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Albert Camus, écrivain français d’Algérie (II)

LITTERATURE

Albert Camus, écrivain français d’Algérie (II)

En 1940, Camus, journaliste au chômage, quitte l’Algérie, à cause de ses démêlés avec la censure, pour un exil provisoire en France. Comme on sait, son «exil» s’est avéré définitif, entrecoupé par de brèves visites en Algérie. 

La peste

Après l’invasion allemande de la France, Camus est oblige de faire une halte à Oran, (janvier 1941-juillet 1942) à laquelle nous devons La Peste.

Publié en 1947, ce roman, comme en 1942 L’Étranger, a eu un succès immédiat. Aux Algériens, aussi bien aux contemporains qu’aux générations postérieures, il a apporté la déception. Tous se sentirent blessés et atteints dans leur dignité d’être absents de cette curieuse ville d’Oran dont l’auteur dit au début : A première vue, Oran est, en effet, une ville ordinaire et rien de plus qu’une préfecture française de la côte algérienne38. Mouloud Feraoun, le premier des écrivains nationaux algériens, qui était en train de nouer avec Camus une amitié épistolaire, après lui avoir fait parvenir un exemplaire du « Fils du pauvre »39, écrivait en 1951 : Je suis très heureux d’avoir réussi à vous intéresser parce que je vous connais depuis longtemps. Je vous ai vu en 1937 à Tizi-Ouzou. (…) Vous écriviez des articles sur la Kabylie dans « Alger républicain » qui était notre journal, puis j ’ai lu La Peste et j ’ai eu l’impression d’avoir compris votre livre comme je n’en avais jamais compris d’autres. J’avais regretté que parmi tous ces personnages il n’y eût aucun indigène et qu’Oran ne fût à vos yeux qu’une banale préfecture française. Ohb! ce n’est pas un reproche. J’ai pensé simplement que, s’il n ’y avait pas ce fosse entre nous, vous nous auriez mieux connus, vous vous seriez capable de parler de nous avec la même générosité dont bénéficient tous les autres ».

Et Feraoun d’ajouter : « J’ai réussi à attirer sur nous l’attention de Audisio, Camus, Roblès. Le résultat est magnifique. Vous êtes Algériens tous trois et vous n’avez pas à nous ignorer … »41

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Mouloud Feraoun a dit tout ou presque sur l’absence des Algériens dans « La Peste ». Après lui, nous n’allons pas chercher à élaborer des hypothèses à partir des sous-entendus que cette absence pourrait impliquer. D’autre part nous estimons que la répudiation de l’Arabe du livre lu en 1947 comme allégorie par excellence française (les fléaux de l’histoire: la défaite, occupation nazie, atrocités, débouchant sur la condition humaine et la morale) situe « La Peste » hors de notre propos, limité à l’algérianité de Camus.

Au début du printemps 1954, la première année de la révolution algérienne, Camus publie « L’Eté », le demier recueil de ses essais lyriques. L’auteur, dans la prière d’insérer au dos de l’ouvrage, définissait ces textes comme solaires et les comparait à ceux de « Noces ». La fascination de Camus par la lumière d’Algérie, si spontanée et charnelle qu’elle soit, n’en trouve pas moins un fondement philosophique.

Camus le Méditerranéen

Dans « L’Énigme », le sixième parmi les huit essais lyriques de « L’Été », dont la rédaction s’échelonne de 1939 à 1953, Camus se livre à une réflexion sur sa nature/identité/personnalité d’écrivain et le caractère de son oeuvre, toujours en gestation. Si les racines historiques de Camus pied-noir ne dépassent pas trois générations, son ancrage intellectuel/culturel est très profond.

L’auteur du « Mythe de Sisyphe », qui avait eu son DES /diplôme d’Études supérieures à l’issue d’un ouvrage philosophique sur l’hellénisme et Saint-Augustin, se veut avant tout Méditerranéen, helléniste, qui prend le contrepied du latinisme de Louis Bertrand. Dans un premier temps Camus se met à dissiper les malentendus autour de sa littérature dus à la méconnaissance de révolution intellectuelle et artistique de l’écrivain.

A l’obstination des lecteurs et des critiques, prompts à prononcer des jugements arbitraires et immuables sans tenir compte des mutations et transgressions opérées d’une oeuvre à l’autre, Camus oppose une analyse pertinente de sa démarche. Impuissant, comme tout homme, de dire ce qu’il est, il définit son identité à travers la négation et la volonté de construire. En d’autres termes, il théorise pour dire ce qu’il n’est pas et ce qu’il voudrait être. Camus se veut, dans la mesure du possible «un écrivain objectif» et il en donne la définition: « J’appelle objectif un auteur qui se propose des sujets sans jamais se prendre lui-même comme objet » 42.

L’auteur de trois absurdes: « L’Étranger », « Le Mythe de Sisyphe » et « Caligula », dénonce «la rage contemporaine de confondre l ’écrivain avec son sujet» ce qui aboutit, dans le cas de Camus, à être perçu comme prophète d’absurde et à qualifier son oeuvre de littérature désespérée43. La riposte de Camus est claire et nette L’absurde ne peut être considéré que comme une position de départ, même si son souvenir et son émotion accompagnent les démarches ultérieures44

Dans ses répliques essentiellement littéraires, Camus part de l’argument suivant: Une littérature désespérée est une contradiction dans les termes45. Dans « L’Eté » Camus se met à réfuter les objections contre une littérature désespérée qui serait la sienne pour nombre de critiques. Ayant dépassé le stade de l’absurde Camus relève des contradictions dans les termes nihilisme et désespoir, qui, pour lui, n’existent pas à l’état pur, parce que Camus nie un nihilisme total, parce que même la négation du sens est un jugement de valeur.

Des jugements de valeur peuvent être affirmés par parole (en littérature) et par action (dans la vie). Or déclarer que tout est non-sens, c’est exprimer quelque chose qui a du sens; de même que ne pas succomber à la tentation du suicide revient à reconnaître une valeur à la vie 46. Le désespoir, lui, n’est pas une matière littéraire, à proprement parler.

Pour Camus Le vrai désespoir est agonie, tombeau ou abìme47. Camus, traumatisé par l’histoire de son temps, qui depuis la Première Guerre mondiale «n’a pas cesse d’être meurtre, injustice ou violence»48 n’est pas optimiste par nature. Cependant, en 1950, au moment où l’écrivain s’interroge sur son identité d’homme et d’artiste, il constate de rester fidèle à la lumière de son pays qui lui a appris à aimer la vie jusque dans la souffrance.

Helléniste, se réclamant d’Eschyle, Camus, l’un des «fils indignes mais obstinément fidèles de la Grèce qui survivent encore dans ce siècle décharné» espère, à l’instar de son ancêtre lointain, rayonner et réchauffer, par delà le côte sombre qui est aussi le sien. L’énigme au centre de l’univers d’Eschyle se révèle être un sens éblouissant et par là difficile à déchiffrer. Et Camus d’évoquer la source de sa lumière, son inspiration profonde: « Au centre de notre oeuvre, fût-elle noire, rayonne un soleil inépuisable, le même qui crie aujourd’hui à travers la plaine et les collines » 49.

On s’en doute que Camus évoque ici le soleil d’Algérie, néanmoins le sens de la phrase reste un peu énigmatique. Le sens profond de cet essai ne se dégage que dans ses variantes; où Camus a eu enfin le mot de l’énigme: Si loin que je vive maintenant de la terre où j’ai appris cela, elle est restée ma vraie patrie et sa lumière me nourrit jusque dans la ville d ’ombres, où le sort me retient 50.

Le nous généralisant du texte définitif est remplacé ici par le je personnel. 

Allégorie de la caverne

Dans un deuxième temps, toujours dans le sillage des Grecs, Camus poursuit la reflexion sur lui-mème; en tant que disciple de Platon, il se lance dans une paraphrase de l’allégorie de la caverne51. Chaqué artiste/écrivain, dont lui-même, évolue dans le monde des apparences, symbolisé par la caverne. Paris est une admirable caverne, et ses hommes, voyant leurs propres ombres s ’agiter sur la paroi du fond, les prennent pour la seule réalité52. La réalité cependant est ailleurs; c’est une lumière dans le dos et il faut se retourner pour la regarder en face. Pour Camus, la tàche d’écrivain est de chercher à la nommer à travers Ies mots. La lumière est riche de signification: la source de son inspiration, l’imaginaire et le surmoi solaire, le soleil enfoui qui fonctionne en tant que moi profond de l’écrivain. « L’Été » marque ainsi une étape du pèlerinage aux sources, bien que l’essai suivant, « Retour à Tipasa », soit un chant du retour impossible.

Camus restait sensible à l’appel des origines jusqu’à la mort et par delà la mort avec « Le premier homme ». Pendant un séjour à Alger en février 1955, Camus, chaleureusement accueilli par ses amis, réalisa, une fois de plus, la différence entre la qualité d’être là et ailleurs. L’image de la caverne lui est revenue. A Alger il avait impression d’être un homme tandis qu’à Paris il était une ombre. Avec « L’Été » s’achève dans l’oeuvre de Camus une littérature/écriture d’inspiration algérienne directe: l’imaginaire méditerranéen s’effrite/s’estompe, l’Algérie charnelle semble répudiée et vouée au silence.

Après le Ier novembre 1954, c’est Algérie en guerre qui deviendra la préoccupation majeure du Camus-journaliste. Jusqu’à cette date, le courant algérien dans l’oeuvre de Camus: essais lyriques « L’Envers et l’Endroit », « Noces », « L’Été » et ses deux romans: « L ’Étranger » et « La Peste » témoignaient de la réalité humaine vécue par un écrivain français d’Algérie. Remarquons toutefois que Camus n’a jamais banni l’Algérie ni de sa pensée ni de son coeur.

Depuis 1954 on observe une autre dimension/orientation de la littérature camusienne, plus intériorisée et variée quant aux thèmes, techniques, et modes d’écriture. Les jeux ne sont plus faits sous le mode de séparation des deux parties algériennes mais il y aura une tension et un échange entre le Français et l’Arabe, devenu incontournable, les liens seront noués, l’auteur y fera une distribution nouvelle.

Dans la suite de cette étude nous chercherons à rendre compte des aspects algériens des oeuvres d’Albert Camus rédigées pendant la guerre d’Algérie: « La Chute » (1956) et « L ’Exil et le Royaume » (mars 1957) dont « La Femme adultère » et « L’Hôte ». (A suivre)

Notes

38-A. Camus , La Peste, Gallimard, Paris, 1947, Le Livre de Poche, p. 5.

39- M. F e r a o u n , Le Fils du pauvre, Le Puy, Cahiers du Nouvel Humanisme 1950. Réédit. Le Seuil, Paris 1954, roman. Grand prix littéraire de la ville d ’Alger 1950.Traduction polonaise: Jerzy Pański, Syn biedaka, Warszawa, 1972.

40- M. Feraoun , Lettres à ses amis, Le Seuil, Paris 1969, p. 203.

41- Ibid., p. 204.

42- L ’Énigme, in : L’Été, p. 864. 43 Ibid., pp. 864-865. 44 Ibid., p. 864.

45- Ibid., p. 865. 46- Voir: ibid., p. 865.

47- Ibid. 48 Ibid. 49 Ibid.

50- Voir L’Été /L’Énigme, Notes et variantes, Bibliothèque de la Pléiade, p. 1828.

51- Allégorie de la caverne (Platon, République, VII, 1-2), in: A. Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, PUF, Paris 1968, p. 132: «Comparaison de l’âme humaine dans son état actuel, c ’est-à-dire unie au corps, à un prisonnier enchaîné dans une caverne, le dos tourné à la lumière, et ne voyant p a s les choses réelles, m ais seulement les ombres que projettent sur le fond du souterrain divers objets m obiles éclairés p a r un foyer».

52- L ’Énigme, op. cit., p. 866.

 

Auteur
Maria Stepniak

 




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