À seulement quelques années de sa carrière littéraire, Aïmen Laïhem s’impose déjà comme une voix singulière et puissante de la scène algérienne. Lauréat du Prix Mohammed-Dib 2025 pour son premier roman Taxis, il nous invite à un voyage intime et vibrant à travers les rues d’Alger, observées par un narrateur mystérieux et empreint de mélancolie.
Entre la fièvre du Hirak, les virages nocturnes de la corniche et les réflexions métaphysiques sur la jeunesse algérienne, Laïhem déploie une écriture visuelle et rythmée, nourrie par son regard d’architecte et urbaniste. Dans cet entretien, il revient sur les inspirations, les combats et les espoirs qui animent son œuvre — un récit à la fois âpre et tendre, à l’image même de la ville qu’il aime.
Le Matin d’Algérie : Votre roman Taxis a reçu le Prix Mohammed-Dib 2025. Que représente cette distinction pour vous, en tant que jeune auteur ?
Aïmen Laïhem : Recevoir une telle distinction pour un tout premier livre constitue une fierté et un honneur immense dans ce début de périple littéraire qui oscille entre moments de joies et de combats. Ça me pousse vraiment à puiser au plus profond de mon inspiration et de mon imaginaire pour honorer mon affiliation à un tel nom de la littérature algérienne.
Le Matin d’Algérie : Vous avez commencé à écrire Taxis en 2019, pendant le Hirak. En quoi ce contexte a-t-il influencé votre écriture ou votre regard sur Alger ?
Aïmen Laïhem : Ça a constitué une aubaine pour le projet d’écriture sur deux plans : d’une parce qu’il y a eu du temps qui s’est débloqué avec une liberté au quotidien qui a été découverte, de deux, par une effervescence créative qui s’est emparée de ce qui m’entourait à Alger et au-delà dans le pays. Tout cela m’a porté dans la poursuite du processus du texte en le nourrissant de nombreux souffles qui ont permis d’y transposer plusieurs voix, plusieurs lectures et plusieurs espoirs.
Le Matin d’Algérie : Pourquoi avoir choisi un narrateur anonyme et si peu défini ? Y a-t-il une part autobiographique dans ce personnage ?
Aïmen Laïhem : Le narrateur s’est à la fois imposé lors de l’écriture du texte tout en s’effaçant petit à petit au fur et à mesure que se dessinait dans ma tête la direction vers laquelle le projet s’orientait. Le choix de ne pas lui attribuer un nom ni une réelle description physique relevait du fait qu’il était perçu et imaginé avant tout comme une paire d’yeux qui se détachait du monde qui l’entourait. Comme s’il y avait une observation in situ de ce qu’il relatait, une situation de surcroît contrainte par le fait qu’il soit dans un espace clos – l’habitacle du taxi –, tout en étant mentalement ailleurs à travers les quelques échappatoires que les vitres de la voiture proposaient.
Et puis il y a toujours une part plus ou moins importante de soi qu’on met dans chaque œuvre de création.
Le Matin d’Algérie : La ville d’Alger occupe une place centrale dans le récit, presque comme un personnage. Comment décririez-vous votre relation à cette ville ?
Aïmen Laïhem : Elle est assez frustrante dans l’amour qu’on peut lui porter. Aimer cette ville est autant un déchirement qu’une consolation réelle, elle broie ceux qui savent la regarder à sa juste valeur, ceux qui la vivent au jour le jour en épousant son pouls mais elle reste tout à fait vaine à toute tentative de sophistication intellectuelle. Alger est à prendre comme elle est, de façon crue et directe. Et c’est d’ailleurs dans ce sens qu’au moment d’écrire dessus dans le livre, j’ai voulu prendre du recul sur tous les sentiments contradictoires qui me traversaient en la décrivant. J’ai pris le parti du personnage du narrateur-observateur qui ne connaît pas grand-chose sur sa ville pour l’appréhender avec simplicité, candeur et naïveté. Alger mérite qu’on la regarde avec des yeux d’enfant devenu adulte trop rapidement.
Le Matin d’Algérie : Le taxi devient ici un lieu d’observation, de réflexion et même de fuite. Pourquoi ce choix comme espace narratif ?
Aïmen Laïhem : A vrai dire, ce choix s’est vite imposé parce qu’il y avait matière à explorer énormément d’éléments. Ainsi, le fait d’accorder au récit un seul temps – la course en taxi – et un seul espace – l’habitacle du taxi – posait un cadre formel et conceptuel au projet. Cela a permis de se recentrer sur à la fois l’intérieur mais aussi l’extérieur de l’observation, en étant au-dehors et au-dedans à la fois.
Après l’objet du taxi permettait autant de prétextes pour parler de plein de choses qui nous traversent ou qui nous échappent, parfois suggérées, souvent tues mais jamais réellement écartées. Parce que comme le constate le narrateur au détour d’un virage : « c’est surtout ça un taxi, quelque chose qui vous rattrape alors que vous le fuyez, une sorte de vérité. »
Le Matin d’Algérie : Vous êtes architecte de formation et étudiant en urbanisme. Comment ces disciplines influencent-elles votre écriture ?
Aïmen Laïhem : Au cours de mes études, on nous a toujours poussés à voir au-delà des choses telles qu’elles se présentaient à nous, à développer un esprit critique et une curiosité qui allait puiser dans différents imaginaires pour cultiver notre créativité. C’est quelque chose qui m’a beaucoup aidé en entretenant un terrain préétabli pour les songes, la rêverie, l’originalité dans les pistes à explorer et les allégories en tous genres que j’essaye tant bien que mal de diffuser de mes textes.
Aussi, l’architecture et l’urbanisme, allant de pair avec la ville, comment elle se construit et ce qui la façonne, la capacité de la décrire sous différents angles, de différentes manières et à des temporalités multiples, m’ont aidé à adopter un regard détaché et qui prend du recul sur l’approche de la description et du rapport à l’urbain et à la société.
Le Matin d’Algérie : Le livre alterne entre absurde, tendresse et réflexion métaphysique. Comment avez-vous trouvé cet équilibre de ton ?
Aïmen Laïhem : Cela s’est fait de façon un peu involontaire. Le livre s’est construit avec une logique assez empirique mais ça a conféré diverses interprétations et lectures au texte. A titre personnel, j’aime beaucoup l’écriture qui est teintée d’une épaisseur à lectures diverses qui fait que, quand j’écris, je passe et repasse sur les mêmes phrases, les mêmes mots et les mêmes lancées d’idées en les ressassant et les maniant sous des formes parfois contradictoires, jusqu’à atteindre une sorte d’embrouille avec le monde dans lequel j’écris. Peut-être est-ce là que réside le sordide et l’absurde qui peut transparaître parfois.
Après, pour ce qui est de la tendresse, je pense qu’elle est venue de façon un peu nécessaire à travers le texte pour apporter un contrepoids à la pesanteur qui tournoie autour du personnage. Il fallait lui offrir une échappée, à travers une poésie douce et attachante dans une certaine forme de naïveté, comme s’il était candide et regardait, et découvrait par la même occasion, le monde qui l’entoure avec des yeux d’enfants.

Le Matin d’Algérie : L’amie tunisienne du narrateur crée un pont discret avec Tunis. Aviez-vous la volonté d’inscrire Taxis dans une dynamique maghrébine ?
Aïmen Laïhem : Pas de prime abord en tout cas. Ce personnage s’est imposé dans un souci d’explorer des rapports humains assez singuliers autour du narrateur du récit. Que ce soit vis-à-vis de ses rapports maternel, amoureux ou amical, on sent un certain conflit dans ses relations humaines et c’est dans ce contexte que s’inscrit d’abord le personnage de l’amie tunisienne : on devine que c’est sa seule amie mais c’est une amie qui est dans un autre pays, une relation à distance donc qui vient interroger la nature sociable du narrateur.
Dans un second temps, le fait d’y voir un pont entre les jeunesses des deux pays peut s’établir, en créant un pont justement entre les différents imaginaires et les réalités de chacune des deux sociétés comme autant d’échappatoires dans des univers qui se ressemblent et se distinguent.
Le Matin d’Algérie : Votre style est très visuel, presque cinématographique par moments. Avez-vous des influences littéraires ou artistiques particulières ?
Aïmen Laïhem : L’écriture du mouvement et du déplacement me parle beaucoup, l’itinérance, le fait d’être toujours dans une dynamique, voire dans une course perpétuelle m’inspire beaucoup. En cela, les scènes de films qui usent des travellings et des plans séquences me fascinent et viennent à moi quand j’écris. Ça fonctionne de la même manière avec la musique ; les envolées lyriques, les escalades musicales et les symphonies qui gagnent en intensité crescendo me stimulent beaucoup et sont une source qui me pousse au rythme de l’écriture. Je cherche beaucoup ça.
Pour citer quelques auteurs qui me procurent le même sentiment d’évasion et de pulsations créatives, il y a d’un côté Mustapha Benfodil qui joue littéralement avec la langue en maniant le trait des mots et en érigeant un mille-feuille de créativité intrinsèquement algérienne et inscrite dans une pluralité de mondes et de territoires de pensées tout aussi fascinants les uns dans et au-travers des autres.
D’un autre côté, il y a des écrivains comme Kevin Lambert, Pauline Delabroy-Allard, Annie Ernaux, Assia Djebar, Arezki Mellal, Samir Toumi, Marguerite Duras, ou encore Laurent Gaudé qui me parlent énormément tant par leur justesse que par la rythmique de leur écriture.
Le Matin d’Algérie : Qu’avez-vous voulu dire, en filigrane, sur la jeunesse algérienne d’aujourd’hui ?
Aïmen Laïhem : Qu’elle cherche constamment sa place, et même si elle la trouve, qu’elle doit sans cesse batailler pour la recréer dans des conditions qui lui conviennent. Qu’elle a un espoir et une envie de bien faire énormes mais qu’elle est minée et inscrite dans des réalités qui la plombent et qui lui mettent des bâtons dans les roues. Même s’il y a toujours au loin, en-haut et par-delà les choses des horizons qui attendent à être explorés.
Le Matin d’Algérie : Quel a été le moment le plus difficile – ou le plus libérateur – durant le processus d’écriture de « Taxis » ?
Aïmen Laïhem : Le moment où le rythme a été trouvé, quand la voix haletante qui me taraudait l’esprit depuis quelque temps a embarqué dans une dynamique qui m’a porté tout au long de ce qui restait à faire pour le projet. C’est à la fois euphorique et déroutant, quand on sent que quelque chose nous rattrape alors qu’on a eu de cesse de le convoquer et quand il advient enfin ça nous submerge et nous plante des ailes dans le dos. L’écriture est une bourrasque libératrice.
Le Matin d’Algérie : Avec ce premier succès, pensez-vous déjà à un prochain projet littéraire ? Si oui, pouvez-vous nous en dire quelques mots ?
Aïmen Laïhem : Oui, je travaille sur un deuxième projet d’écriture que je porte depuis plus de deux ans maintenant. Ça parlera toujours d’un sujet en explorant ses différentes facettes et en le tordant dans tous les sens. Je souhaite également accorder plus de place à la poésie qui me suit au quotidien en composant un recueil avec les textes poétiques accumulés au fil des ans. A voir par la suite pour sa publication !
Le Matin d’Algérie : Enfin, si vous pouviez emmener un lecteur, le temps d’un trajet en taxi, dans une rue d’Alger : qui vous tient à cœur, laquelle serait-ce – et pourquoi ?
Aïmen Laïhem : Les taxis à Alger ont quelque chose d’assez frustrant dans leur fonctionnement : ils ne sortent pratiquement jamais des routes qu’ils se sont eux-mêmes constitués dans des circuits fermés, ce qui fait que si l’on souhaite aller d’un point A à un point B, il faut toujours prendre en compte le « sens du vent » du taxi. Ceci pour dire que nous ne décidons jamais par nous-mêmes de notre parcours, le dernier mot revient toujours au taxieur.
Mais pour revenir au choix du trajet, je pense déjà que ce serait une balade nocturne au gré des virages d’Alger pour éviter les embouteillages et apprécier la fluidité de la course en taxi. Et puis ce serait sur les lacets des chemins de la Sfindja ou bien suivant le boulevard Krim-Belkacem ou encore le long de la corniche côté Bologhine. J’aime beaucoup quand il y a des virages et que l’on observe les immeubles à droite à gauche, surtout quand la lune est de sortie. Ça crée une drôle de chorégraphie.
Entretien réalisé par Djamal Guettala