22 novembre 2024
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Aujourd’hui, c’est le 11. Un jour comme celui-là, ta mère perdit la voix (II)

Revivre et relire

Aujourd’hui, c’est le 11. Un jour comme celui-là, ta mère perdit la voix (II)

Oui, Kheïra, j’ai toujours entendu ta mère Zoubida parler, d’une voix interdite, à nos enfants égarés ; ceux qui n’ont jamais su de quels péchés ils étaient coupables, et que j’ai vus épuiser leurs existences à vouloir rejoindre les récifs d’en face, à périr en mer ou à mourir pour des causes interminables.
Oui, peut-être Samy et Rafiq ne se seraient-ils pas égarés dans la haine et la désespérance s’ils avaient trouvé une voix affectueuse pour leur raconter leur romance.

Zoubida avait déjà perdu la voix quand Rafiq vit, un soir, des filles du ghetto se prostituer pour quelques dinars et des pères noyer leur honneur dans du mauvais vin ; Zoubida, muette et
souveraine, lui caressait alors les cheveux, gardant pour elle les secrets du passé.

– C’est d’ici, mon enfant, semblait-elle lui dire, de ces hauts lieux de l’héroïsme ancien, ici où la vertu vient de capituler devant le vomitif voisinage du luxe et de la débauche, c’est d’ici que je suis descendue sur Belcourt, un matin d’automne, drapeau à la main, et que j’ai poussé mon dernier cri, le cri exaucé : « Tahia El-Djazaïr1 ! »
Oui, Kheïra, j’entends tout cela, je vois tout cela !

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Voilà un demi-siècle qu’on te côtoie, ma terre, ma mère, sans rien remarquer de ton naufrage. Mais moi qui t’ai rêvée belle et souveraine, je vois tes rides et tes outrages. Autour du cimetière et de la Cité bleue, il m’a toujours semblé croiser ces mêmes cohortes d’indigènes faméliques que je voyais, il y a soixante-dix ans, durant les années noires de la famine, hanter Colbert et ses montagnes, perdus dans les champs, brûlés par le soleil, à la recherche de quelques grains de blé, et qui, soudain, levaient le doigt vers Dieu, dernier geste d’une vie invivable, le doigt vers Dieu maître ou témoin, ultime regard envers le ciel, avant de s’écrouler.
Oui, Kheïra, ma fille, j’ai toujours retrouvé dans le regard des gens de la Cité bleue, immense reptile en béton serpentant vers l’enfer et oublié des hommes, un peu de cette solitude des montagnards condamnés à l’oubli, cette solitude glaciale qu’on porte dans le cœur, à l’insu du monde, loin des regards et des miséricordes, seuls au milieu des tornades et des giboulées.

Et à qui se plaindre ?
Dieu nous faisait patienter et nos anciens compagnons d’armes avaient ressuscité la nuit. Sur les premières âmes indociles, ils avaient expérimenté la torture, puis la peur de la torture lorsque les maîtres tortionnaires, inhumains et pervers les poussèrent à supplier la mort. Pour les suivants, ils avaient construit les bagnes de l’oubli et, pour les plus insoumis, comme Amira, ils avaient convoqué le peloton d’exécution. Aux survivants ils ont réservé l’autre guerre.
C’est ainsi que périt la descendance de Belaïd, dans la patrie de la peur et du silence. Amira, Mourad, Zoubida, puis maintenant Rafiq, sont les morts d’un rêve ancien, nous laissant le devoir de les défendre pour leur éviter le malheur d’avoir tort.

Je suis le mendiant du cimetière et j’ai traversé le siècle torturé sur une inépuisable question : aurais-je vu périr ma descendance dans le fol espoir qu’elle termine nos guerres si nous avions eu la lucidité de les accomplir jusqu’à la délivrance ? Nous avons tant juré, sur la foi du psaume et du poème, qu’Alger serait le havre de Dieu, nous avons tant juré que depuis, chaque matin, s’ouvrent de nouvelles tombes pour les enfants partis se découvrir dans cet Alger fantasmé, explorant le rêve jusque dans la mort puis dans le paradis. Enfants d’Octobre et de nos printemps noirs, enfants ensevelis sous des colères trop grandes, sous la soif de liberté ou sous la bannière de Dieu ! Leurs sépultures solitaires côtoient pourtant nos moribondes vanités et nous n’avons vu mourir ni l’époque ni nos enfants. Ah si vous saviez écouter les tombes ! Le soir, elles maudissent vos chansons, vos serments, vos psalmodies et vos vingt siècles d’irrévérence.

Voilà, Kheïra, mon histoire est terminée. Mais sache, avant de nous quitter, que je devins mendiant à la mort de mes illusions. Il est cinq heures. Le jour se lève. Je dois sortir.

Dehors, il doit encore faire doux pour une journée de décembre. Aujourd’hui, c’est le 11. Un jour comme celui-là, ma mère est morte fusillée, un jour comme celui-là, ma fille Zoubida, ta mère, a perdu la voix. Ce serait bien, un jour comme celui-là, de rejoindre Magdalena sur un ultime cri de rage et d’amour, de hurler pour la dernière fois « Yemma ! ». Oui, je devins mendiant à la mort de mes illusions.

À ma dernière défaite contre le rêve de Belaïd. À la mort de Zouheir. Ta mère avait déjà perdu la voix, un 11 décembre.

M.B

A suivre

Auteur
Mohamed Benchicou

 




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