Dimanche 24 janvier 2021
Lounis Aït Menguellet revisité : « Yenna-d Umɣar », le patriarche a dit !
Crédit photo : Hayet Aït Menguellet.
Après les interro-réflexions adressées au patriarche dans « Inid ay Amɣar » (*), nous vous proposons la traduction des enseignements de notre « Amɣar ».
À retenir que l’obstacle d’une traduction fidèle, du kabyle vers n’importe quelle autre langue, se ressent fortement quand on s’acharne à trouver l’équivalent de certains qualificatifs comme « Amɣar azemni », par exemple. « Patriarche des temps anciens » ça peut passer mais ca ne colporte pas toute la féérie de l’imaginaire du terme et du qualificatif initiaux.
Pour ceux qui veulent relever le défi voici une strophe d’un poème de Si Moh U Mhend qui m’a été communiquée par Fodil Fellag (le petit frangin de notre humoriste national), un féru de poésie, en général, et de Si Moh, en particulier, depuis ses 18 ans :
Yeḥced i segmi n ellim
Ibbedel ţelqim
yeqqur yuɣal d isɣaren
À propos du poème, Fodil fait remarquer, à juste titre « comment l’entrechoquement violent des sons évoque chez l’auditeur cette sensation physique de desséchement et de craquement de bois mort. Une sensation désagréable car cela fait allusion à sa vieillesse et son propre dépérissement, mais en même temps c’est d’une beauté sublime pour le locuteur kabyle aux oreilles et à l’âme sensibles à la poésie ».
Pour ceux qui auraient le livre de Dda El Mouloud Mammeri, «Les Isefra de Si Mohand», le poème complet est celui qui porte le numéro 230, page 394.
C’est le charme des langues de nos terroirs d’être quasiment intraduisibles en paroles et en sonorités (Ahmed Ben Bella, le « nous sommes arabes, trois fois », ne se moquait-il d’ailleurs pas de nos accents kabyles gutturaux ?) et de garder quelques secrets et mystères dans leurs citadelles imprenables.
Seuls ceux qui ont la chance d’en avoir été les prisonniers (une détention douce et enchanteresse en somme), et d’avoir été formatés au berceau par ces langues, peuvent en ressentir les sens et les dimensions magiques.
Revenons à notre poète vivant !
« Yenna-d Umɣar », le patriarche a dit
Le patriarche des temps passés
Quand on l’a interrogé
Que nous dira-t-il
Que nous a-t-il dit
Rep.
Il affirma ceci : ce qui s’est produit
Même si c’est sous d’autres aspects
Cela s’est produit par le passé
Rien de nouveau ne s’est créé
Le toit du ciel abrite la terre
Il l’observe depuis ses débuts
Il voit les jours ériger les siècles
Il a vu ce qui s’est passé et ce qui s’y passe
Il a vu des hommes tuer leurs semblables
Ceux qui se sont trompés, dans l’erreur persister
Ce qui se produit
Même si c’est sous d’autres aspects
Cela s’est produit par le passé
Rien de nouveau ne s’est créé
Tout ce que le temps bâtit, le temps l’anéantit
Le bien en mal s’altère
Le mal en bien se rénove
Le monde suit un cycle qui cèdera son tour
Secoue-là elle se décante…C’est ce qui se dit
Mais nous n’attendons jamais ce qui en surgit
Ce qui se produit
Même si c’est sous d’autres aspects
Cela s’est produit par le passé
Rien de nouveau ne s’est créé
La justice n’est qu’un mot, elle nait de l’obstination
Combien la désirent ne l’obtiennent pas
L’injustice est ancienne, sur elle repose le monde
Quand elle s’invite parmi vous, la peur la nourrit
C’est d’elle que grandi celui qui cherche la grandeur
Quand il vous veut du tort, habile il vous paraît
Ce qui se produit
Même si c’est sous d’autres aspects
Cela s’est produit par le passé
Rien de nouveau ne s’est créé
Le pauvre naïf, son sommeil est troublé
De peine abattu ses os sont rongés
Le pauvre riche, il en possède trop
Des biens qui l’entourent il redoute la folie
Le pauvre doué, son cerveau est tourmenté
Ceux qui l’observent de son état son étonnés
Ce qui se produit
Même si c’est sous d’autres aspects
Cela s’est produit par le passé
Rien de nouveau ne s’est créé
Que c’est beau l’amour pour celui qui est jeune
Il porte sur l’émoi un autre regard
Mais très vite change ce regard en lui
Jeunesse est aveugle, l’amour s’impatiente
Quand il a vieilli il le cherche à nouveau
Il voudrait le revivre mais c’est trop tard pour lui
Ce qui se produit
Même si c’est sous d’autre aspects
Cela s’est produit par le passé
Rien de nouveau de s’est créé
Quand la vigueur est là, le savoir ne l’est pas
Quand le savoir est présent, la vigueur s’est ternie
Erreurs de jeunesse deviennent remords de vieillesse
Ceci est, cela sera, on ne peut y échapper
Celui qui désire la paix il ne trouve pas sa trace
Celui qui vit en son sein en ignore le prix
Ce qui se produit
Même si c’est sous d’autres aspects
Cela s’est produit par le passé
Rien de nouveau ne s’est créé
D’eau propre tu te décrasses
L’eau est salie, toi tu es purifié
Vous salissez ceux qui vous enrobent de pureté
Vous laissez en liberté l’écervelé
Pourquoi cherchez-vous donc à percer tous les secrets
Restez comme vous êtes, vous n’en serez que plus fortunés
Ce qui se produit
Même si c’est sous d’autres aspects
Cela s’est produit par le passé
Rien de nouveau ne s’est créé
Kacem Madani
Renvoi
(*)https://lematindalgerie.comlounis-ait-menguellet-revisite-yenna-d-umgar-eclaire-nous-patriarche