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Boucs-émissaires

Ammar Koroghli

«Ma carrière d’avocat et de militant m’avait dessillé les yeux. J’ai constaté qu’il y avait une énorme différence entre ce qu’on m’avait enseigné dans les salles de cours et ce que j’avais appris dans les salles des tribunaux» (« Un long chemin vers la liberté », Nelson Mandela)

C’est en refermant L’Aventure de Miguel Littin. Clandestin au Chili de Gabriel Garcia Marquez, que j’abhorrai davantage l’exil. Ce livre relate comment Miguel Littin, metteur en scène chilien de père palestinien, retrouve clandestinement son pays après douze années d’absence forcée.

Un exil qui date d’un certain 11 septembre 1973, un autre 11 septembre qui vit le palais présidentiel de la Moneda bombardé par les sbires du futur dictateur de la junte militaire, un certain général Pinochet décédé sans avoir été jugé pour ses crimes à l’encontre de son peuple. Littin qui rappelle, par la plume de Marquez, que «le miracle militaire a rendu plus riche un très petit nombre de riches et beaucoup plus pauvres tous les autres Chiliens» du fait que le régime issu d’un coup d’Etat a importé plus de produits en cinq ans que durant les deux cents années antérieures. Au milieu de l’«exaspération sénile de la dictature», Littin fait provision d’une «moisson de nostalgies» comme pour conjurer l’exil…

Froideurs de l’exil

Vocable voué aux gémonies. Synonyme de souvenirs cruels et de remords. Au goût de malédiction. Honni par des générations entières de migrants, et pourtant expérimenté à ce jour par des candidats innombrables. Jusqu’à mettre en péril leur propre vie sur de frêles embarcations, les harraga, brûleurs de mer.

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Rejoindre l’eldorado rêvé les yeux ouverts via les images charriées par les chaînes satellitaires. Et par des revues aux photos aguichantes, souvent sous les traits de minois de filles angéliques. Egalement par des produits de consommation inaccessibles au commun des mortels de plusieurs continents.

L’exil, apanage de circonstances. Les unes autant pernicieuses que les autres. Quotidien implacable reconduit au jour le jour : chômage et misère ambiante, célibat indéfiniment et involontairement prorogé, scolarité bâclée et insuccès professionnels réitérés, mille et un métiers pour une louche de chorba, absence du droit à l’expression et hogra, délit d’opinion et frustrations en cascade, pieuses prières et saouleries occasionnelles, espoir vain et résignation à l’infini…

Voilà ce qu’est l’exil. Imperturbable destin aux contours incertains, à la froideur certaine. Soleil troqué contre de la grisaille. Commerce de sa jeunesse pour de l’espérance. Semailles inutiles de ses années d’insouciance. Indomptable désir de se surpasser, au-delà des efforts habituels.

Consommation effrénée de ses énergies décuplées par l’envie de jauger ses capacités et de mesurer l’étendue de ses talents supposés ou réels. Mais aussi simple besoin de vendre sa force de travail outre-mer, le chômage endémique ayant gagné de larges pans de la société d’origine, contrainte à une paresse angoissante se muant parfois en suicide.

Egalement audace d’une jeunesse oubliée et vouée à un perpétuel sacrifice autant absurde qu’inutile, face à l’impérieux et vital souhait de se soustraire à la mort lente. Un suicide distillé par la morosité des campagnes jetées en pâture à l’oubli et des villes vouées à l’inculture organisée par un pouvoir central vorace qui est relayé par des potentats locaux et des oligarques.

Leur enjeu principal et commun ? Préservation de leurs intérêts gargantuesques à travers l’accaparement de la rente provenant des hydrocarbures, la recherche du plus grand patrimoine foncier possible et les comptes et résidences en Suisse et ailleurs. Et se surprotéger par tous corps en armes, conseillés par une armée d’arrivistes. A l’occasion, munis de passeports diplomatiques, se soigner à l’étranger, jetant ainsi le discrédit sur la médecine du pays dont ils ont la gouvernance.

Hogra et Harga

Qu’il est dur d’être les victimes du sadisme du pouvoir dans son propre pays ! Surtout face à notre fatalisme légendaire qui fait de nous des citoyens soumis chez qui on exploite à satiété les sentiments patriotiques. Face aux injustices innombrables générées par la politique de nos tyrans, les candidats à la harga meurent à petit feu. La dérision, cette thérapie de l’heure, n’est plus de mise, d’autant que souvent privés du droit le plus élémentaire à l’expression.

De l’exil intérieur la société court un grave danger : devenir un vaste univers cellulaire. Une sorte de réserve où nous serons parqués. Nos bourreaux cherchent à empoisonner en nous toute forme d’espoir et à polluer nos mentalités par leur propagande à bon marché. Face à nos assassins, réels ou en puissance, l’indignation n’est plus l’ultime secours. Il est vrai que les prostitués du pouvoir, les nouveaux harkis du système et autres spécialistes ès flicage et magouille en tout genre craignent la subversion par-dessus tout. Ils ont procédé à une véritable privatisation de l’Etat en muselant les véritables forces vives de la nation…

Rien n’est plus dangereux que de devenir les béni oui-oui de ces clowns en mal d’inspiration qui ont fait de l’Etat une vaste machine à briser les volontés saines du pays. Leur tendance à la malveillance appelle notre répulsion, non notre perplexité. Ils ont semé une mauvaise graine : le népotisme tribal. Nous effacer et exécuter leurs ordres. Voilà l’attitude qu’ils nous dictent pour gagner notre pain… ou l’exil.

Devant notre stupeur et notre engourdissement, leurs consciences séniles jubilent de frénésie destructrice. Ils veulent créer leur vérité. Une vérité à leur image. Pour nous Le silence ou l’exil. Pour eux ? La luxure et le stupre jusqu’au trépas pour reposer au cimetière d’El Alia, là où reposent les faux « grands » du pays.

Leurs discours sont de véritables somnifères. Chaque soir, ils anesthésient nos esprits par leurs journaux télévisés soporifiques et émissions sans envergure. Leurs dîners et rencontres sont les occasions pour eux de jeter leur dévolu sur une carrière, ciblée de longue date. Un marketing durablement établi. Ils sont tous membres d’un réseau et ont un bon carnet d’adresses.

Aucun d’eux n’ignore les habitudes des autres. Les mensonges ? Leur spécialité préférée. Cela leur sert à fabriquer une mentalité dans l’opinion de chacun de nous. Ils cultivent l’arrogance et l’ostentation. Ils n’ont dans leurs bouches que les menaces et les intimidations. En plus, ce sont des bigots hors catégorie. Sans oublier qu’ils sont fiers de la logomachie de leur presse. Devant la rancœur et le désarroi que nous affichons, ils bâtissent une République qui devient, de jour en jour, leur fonds de commerce… Et celle de leur progéniture…

En exil, atterrir dans un quartier à forte population immigrée. Ainsi, on se sent moins dépaysé. C’est comme une sorte d’architecture de la misère où le désarroi est l’aliment de jour comme de nuit.

La rue est l’univers des enfants. Comme au pays. Tant pis ou tant mieux, allez savoir. Vivre dans le bluff permanent. La vie devient un mensonge. Comment crever le néant qui vous cerne et vous envahit de jour comme de nuit. Vos entrailles deviennent un volcan et votre cœur une boule de feu.

Question permanente des jeunes : comment faire pour avoir de la tune, cette seconde drogue ? On vit dans un monde aux mille et un mirages. On apprend à vivre sans espoir. Vivre comme un petit vieux, ici ou là-bas, qu’est-ce que cela change ? Les jeunes de la ville natale ont élu domicile dans les cafés qui fleurissent plus vite que les centres culturels. Ils font les cent pas dans la même avenue depuis des années comme des sentinelles qui guettent un quelconque espoir.

Eternels boucs émissaires

Rire de sa condition pour se gausser du monde et de ses abominations. Me reviennent en tête les paroles d’un jeune compatriote, l’air absent et le regard vide, devant une jeune parisienne qui passait devant la terrasse du café où nous étions attablés : « Tu as vu ce paquet ? Chouf, t’as vu ces petits seins arrogants ? Mais je respire le bougnoule…Tu sais, je voudrais faire de chaque jour une fête. Je refuse de mourir avant d’avoir vécu. Parfois, je me sens de trop, je suis gêné. Peut être parce que j’ai pris l’habitude d’être rejeté. Tellement que je me sens devenir parano. J’en ai marre de désespérer. J’arrête de penser. Pourtant, comme il me plairait de vivre intensément. C’est de l’inconscience, n’est-ce pas ? C’est ça mon identité ».

Il me rappela le quartier de Langare d’alors de la ville du 8 ma 45 dont je ne  garde que ce douloureux et vague souvenir. Avec dépit. Une trace a échappé au temps, une photo avec mon vénéré père. La seule. Debout tous les deux, près de la maison qui me vit naître. Tout autour, la châaba, el Khla, oualou, nada, niente, rien, nothing. Autant dire le néant. Le vide sidéral. C’étaient les banlieues d’alors, où nous étions recalés tels des cancres. Nos mères n’en sortaient quasiment jamais.

Nos pères si, pour aller dans les chantiers vendre leur force de travail. Pour un salaire de misère, payé à la quinzaine. De quoi reconduire le quotidien vécu à la force du poignet. Mon père habillé d’un semblant de costume sombre et coiffé d’une kachta enroulé autour du chef. Me tenant contre lui, les cheveux luisants au soleil, je portais de pied en cape un habit tout en blanc, avec une paire de sandales. C’était probablement l’été.

Loin de la progéniture de la nomenklatura, ancêtre de l’oligarchie et autres décideurs de l’ombre ; fieffés coquins, opportunistes et assoiffés de pouvoir. Nous étions confiés souvent à la rue, notre éducation en pâtit. Du moins pour certains d’entre nous. En témoignaient, lors de nos rixes, les gros mots mâtinés de blasphèmes de certains enfants, vivant il est vrai dans le dénuement le plus complet…  Le barde ambulant, Ould El Khala, chantait alors dans les rues : « Abbas ezzine, habbou rab el alamine »… Abbas, le leader politique, le président du premier gouvernement provisoire qui vécut lui aussi l’exil durant sa vie de militant pour l’indépendance nationale mais également l’exil intérieur en tant qu’assigné à résidence par le pouvoir de Boumediène… A chacun, son exil…

Il est vrai que le pays sortait d’une guerre dévastatrice et était en pleine reconstruction. Et, sans coup férir, des citoyens avisés et malins en diable avaient su investir les villas laissées vacantes. Bradées à des prix défiant toute concurrence, lorsqu’elles étaient payées ; elles changèrent de propriétaires, ces nouveaux indus  s’empressèrent de se faire établir des actes notariés.

Et d’adopter la mentalité des anciens colons par leur comportement pour nous rappeler sentencieusement qu’ils sont les maîtres du pays, obligeant tant de concitoyens à s’exiler dont, nous dit-on, quelques quinze mille médecins… Et nous tous, éternels boucs émissaires, répudiés de jure comme de facto par nos gouvernements successifs et soumis aux invectives du premier quidam sacré candidat à la présidence du principal pays d’accueil de nos concitoyens.

Eternels boucs-émissaires en pays d’accueil et oubliés pour l’éternité par le pays d’origine. Que sonne enfin l’heure de la liberté, seconde libération du pays béni !

Ammar Koroghli

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