autorité pour vendre de la volaille sur pied transformant ainsi leurs échoppes en poulailler de fortune. Une activité qui se pratique tous les jours, au mépris de la loi et des règles d’hygiène et de santé.

Des conduites fautives dont l’émergence est favorisée par  la « défaillance de l’État ». Un concept analyse comme étant « une situation où la puissance publique manque à ses obligations ou à ses devoirs, et, ainsi, provoque ou permet à des effets négatifs d’émerger ou de s’étendre ».

Un peu d’histoire

Draa-Ben-Khedda était à l’origine un hameau agropastoral qui fut  érigé en commune de plein exercice par l’administration coloniale, en vertu d’un décret publié en 1888. La cité coloniale naissante était entourée de riches et vastes  terres qui rendaient, jadis, leur chaire en céréales, maraichages, agrumes, tabacs, raisin de table et vignobles.
Smaïl, un septuagénaire  issu d’une ancienne famille de la ville se souvient qu’une bonne partie de ces produits dont des barriques de vin est transportée vers le port d’Alger via le rail pour être embarquée ensuite par voie maritime à destination de la « métropole ».

Le bourg auquel les colons français donneront le nom de Mirabeau en souvenir du comte de Mirabeau (un écrivain, diplomate, journaliste et homme politique français, figure de la Révolution française) prendra, à travers le temps, l’aspect d’une cité urbaine qui deviendra Draa Ben Khedda, au lendemain de l’indépendance.

L’anarchique étalement urbain

La ville s’étend sur plus de 3000 hectares et compte plus de 40 000  habitants. De sa vocation de pôle agropastorale, héritée de l’époque coloniale, réceptacle de populations venant de diverses localités environnantes (Tirmitine, Laazib, Maatkas, Ait Yahia Moussa, Issers, Dellys, Sidi Daoud, Baghlia, ainsi que de Msila, Bouira…), à la recherche de l’emploi dans l’agriculture et l’élevage, elle finira par devenir un pôle agro-industriel après l’indépendance, à la faveur des différents plans de développement initiés par l’Etat.

Draa Ben Khedda

Une stratégie de développement qui a eu pour corollaire l’étalement rapide du tissu urbain sur les terres agricoles. Draa Ben Khedda s’est vue ainsi amputée d’une bonne partie de sa réserve foncière agricole. Le phénomène qui se poursuit est analysé ainsi  dans un article de la revue des études économiques approfondies du  Cerist (Centre de Recherche sur l’Information Scientifique et technique)

« (…) La prédilection, depuis l’indépendance, de Tizi-Ouzou comme pôle de développement régional a induit la diffusion du fait urbain et de la modernité sur l’arrière-pays avec le développement d’un réseau de petites villes dans la wilaya. Dans la vallée du Sebaou, un processus d’urbanisation polynucléaire et tentaculaire envahit les terres agricoles fertiles, en encerclant et/ou phagocytant en continu des centaines d’hectares d’exploitations. Se dessinent alors de nouvelles morphologies spatiales où s’entremêlent espaces agricoles et urbains, affectant l’agriculture périurbaine. » (in  https://www.asjp.cerist.dz/en/PresentationRevue/542)

Une cité sans âme 

Cette nouvelle configuration de l’espace urbain ne manquera pas d’attirer de nouvelles vagues d’habitants attirés par l’explosion de la bulle immobilière dans une ville qui connaît un développement exponentiel et anarchique, en dépit de  la mise en place par la municipalité des plans directeurs d’occupation du sol. Un cadre normatif qui  s’avère un leurre et qui n’arrive pas à mettre  de l’ordre dans l’urbanisme d’une ville dont l’âme se perd de plus en plus dans le béton. Coincée entre l’autoroute et la voie de chemin de fer, ce qui reste du centre-ville historique a, désormais, le charme désuet d’un ilot perdu au milieu de nulle part, étouffé, qu’il est,  par le développement tentaculaire d’une ville gigogne  qui s’étire dans tous les sens. D’est en ouest et vers le sud, c’est un véritable chaos urbain qui se déploie.

La cité ne ressemble plus à rien et prend l’allure d’un ghetto. De cité dortoir, ayant accueilli des milliers de travailleurs dans des ensembles d’immeubles à l’allure des regroupements d’habitations ouvrières de l’ère soviétique construites à la hâte et dans l’urgence, Draa-Ben-Khedda s’est mué en un parc immobilier qui suscite des convoitises mais l’esthétique en moins.

Les bâtiments poussent, rivalisant de hauteur, il est toutefois difficile de croiser une plaque portant le nom d’un architecte ou d’un urbaniste qui a conçu un édifice ou de se trouver dans une ruelle où les constructions ont une identité architecturale pouvant donner un supplément d’âme à la ville.

Symbole  achevé d’un urbanisme de la misère et déshumanisé, la pression foncière et la folie bétonnière n’ont pas de limites.

Dans de nombreuses cités, des terrains nus situés entre les immeubles réalisés, il y a une quarantaine d’années, par l’OPGI ont fait l’objet de lotissement et affectés à la réalisation d’ensembles immobiliers qui vont ajouter un surcroît de désordre, d’aléas de voisinage et de promiscuité.

Des aires de jeu et des espaces verts ont fait l’objet de morcellement et affectés par les services concernés de l’Etat à des coopératives immobilières, au grand dam des riverains.

S’il a échappé, pour le moment, à la prédation foncière, le stade scolaire, qui accueillait, il y a quelques années, des  joutes footballistiques inter-quartiers, et les activités physiques et sportives des lycéens et des collégiens, est devenu un véritable champ de patates dont une partie est transformée en un vaste parc d’engins lourds qui amochent toute la zone.

Juste à côté, la municipalité a érigé une plateforme pour l’entreposage de conteneurs devant accueillir  les ordures ménagères des habitations voisines.

Devant ces situations qui constituent une menace permanente sur la cohésion sociale, des comités de quartiers sont montés au créneau pour interpeller les autorités pour mettre un terme a ces constructions source de conflit sur fond de sentiment d’injustice et de « hogra ». Mais la logique du « coup parti » a prévalu.

En dépit des récriminations populaires, ces constructions ont pris leur place dans le paysage de la ville conformément aux plans préétablis  de densification urbaine.

Samia Naït Iqbal

 

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