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Albert Camus, écrivain français d’Algérie (V)

LITTERATURE

Albert Camus, écrivain français d’Algérie (V)

Camus posera le problème fondamental pour lui:  forcer le gouvernement français et le FLN à éviter les victimes civiles. Lui-même accepte de parler à des sympathisants musulmans du FLN, pas à des militants européens du FLN.

Le 22 janvier 1956, au Cercle du Progrès, place du Gouvernement, au coeur d’Alger, Albert Camus a lancé son appel pour la trêve civile. C’était sa dernière intervention, avant de se taire sur l’affaire algérienne. Au cours de cette manifestation du Comité pour la trêve civile, animée par un groupe de libéraux français, présidée par Emmanuel Roblès, Camus lut son texte en présence des leaders musulmans: Ferhat Abbas, Ahmed Francis, Tewfik el Madani. Il déclarait être là non pour diviser mais pour réunir. L’homme et l’écrivain qui depuis vingt ans veut la concorde des «deux peuples» d’Algérie, Camus s’adresse aux deux camps. Son «appel se situe en dehors de toute politique»80.

L’atmosphère dans la salle était houleuse. Les hurlements poussées à l’extérieur incitèrent les organisateurs à accélérer le débat auquel prirent part quelques personnalités libérales et musulmanes. Dehors, une poignée de manifestants souhaitent que Camus se rallie à l’Algérie indépendante, à l’Algérie algérienne. Les participants se dispersent sous les huées et les menaces de mort. Le lendemain, «La Dépêche» et «L’Echo d’Alger» attaquèrent violemment Camus et ses amis.

En revanche, Edmond Brua lui consacra un article favorable dans «le Journal d’Alger». Les interlocuteurs de Camus dans l’affaire de la trêve, sont très proches de la direction du FLN. Pour un petit groupe de chrétiens et de communistes qui ont choisi le camp du FLN Camus est maintenant un «salaud» qui tente de relancer la troisième force. Rentré à Paris, Camus publie son dernier éditorial dans «L’Express» – Un pas en avant où il confirme sa foi en la possibilité d’une association libre entre Français et Arabes en Algérie.

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Selon Jean Grenier, Camus affirme que les Arabes «ont de folles exigences: une nation algérienne indépendante; les Français sont considérés comme étrangers, à moins qu’ils ne se convertissent»81. Le 8 février Camus démissionne de «L’Express», car il se sent en désaccord avec les articles du directeur, Jean-Jacques Servan-Schreiber sur l’Algérie. II choisit de se taire publiquement à propos de l’Algérie «afin de n’ajouter ni à son malheur ni aux bêtises qu’on écrit à son propos»82.

A la différence de nombreux collaborateurs de «L’Express», Mauriac et Daniel en tête, il ne parvient pas à accepter affectivement ou intellectuellement l’idée d’une indépendance de l’Algérie: pour lui, elle ferait des petits Blancs (sa mère, son onde, son frère, de toute sa belle-famille) des étrangers ou des citoyens à demi-part sur une terre qui est aussi la leur.

Dans l’opinion publique Camus est un traitre: 1) pour les pieds-noirs et la droite (il ne chante pas l’Algérie française) 2) pour la gauche métropolitaine (il ne prend pas parti pour le FLN). A Paris Camus fait quelques démarches pour convaincre le gouvernement du caractère non utopique de sa trêve; en vain; l’affaire de la trêve se délite. Sur le terrain international, les pères fondateurs du Mouvement des non-alignés, le colonel Nasser, Jawaharlal Nehru et le maréchal Tito, rassemblés sur l’ile de Brioni en 1956 manifestent leur «sympathie pour le désir de liberté du peuple algérien», mais évoquent les «éléments d’origine européenne», et refusent de recevoir une délégation du FLN. En Algérie même, le contre-terrorisme des Européens se greffe sur le terrorisme du FLN.

Pas de trêve civile ou militaire à l’horizon. Quelques milliers de Français en France pensent à une Algérie indépendante. La gauche reproche à Camus, s’indignant de la répression en Hongrie, de ne pas protester assez contre l’emploi de la torture en Algérie. Camus refuse de signer certaines pétitions, à sens unique pour lui. L’année 1957 (celle du Prix Nobel) est d’abord terrible pour Camus, obsédé par le problème algérien, isole dans toutes ses familles, barricade en lui-même. «La guerre d’Algérie», appelée maintenant par son vrai nom, change de nature. L’armée française quadrille le pays. Les nationalistes ont lancé une campagne de terrorisme urbain. Le commandement du FLN a quitte Alger après l’assassinai d’un responsable, Larbi Ben M’hidi, exécute sans jugement après son arrestation, et s’installe à Tunis.

Le nouveau Comité national de la révolution algérienne (CNRA), convoqué au Caire, fait entrer dans son comité exécutif Ferhat Abbas, le modéré, passe à la révolution. Le FLN durcit ses positions. L’ALN se renforce aux frontières et en Tunisie. La population musulmane commence à hai’r les Français.

Les récits de torture inquiètent l’opinion métropolitaine désorientée. La guerre d’Algérie se prolonge sur la rive gauche et devient le grand débat. Dans les milieux influences par «L’Express» ou «France-Observateur», on se rallie lentement au Front. Francis Jeanson, homme révolté contre le colonialisme, montera un réseau d’aide au FLN en France, dit «des porteurs de valises». (Francis Jeanson, rappelons-le, est cet homme qui, en 1952, après la parution de « L’Homme révolté », s’est engagé dans la fameuse polémique Sartre – Camus dans « Les Temps modernes », terminée par la rupture des deux écrivains.) Même Aron se montre favorable – comme Sartre, mais pour des raisons différentes – à l’indépendance algérienne.

Aron publie un opuscule rigoureux, « La Tragédie algérienne » : prévoyant un destin d’exilés pour les pieds-noirs, il démontre que l’intégration est impossible et que l’indépendance est inévitable. Aron, comme Camus, pense que guerre civile, guérilla et répression sont atroces. Mais le mouvement nationaliste algérien n’a d’autre issue que de rassembler autour d’une idée-force: l’indépendance. Aron ne justifie jamais comme Sartre le terrorisme algérien. Camus accepterait un pan des thèses d’Aron si les Français pouvaient rester en Algérie mais il rejette l’hégémonie du FLN. 

C’est l’ère où les paras écrasent les nationalistes d’Alger en torturant leurs prisonniers. Camus a refuse l’offre du Président du Conseil, Guy Mollet, de participer à une commission de sauvegarde des libertés, pour examiner le problème de la torture en Algérie. Attaqué de toutes parts pour ses silences (un M. Caracciolo, d’Angleterre) Camus précise ses positions qui n’évoluent pas. Il souhaite que l’on proclame la fin du statut colonial, qu’on réunisse une table ronde sans préalable, qu’on discute d’un statut d’autonomie «hélvétique»: il préserverait les libertés des deux peuples et s’inscrirait dans un cadre fédéral. Français, écrit Camus, je ne puis m’engager dans les maquis arabes. Français d ’Algérie (…) je ne puis approuver le terrorisme civil qui frappe d’ailleurs beaucoup plus les civils arabes que les français83. Le même jour, répondant à une lettre de F. Lebrun, syndicaliste, Camus déclare: J’ai dénoncé publiquement les méthodes de torture, qu’elles s ’exercent à Budapest ou à Alger84.

En 1957, comme en 1956, Camus se nourrit d’une idée fixe et d’un sentiment charnel: la solution du problème algérien doit aussi passer par les Français d’Algérie maintenus sur la terre algérienne. Il se refuse à soutenir un des deux peuples d’Algérie, au détriment de la cause de l’autre. Ayant fait voeu de silence public, Camus intervient sans arrêt, dans plus de cent cinquante affaires, en faveur des détenus parfois sans aucune inculpation, dans un camp d’hébergement du Sud algérien (véritable camp de concentration), à la prison Barberousse, etc. Malgré ses différends avec Jean Daniel, il reste en contact avec lui à propos des demandes de grâce. Une des dernières interventions de Camus sera un certificat adressé au président du tribunal permanent des forces armées d’Alger en faveur d’Ouzegane.

En France, partout on somme encore Camus de prendre parti politiquement. Dans «France-Observateur», on l’accuse de rester silencieux devant les horreurs de la répression en Algérie. Parmi ses amis libéraux algérois rares sont ceux qui comprennent et soutiennent Camus. D’anciens copains algérois reprochent sans cesse à Camus de ne pas prendre parti pour cette indépendance algérienne soutenue tardivement par la gauche. Même ses camarades de la gauche prolétarienne sont, sur l’affaire algérienne, en désaccord avec lui.

À Alger, où Camus se retrouve en mars 1957, il revoit Roblès, s’entretient longuement avec Mouloud Feraoun, qu’il aime. Camus refuse toujours de négocier avec le FLN, pour ne pas lui reconnaitre sa représentativité. Il se rallie à la politique du gouvernement en place (Félix Gaillard), au «fédéralisme personnel» du député Marc Lauriol. La position de Camus est figée, ses amis y voient un irréalisme surprenant et arrivent à cette conclusion: Camus ne sent plus l ’Algérie*5.

En 1958, les événements en France bouleversent la situation en Algérie. De Gaulle a pris le pouvoir grâce à une sorte de coup d’État légalise par la majorité de la classe politique. Le 13 mai à Alger, les Européens prennent d’assaut le gouvernement générai et créent un comité de salut public. Certains croient ou feignent de croire à la «fraternisation» des «indigènes» et des «pieds-noirs». De Gaulle devient président du Conseil le Ier juin et se rend à Alger.

Le 4 juin, sur le forum, devant les Français d’Algérie, de Gaulle lance son équivoque «Je vous ai compris». Dans Actuelles III, Chroniques algériennes 1939-1958, publiées en 1958, Camus a exposé sa philosophie politique face à l’Algérie. Il y donne des raisons décevantes pour récuser l’idée de nation algérienne: En ce qui concerne l’Algérie, l’indépendance nationale est une formule purement passionnelle. Il n’a jamais eu de nation algérienne86. Dans « Algérie 1958 » Camus examine la revendication arabe sous deux aspects: légitimité et illégitimité. Cette revendication a raison de dénoncer et de refuser:

Io le colonialisme et ses abus,

2o le mensonge répété de l’assimilation, toujours proposée, jamais réalisée,

3o 1’injustice de la répartition agraire et de la distribution du revenu,

4o la souffrance psychologique: attitude souvent méprisante de beaucoup de Français, développement du complexe d’humiliation qui est au centre du drame.

Illégitime est pour Camus la revendication majeure, celle de l’indépendance87. Pour Camus, l’éviction des Français d’Algérie serait le déchirement suprême. Il garde le silence à propos de l’Algérie et se croit persécuté. La gauche non communiste voit en lui un colonialiste parce qu’il rejette les thèses du FLN avec l’indépendance. Entouré de partisans du FLN chez Gallimard, il se confie à quelques-uns : – Je suis suspect aux nationalistes des deux bords. J’ai le tort pour les uns de ne pas être assez (…) patriote.

Pour les autres, je le suis trop. Je n’aime pas l’Algérie à la façon d’un militaire ou d’un colon, mais est-ce que je peux l’aimer autrement qu’en Français ? 88 Camus qui, dans le passe, à «Alger républicain» et au «Combat», a défendu les droits des musulmans, en 1958 reste sur une position qui contredit ce passe. Poncet juge que sur l’Algérie, Camus pose un regard myope. Cependant il est vrai qu’il a toujours lutté pour que les musulmans cessent de vivre chez eux en étrangers. Le 21 décembre 1958, de Gaulle est élu président de la République, par 78,5% des notables grands électeurs. De Gaulle est un héros providentiel pour la plupart des Français. Camus pense parfois que le General sauvera peut-être le deuxième peuple d’Algérie, les petits Blancs. 

Les entretiens de Camus avec Jean Daniel, un de ses meilleurs interlocuteurs politiques, sont, selon ses amis, le plus fidèle compte rendu de la philosophie politique de Camus face à l’Algérie89.

1. Pour ne pas vivre en désaccord avec soi-même, Camus trouve inacceptable de se résigner aux méthodes du FLN pas plus qu’au sacrifice de sa communauté.

2. Camus nie l’existence de la «nation algérienne». La vision d’une nation algérienne occupée est utilisée par le FLN pour obtenir sa libération par tous les moyens et prendre sa revanche sur les non-musulmans. A Paris, parmi les enseignants, beaucoup pensent à l’indépendance et évoquent la nation algérienne.

3. Pour Camus, il existe, au contraire, une patrie algérienne, ce qui n’a rien à voir avec le concept de nation. L’Algérie est un territoire habité par deux peuples, l’un est musulman et l’autre ne l’est pas. (…) Les deux peuples d’Algérie ont un droit égal à la justice, un droit égal à conserver leur patrie90. Albert Camus continue son balancement entre oui et non.  (A suivre)

M.S.

Notes

80- A. Camus , op. cit., Appel pour une trêve civile en Algérie, Conférence prononcée à Alger, le 22 janvier 1956, pp. 989-999.

81- Rapporté par O. T o d d , op. cit., pp. 630-631.

82- J. Daniel, Camus, Hachette. Cité par O. Todd , op. cit., p. 633.

83- Lettre à Stephen Spender, 18 avril, 1957. Cité par O. Todd , op. cit., p. 677.

84- O. Todd , op. cit.

85 Rapporté par O. T o d d , op. cit., p. 713. 86- A. Camus, Chroniques algériennes, Algérie 1958, Pléiade, p. 1012. 87 Ibid.

88- Voir: O. T o d d , op. cit., pp. 725-726.

89- J. Danie l, Le Temps qui reste, Paris, Stock 1973 (reprise des «Études méditerranéennes» n° 7). Rapporté par O. Todd , op. cit., p. 620.

90- Ibid, pp. 620-621. 

Auteur
Maria Stepniak

 




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