La rumeur, ce terrible fléau qui est inhérent à l’humanité, accoucheuse de malentendus, de médisances, de disputes et de guerres. Loin d’être désarmée par l’instruction généralisée et les outils de droit développés, la rumeur était fortement présente en Algérie à cette époque que nous revisitons dans ces chroniques.
Une question intrigante se pose, comment arrive-t-on à un si grand décalage entre l’information du départ et son état à l’arrivée lorsqu’elle est accaparée par la multitude ?
Je vais vous raconter deux souvenirs réellement déroulés (pléonasme d’insistance) qui vont, avec humour mais très significativement illustrer comment se propageait la rumeur en Algérie et déformait la vérité initiale.
Un jour, à l’hôpital, nous avions visité un membre de notre famille. Nous sommes entrés dans la chambre du malade qui accueillait deux patients. Et comme toujours, le jeune enfant doit affronter une grosse épreuve, aller embrasser une rangée de femmes assises autour du malade, disposées en rang et aussi nombreuses que les fantassins de la garde napoléonienne. C’est dire si en Algérie le repos du malade était sacré, nous y avons davantage contribué par notre venue en fanfare.
Lorsque le petit garçon avait terminé le tour du bisou obligatoire, ses joues étaient rouges, pas seulement de honte mais d’un rouge à lèvre couleur années 60. Impossible de l’enlever pendant plusieurs jours, un peu comme le coup de craie que dessinait avec élégance et douceur le douanier de l’aéroport d’Oran lorsqu’il avait terminé de contrôler votre valise.
L’une des femmes réunies, la plus téméraire, se lança la première et posa la question qu’avaient toutes les autres sur les lèvres sans oser la poser. On lui expliqua que le malheureux du lit voisin avait reçu un poids d’un kilo sur le visage alors qu’il était allongé pour réparer je ne sais plus quoi.
La scène va alors se dérouler, j’étais présent et j’en témoigne, soyez attentifs.
Celle qui avait donné l’information si attendue l’avait chuchotée pour ne pas réveiller les soupçons du concerné sur l’indiscrétion commise à son égard. Et lorsque le chuchotement prend place, en Algérie comme ailleurs, c’est que la rumeur venait de naître et prendre son premier envol pour un très long périple.
Ce long périple, c’était d’abord la rangée de femmes autour du malade dont on a déjà parlé, une traversée aussi longue que celle de Moïse dans le désert. La rumeur avait le temps de gonfler en faisant le tour, de bouche à oreille (on dit de « bouche à bouche en arabe », une question de sémantique locale).
Car évidemment celle qui jouxtait la chanceuse première femme qui avait reçu l’information se pencha et avec la même précaution du chuchotement demanda d’être éclairée. Un chuchotement qui signifiait qu’il garantissait que l’information ne serait jamais divulguée au nom de l’honneur et de la vertu.
L’honneur et la vertu ne sont jamais fidèles en ces circonstances et voilà que la troisième demande à la seconde, son immédiate voisine, avec toujours cette discrétion absolue du chuchotement et de l’inclinaison de la tête, ce qu’il s’était passé.
Près de soixante ans après, la réponse est encore à mes oreilles « Il a reçu deux kilos sur le visage alors qu’il était allongé », soit un poids doublé en seulement deux confidences chuchotées.
Vous avez compris, lorsque toute la rangée de femmes était passée au confessionnal où la discrétion est sacrée, le pauvre malheureux avait reçu sur la tête une locomotive entière.
La seconde péripétie sur les rumeurs dans ma jeunesse oranaise remonte à une époque plus avancée, celle de l’adolescence. Un jour, nous avions entendu des pleurs et des complaintes qui provenaient de la porte des voisins. Nous sortîmes immédiatement. A cette époque le moindre bruit ou conversation qui se détachait du brouhaha ambiant annonçait le début d’un spectacle qui arrachait les familles du quotidien.
Un long cortège d’hommes et de femmes entraient dans la maison et au pas de la porte chacun et chacune embrassait la mère du jeune voisin comme si c’était pour un enterrement. Ce jour-là, pour les femmes, le magasin de rouges à lèvres d’Oran (encore lui) était sûr de voir les commandes exploser tant il y a eu d’embrassades et de joues colorées. Le rouge à lèvres prononcé était une marque féminine du temps, vous l’avez compris.
Le jeune garçon de la famille s’était fait écraser le pied par une mobylette qui passait devant chez eux, juste à l’arrêt du bus numéro 8.
Et comme pour l’histoire du kilo sur la figure, j’ai entendu les confidences en cascades, toujours avec le chuchotement que suppose la discrétion, celle qui accouche de la rumeur.
Dès que l’information avait dépassé le stade de la première personne, la rumeur avait transformé la mobylette en une voiture puis la voiture en un chariot d’un vendeur de légumes traîné par un bourricot (il n’y avait pas Amazon à cette époque), le chariot en bus et ainsi de suite.
Lorsque toute la rangée de personnes avait fini par entrer dans la maison, c’était une locomotive qui était passée sur les pieds du pauvre garçon. Eh oui, cette même locomotive invisible et dangereuse, cause de tous les tourments, de Tlemcen à Oran. Pire que le mystérieux meurtrier au pilon dont il est question dans une autre chronique.
Plus tard, on m’avait d’ailleurs informé qu’Oran avait mis en service un tramway moderne que je n’ai jamais vu. Je n’avais connu que celui de l’ancienne ligne 6, des Planteurs à Choupot, qui fut fermée assez rapidement lors de mon enfance.
Que les Oranais fassent attention, les rumeurs pourraient revenir et du tramway ce serait rapidement un troupeau entier d’éléphants qui risquerait de passer sur le pied de l’un d’entre eux qui se risquerait sur la voie.
Une voiture, un chariot traîné par un bourricot, un bus, un tramway, un paquebot ou un troupeau d’éléphants, allez savoir avec la rumeur, cela dépend du nombre de chuchotements entre personnes jurant de la confidentialité de l’information.
Le secret et la confidentialité étaient en cette époque un art national, une coutume de civilisation. La parole n’ayant jamais été libre dans ce pays de soleil, le chuchotement faisait commerce.
Sid Lakhdar Boumediene