Mercredi 19 février 2020
« Atteinte au moral de l’armée », ça me rappelle quelque chose…
Jamais, depuis la guerre de libération passant par la répression des années post-indépendance à la guerre civile des années 90, l’Algérie n’a vécu au rythme d’arrestations politiques aussi massives.
Le mouvement populaire a fini par jeter le discrédit sur la justice algérienne qui a montré au grand jour ses faiblesses et sa dépendance. « La justice du téléphone » clament les manifestants depuis les premières arrestations et les liens de plus en plus évidents entre le pouvoir réel et la justice qui se dit indépendante… de ses volontés et de la loi !
Le discrédit des hommes censés appliquer la loi et rendre justice est tel que plus aucun algérien ne croit en la justice algérienne, achevant le peu de confiance qui restait entre les citoyens et les dirigeants et renforçant par là même la détermination du peuple à aller jusqu’au bout du combat pour une République réellement démocratique et sociale.
En effet, des dizaines de citoyens et des icônes du mouvement populaire ont été enlevées et arrêtées, puis emprisonnées. Leurs tort, c’était d’avoir exprimé leurs convictions politiques, d’avoir dénoncé un système militaire, avec une façade civile, et d’avoir assumé et célébré l’emblème de leur identité et histoire millénaire. Ces hommes et femmes, jetés dans les prisons, ne sont pas des pontes du système. Ils ne sont ni généraux, ni ministres et non plus des traiteurs de la mafia militaro-politique et financière.
Des dossiers d’accusation, allant d’atteinte à l’unité nationale passant à celle de l’armée et incitation à la violence, sont créés de toutes pièces et des procès sont intentés aux manifestants-porteurs de drapeau berbère, aux simples citoyens, personnalités politique, aux figures historiques, aux journalistes, aux artistes, aux militants des droits de l’homme dans le sillage du mouvement populaire en Algérie en cours. Leurs torts, c’était d’avoir exprimé leurs convictions politiques, d’avoir dénoncé un système en place.
« L’appareil judiciaire algérien mis en branle dans le cadre de l’opération dite « main propre contre la bande», n’est-elle pas en réalité une opération dont les objectifs visent les icônes du mouvement populaire? », s’interroge Me Aissa Rahmoune, vice-président de la ligue algérienne pour la défense des droits de l’homme.
Arrêter Karim Tabou, une personnalité nationale et politique née des luttes des nouvelles générations post-Octobre 88, pour l’accuser d’ «atteinte au moral de l’armée et atteinte à l’unité nationale » ne convainc que ceux dont la foi est trop mauvaise et le nationalisme douteux, messieurs les généraux ! Karim Tabou n’avait pourtant fait qu’emprunter sa voix au peuple, qui dénonce la militarisation de la vie politique.
Jeter en prison un des marathoniens de l’Algérie insoumise à la résurrection des vieux démons de la dictature militaire ne saura arrêter la révolution pacifique du peuple algérien pour le recouvrement de son droit à l’auto-détermination et édifier un état civil, un Etat de droits, où chacun des acteurs sera investi exclusivement par les missions que lui confère la Constitution.
Malgré sa mise en isolement dans la prison de Koléa, Karim Tabou garde toujours un moral d’acier, s’émerveillent ses avocats, tandis que ses bourreaux le jalousent pour son nationalisme.
Plus ridicule encore est le fait d’accuser l’activiste politique Fodil Boumala «d’atteinte à l’unité nationale» et «d’affichage de tracts portant atteinte à l’unité nationale». L’ancien journaliste de l’ENTV a été arrêté et jeté à la prison d’El Harrach, comme un vulgaire… ministre ou général, corrompu et corruptible, alors qu’il ne fait que mettre ses compétences au service de son peuple.
Que se passe-t-il messieurs les juges, la répression n’a-t-elle pas dépassé ses limites ? L’appareil judiciaire est-il aussi soumis aux bruits des bottes ? L’enlèvement du commandant Lakhdar Bourgaa, une figure historique, et son emprisonnement après de longues nuits d’interrogatoire pour avoir dénoncé la mainmise d’un clan de généraux sur la vie politique nationale et internationale du pays constitue-t-il une quelconque atteinte au moral de l’armée ou à l’unité nationale ?
Du haut de ses 86 ans, le commandant Lakhdar Bourgaa, qui avait dirigé les valeureuses troupes du FLN contre le colonialisme et celles de la résistance du FFS contre l’armée des frontières qui avait confisqué l’indépendance du peuple algérien, continue à battre le pavé pour le triomphe de la révolution du sourire.
Ces procès ne rappellent-ils pas la série des procès de Moscou durant les années 30, quand Staline avait actionné l’appareil judiciaire dans le cadre des Grandes purges visant tous ceux qui osaient douter de son pouvoir ? Que reste-t-il de la dignité humaine quand les services de sécurité s’attaquent à nos grands-mères dont la santé est aussi fragile que la liberté ? Khalti Baya, une icône du mouvement populaire, qui souffre d’un cancer a été privée de ses médicaments, quand elle avait été enlevée à Alger-Centre par la police nationale, pour être jetée à des dizaines de kilomètres de chez elle, sur l’autoroute, sans qu’un mot ne lui soit notifié, outre menaces et intimidations.
Pourtant, cette brave femme ne lutte pas pour s’offrir des soins à l’étranger ou faire la queue à la mangeoire du système. Cet acte, à lui seul, déshonore et porte atteinte au peuple, à son histoire et à ses institutions. De l’Histoire de l’Algérie, on retiendra que les chefs d’inculpation pour atteinte « au moral des troupes de l’armée », « à l’unité nationale » et « à la sécurité nationale », etc. ont toujours été des sentences régulièrement prononcées, par des tribunaux obéissant aux injonctions des hommes forts du système militaire ayant succédé au colonialisme, contre des hommes dont les noms sont célébrés aujourd’hui par l’Histoire.
Et pourtant il y a des hommes et des femmes, qui n’étaient pas algériens, et qui se sont sacrifiés pour un pays qui n’était pas le leur, tout en sachant le sort que leur réservait la France, leur propre pays, s’ils venaient à être pris. L’Histoire les reconnaîtra car ils ont payé de leur vie le combat pour le triomphe de la dignité humaine et de la justice. Que se passe-t-il 58 ans après l’indépendance? Voilà que les mêmes pratiques du colonialisme sont reconduites et les mêmes tribunaux reprennent service. Les saints justes sont toujours sacrifiés ?
En 1957, au cours de la guerre d’Algérie, le général Jacques de Bollardière, un des plus décorés de la Résistance, fut arrêté et emprisonné à cause de « son activité en faveur du FLN et accusé « d’entreprise de démoralisation de l’armée ou de la nation ayant pour but de nuire à la Défense nationale », pour avoir déclaré et soutenu que « la solution au problème algérien ne peut être militaire mais uniquement politique ». Même sentence a été prononcée contre le journaliste de L’Express, Jean-Jacques Servan-Schreiber, alors lieutenant en Algérie. Lui, il dévoilera dans une série d’articles la pratique de la torture, durant la guerre d’Algérie. Il sera accusé « d’atteinte au moral de l’armée ». Pourtant, aujourd’hui, l’Histoire lui rend hommage. Même sort pour André Mandouze, alors professeur à la faculté des lettres à Alger et journaliste. Il fut emprisonné à cause de son activité en faveur du FLN et accusé «d’entreprise de démoralisation de l’armée ou de la nation ayant pour but de nuire à la Défense nationale ».
S’ensuivra en 1962 l’un des plus scandaleux procès de la justice française en l’occurrence celui de l’écrivain, Pierre Guyotat décédé le 7 février dernier, à l’âge de 80 ans. Cet ancien appelé de l’armée française, au cours de la guerre d’Algérie, est peu connu aujourd’hui des Algériens. Pourtant il a été arrêté et jeté par les autorités coloniales dans le cachot pour avoir révélé, dans son livre « Tombeau pour cinq cent mille soldats », aux Français la vérité sur la guerre d’Algérie.
Il a été accusé d’«atteinte au moral de l’armée, de complicité de désertion et de possession de livres et de journaux interdits». Drôle, l’histoire se répète-t-elle encore…?
K.L.C