18 avril 2024
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Auto-organisation ou l’échec

DEBAT

Auto-organisation ou l’échec

La constatation du poids des idées reçues, véhiculées par une idéologie oligarchique dominante, exige de s’efforcer au maximum de clarification des mots et des expressions. Sans cette clarification, dont le meilleur moyen est le débat démocratique le plus libre, le plus large et le plus populaire possibles, aucun mouvement social ne peut réussir.

Examinons donc ici quelques expressions et mots. Cet examen est indispensable car, à la fin de chaque démonstration de rue, les participants restent avec la question angoissante : comment faire accoucher les manifestations publiques avec le système social finalement revendiqué ?

Représentation politique

Non pas les théories, mais l’histoire concrète sociale mondiale l’enseigne : aucun mouvement social ne peut aboutir sans se doter de sa propre représentation politique. Par ce dernier adjectif, il ne faut pas entendre nécessairement un parti, car celui-ci, quelle que soit sa couleur idéologique proclamée, faillit toujours à sa mission originelle, en voyant ses dirigeants se transformer, plus ou moins rapidement, en une caste élitaire privilégiée, aux intérêts contraires à ceux du peuple qu’elle prétend représenter. Il en est ainsi depuis la Révolution française de 1789 ; absolument aucun parti politique, y compris le plus « révolutionnaire », n’y fait exception (1).

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Par l’adjectif « politique » donc, il faut entendre le terme étymologique de « polis » : cité. Et par extension : société (qu’on appelle depuis quelque temps « civile »). Par conséquent, la représentation dont il est question ici est de type social. Autrement dit, un mouvement populaire doit se doter d’une représentation en tant qu’émanation de ses intérêts et buts sociaux, en tant que mouvement social.

Évidemment, dire représentation politique, c’est, aussi, supposer une autorité, donc une direction. Encore une fois, l’histoire enseigne : aucun mouvement social ne peut concrétiser ses buts s’il ne dispose pas d’une autorité et d’une direction. Bien entendu, celles-ci doivent veiller à être l’émanation totale de la volonté populaire, exprimée de manière majoritaire, lors de débats libres, ayant pour but l’intérêt du peuple, et choisissant ses représentants avec mandat impératif.

Insistons sur le fait qu’il s’agit de représentants, et non de dirigeants. Les mots ont leur importance pratique ! Le seul dirigeant est et doit être le peuple, à travers l’expression de sa volonté. Par conséquent, les représentants qu’il choisit ont une seule fonction : concrétiser les décisions du peuple, rien d’autre. Si un représentant considère erronée une quelconque décision du peuple, c’est durant le débat qu’il doit formuler sa réserve, mais une fois qu’il assume la fonction de représentant, il est tenu à appliquer la décision pour laquelle il a été élu. Ajoutons que ce représentant ne doit bénéficier d’aucun privilège, autrement le voici devenu membre d’une caste oligarchique. Donc, ce représentant ne doit disposer que d’un salaire correspondant à celui d’un travailleur de qualification moyenne, et doit répondre à ses mandataires de tout acte de représentation de sa part.

Hétéro- et auto-organisation (2)

Pour un mouvement citoyen, il est vital de distinguer entre ces deux aspects. L’hétéro-gestion consiste dans la direction d’un mouvement social par des agents qui lui sont externes, même s’ils  déclarent défendre les intérêts de ce mouvement social : politiciens professionnels, « sauveurs » divers, « leaders charismatiques », intellectuels, « experts », etc. Dès lors, il est inéluctable que le peuple finisse, à plus ou moins long terme, par n’être que le bras armé, le levier permettant à une nouvelle couche oligarchique de s’emparer du pouvoir étatique pour servir d’abord ses privilèges, en ne laissant au peuple que les miettes, en vue d’obtenir son consensus à son asservissement volontaire.

L’unique manière, donc, pour un mouvement social d’assurer la sauvegarde de ses intérêts légitimes est de s’auto-organiser. Cela doit être fait sur deux bases complémentaires : géographique et d’activité. Géographique : de l’immeuble au quartier, à l’ensemble des quartiers jusqu’à la ville, ainsi que villages, douars, etc. Activité : habitat, travail, études, loisirs, etc.

Encore une fois, l’histoire sociale le prouve (3) : le peuple est en mesure de construire ses auto-organisations de manière autonome, libre, égalitaire et solidaire. Il suffit que les éléments de ce peuple les plus expérimentés et instruits en comprennent l’importance stratégique absolue, et se mettent à l’œuvre.

Malheureusement, il semble que cet impératif décisif d’auto-organisation n’est pas encore suffisamment exprimée dans les manifestations populaires ; et, même parmi ce qu’on appelle les « élites » favorables au peuple, l’idée de son auto-organisation semble minoritaire. C’est qu’il est très difficile à un membre de l’«élite » de se défaire de son aliénation présomptueuse à se croire un « sauveur » d’un peuple, jugé « ignorant » et « grégaire », d’une part ; et, d’autre part, le peuple, quoiqu’on dise, n’est jamais stimulé, encore moins préparé à s’auto-organiser, et lorsqu’il le fait (par exemple en constituant des syndicats ou autres associations autonomes), l’oligarchie dominante limite sinon réprime ces formes d’auto-organisations autonomes, tandis que les membres de l’ « élite », de mentalité majoritairement hétéro-gestionnaire, donc autoritaire, traitent ces formes d’auto-organisations populaires d’”anarchie”, évidemment.

C’est dire qu’une révolte, même gigantesque, n’est pas automatiquement une révolution, autrement dit une rupture sociale radicale. C’est dire qu’en ce qui concerne les manifestations populaires, il faut se méfier de ceux qui les chantent de manière démagogique, sans souligner un fait : si ces manifestations sont nécessaires, elles ne sont pas suffisantes pour créer un système social nouveau, répondant aux intérêts du peuple. Il est indispensable que ces démonstrations collectives publiques accouchent et se complètent par l’auto-organisation populaire. Autrement, c’est l’amer échec, par la récupération sinon la répression, comme partout et toujours dans le monde.

Mots et enjeux.

Parmi les manifestants comme chez les « élites », on parle de « justice », de « droit », de « développement économique », enfin de « système dégage, tout le système ! »… Est-on certain que ces mots correspondent effectivement et efficacement aux enjeux sociaux ?… Ces derniers ne se définissent-ils pas, essentiellement et clairement, par trois aspects : exploitation économique de l’être humain par son semblable, domination politique du peuple par une oligarchie, conditionnement idéologique de ce même peuple par cette même oligarchie ? Et peut-on obtenir un système social considéré comme véritablement « juste » en l’absence de l’un de ces aspects ?

Or, ces trois aspects semblent absents comme formulations claires. Que les membres de l’«élite », dans leur majorité, préfèrent les mots vagues, mais ronflants et creux, cependant à effet démagogique et manipulateur, cela est dans la nature de ces membres de l’ «élite ». Mais le peuple, dans ses diverses catégories (travailleurs, étudiants, jeunes, adultes, hommes, femmes) et ses porte-parole spontanés (à ne pas confondre avec les manipulateurs de tout acabit) ne doit-ils pas parvenir au maximum de clarté dans l’expression de ses revendications légitimes ? Tant que cette clarté n’est pas présente, un mouvement populaire, quelques soient son importance et ses prouesses, peut-il réussir, c’est-à-dire concrétiser les buts pour lesquels il se bat ? Ne risque-t-il pas de finir par être manipulé par ses faux amis ? On les reconnaît à leurs louanges les plus flamboyantes à propos du peuple, mais sans jamais parler de son indispensable auto-organisation pour s’auto-émanciper. Le flatteur vit toujours aux dépens de celui qui l’écoute ! Attention donc aux mots et aux expressions !

Double pouvoir

L’effort de clarté et d’honnêteté exige de ne pas taire ni négliger un autre aspect du changement social. Une rupture sociale n’a lieu qu’en présence de l’émergence d’un pouvoir inédit qui entre en compétition avec le pouvoir établi. Le nouveau pouvoir s’exprime d’abord sous forme sociale populaire, tandis que le second s’incarne dans l’usage oligarchique de l’État.

Le pouvoir étatique, géré par l’oligarchie qui en détient les rouages, dispose de ses propres organisations dans tous les domaines sociaux : politique, juridique, idéologique, police politique, militaire. Au contraire, le pouvoir social populaire, dans sa première phase, ne dispose que de ses manifestations publiques de rues. Certes, elles peuvent chasser un tyran, mais pas le système social qui a produit ce tyran. Si donc le peuple veut réellement disposer d’une influence décisive, en mesure d’abolir un système inique au bénéfice d’un système au service de la communauté toute entière, ce peuple doit disposer d’un pouvoir réel, de type institutionnel : cela se concrétise par son auto-organisation. Celle-ci seule est capable de doter le mouvement populaire d’un pouvoir effectif, en mesure d’affronter le pouvoir étatique en place.

Dès lors, toute entreprise de transition, pour répondre correctement aux revendications formulées par le peuple, doit favoriser cette auto-organisation du peuple. Ainsi, cette forme de transition correspond réellement aux droits légitimes du peuple. Autrement, cette entreprise de transition, quelques soient ses déclarations publiques, accouche d’une nouvelle oligarchie dominante. Soit le pouvoir du peuple, institué, remplacera le pouvoir de l’oligarchie, soit ce dernier éliminera le premier.

Pacifisme et violence

Quant à la méthode employée, elle est pacifique, sinon violente. Cette affirmation n’est pas le résultat d’une allégation gratuite ou d’une stupide divination, mais cette affirmation correspond au fonctionnement objectif des forces sociales en présence, tel que l’histoire mondiale le montre, partout et toujours. Aucune oligarchie sociale ne renonce à ses privilèges, à moins d’y être contrainte, de manière pacifique sinon violente. Partout et toujours dans le monde, chaque fois que la violence est employée par un mouvement social, elle accouche d’une oligarchie inédite, recourant, elle aussi, à la violence pour se constituer et se maintenir. C’est ainsi depuis la Révolution française de 1789.

Face à une auto-organisation d’institutions populaires, les forces détenant l’exercice de la violence se trouvent devant une alternative : s’opposer ou se solidariser réellement avec le peuple. Elles optent pour la seconde solution, si ces forces sont réellement ce que la Constitution les a définies, et ce qu’elles-mêmes se déclarent officiellement. En effet, police et gendarmerie n’ont pas pour rôle de réprimer les revendications légitimes pacifiques du peuple, mais uniquement de réprimer ce qui nuit au peuple comme communauté de citoyens. Quant à l’armée, son seul rôle est de défendre l’intégrité du territoire contre toute agression étrangère (ou interne, contraire au peuple).

L’espoir, donc, est que la méthode pacifique de changement social triomphe ; c’est l’unique manière de concrétiser un système social, lui aussi, basé sur le consensus pacifique.

Il est cependant vrai qu’il peut sembler que la violence obtienne le résultat escompté, et non pas la méthode pacifique. Toutefois, les expériences historiques montrent, sans exception, que ce raccourci n’a jamais produit le système social tel que voulu par le peuple, à savoir un système excluant toute forme de contrainte sociale par la violence. L’histoire enseigne : dans les changements sociaux, moyen et fin se conditionnement obligatoirement l’un l’autre.

Que donc aux institutions étatiques de l’oligarchie dominante soient opposées les institutions créées par et pour le peuple. Bien entendu, le mouvement populaire étant pacifique, il s’agit pour lui de créer de manière pacifique les institutions pacifiques qui lui permettent de concrétiser pacifiquement ses intérêts légitimes.

Du temps

Penser que l’auto-organisation populaire réclame un temps très long est erroné. L’histoire enseigne qu’il y a des phases historiques caractérisé par un phénomène original : un jour équivaut à une année d’activité. Ce phénomène a lieu quand l’effervescence populaire atteint son niveau le plus élevé. Cette auto-organisation populaire pourrait donc se réaliser dans les plus brefs délais, si le peuple prend conscience de cette nécessité. À ce sujet, j’oserai même affirmer ceci : les 90 jours proposés pour des élections présidentielles en Algérie pourraient être suffisants pour construire cette auto-organisation institutionnelle du peuple, de telle manière que ce soit d’elle-même qu’émanerait un processus d’élection d’un président de la nation, celui-ci étant, alors, réellement une émanation de la volonté populaire.

Kaddour Naïmi,

Email : kad-n@email.com

Renvois

(1) Voir https://lematindalgerie.compour-un-mouvement-dautogestion-sociale

(2) Ce critère fut développé dans ma thèse de doctorat en sociologie, non présentée. La recherche concernait le processus de transformation d’une révolution populaire en système conservateur totalitaire. Voir http://www.kadour-naimi.com/f-societe-autogestion-heterogestion-revolution.htm

(3) Toutes proportions gardées, voir la Commune de Paris de 1971, les soviets libres russes de 1917 à 1921, les collectivités espagnoles de 1936 à 1939, l’auto-gestion algérienne (celle authentique et non pas celle de la bureaucratie benbelliste), sans oublier la tradition en Kabylie des assemblées de village. Bien entendu, citer ces expériences historiques ne vise pas à les considérer comme des modèles ou recettes prêtes à l’emploi, mais uniquement comme sources d’inspiration. À ce sujet, voir la rubrique « Autogestion » in http://kadour-naimi.over-blog.com/

Auteur
Kaddour Naïmi

 




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