Mardi 9 juin 2020
Abdellatif Laâbi : «L’adieu à Tahar Djaout »
De gauche à droite : Tahar Djaout, Abdellatif Laâbi, Abdelkader Djeghloul, Montpellier 1986 (droits laabi.net)
Je ne suis pas une pleureuse professionnelle. C’est la rage qui m’a fait venir à cette tribune. Je n’ai envie ni de faire une analyse ni d’écouter des analyses. Je n’ai pas envie de me rassurer sur les valeurs qui sont miennes, sur ma lucidité ou mon intelligence. Et tout ce que diront mes confrères, qu’ils m’en excusent, ne me rassurera pas non plus. Il faut que je vous dise tout de suite quelque chose : j’ai peur du moment où nous allons nous séparer.
Nous ne les connaissons que trop, ces moments où, après la transe du partage, de la dénonciation, des promesses de mobilisation et de réalisations concrètes, le silence retombe, le tourbillon du quotidien nous happe de nouveau, et le temps fait, lui, consciencieusement son travail d’usure.
J’ai peur de ce moment où je ne pourrai pas me défendre d’un sentiment atroce, celui d’un certain déshonneur. Je parle pour moi-même et ne préjuge en rien le tourment des autres.
Je vous livre simplement ce que me dicte ma rage, et tant pis si elle est mauvaise conseillère. Que me dicte-t-elle ? D’abord, hélas, que la seule analyse possible du drame qui nous a fait nous réunir a déjà été donnée par l’un des assassins de notre ami : « Il écrivait très bien, aurait-il dit. Il pouvait exercer une mauvaise influence ; alors, nous l’avons tué. » Deux phrases aussi précises et foudroyantes que les deux balles utilisées pour faire taire définitivement Tahar. Avons-nous quelque chose à ajouter ? À mon avis, rien qui ne puisse être indécent. Il faut bien s’avouer que les assassins nous l’ont bouclée.
Alors que dire, que faire ? me direz-vous. Je vous avoue franchement que je n’ai aucune réponse. Je me sens là parmi vous comme un orphelin dans une assemblée d’orphelins qui ne savent pas de quoi sera fait leur lendemain.
Mais, avant de venir ici, et maintenant que je vous parle, il y a comme une évidence qui s’est imposée à moi. Tout ce que j’ai vécu ici, dans ce pays, depuis maintenant près d’une décennie est remis en cause. Je sens l’urgence d’interroger ce vécu individuel et collectif, de fond en comble. Essayer de comprendre les raisons de notre impuissance, de notre éparpillement, de notre engluement. Faire cela d’abord pour moi-même, afin d’en tirer les conclusions qui s’imposent, à tous les niveaux de ma pratique.
Je pense qu’il est temps, grand temps de se dire qu’il y a quelque chose qui ne tourne pas rond dans la condition qui nous a été imposée ou que nous avons choisie. Ne sommes-nous pas parvenus à une espèce de cul-de-sac ? Quelle sorte de combat est le nôtre aujourd’hui, s’il y a combat bien sûr ? Pouvons-nous dire, faire encore ensemble quelque chose ou n’y a-t-il plus que le cheminement solitaire ? Tous les mots que nous utilisons pour défendre notre éthique et justifier nos choix ont-ils encore un sens, et notamment un sens qui nous soit commun ? Et puis quel Maghreb (quelle Algérie, par exemple) avons-nous au cœur, à la bouche, à la mémoire ?
Mille questions qu’il est inutile de poser si nous n’avons pas la volonté de les lier et relier au concret de notre vie la plus personnelle et de notre pratique intellectuelle et sociale la plus générale.
Je suis sûr que Tahar Djaout détestait les oraisons funèbres. Les oraisons sont fermées, comme les cercueils qu’elles encensent. Alors, veillons à ce qu’il reste vivant par le refus de cette mort rampante qu’il y a en chacun de nous. Donnons la preuve que nous sommes encore capables d’actes de vie, que les retraversées du désert ou de l’enfer ne nous font pas peur et que l’honneur d’être écrivain, d’être intellectuel, cet honneur-là se mérite.
Abdellatif Laâbi, l’adieu à Tahar Djaout, Institut du monde arabe, 3 juin 1993.
Un grand merci à Abdellatif Laâbi pour avoir transmis au rédacteur Tawfiq Belfadel ce texte inédit et en avoir autorisé la publication.
Note : il est interdit de reprendre ce texte sur un autre média ; tous les droits sont réservés à l’auteur.