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Conseil des sinistres et démocratie en Anafrasie

REGARD

Conseil des sinistres et démocratie en Anafrasie

Le conseil des sinistres se réunit sous la présidence, en visioconférence, du dictateur : l’importance idéologique de la réunion a rendu nécessaire sa présence, mais à distance quand même. Le conseil va évaluer l’état de la démocratie dans le pays pour élaborer un nouveau projet de constitution. La parole est donnée en premier au grand Muphti du pays qui bénit le dispositif et le conseil.

Le dictateur prend la parole pour ouvrir solennellement la réunion et tracer le cadre de la discussion.

– Notre pays est officiellement une république démocratique depuis son indépendance. Chaque président a dirigé le pays avec sa constitution personnelle et sa propre démocratie. Nous n’avons pas dérogé à la règle mais la pandémie du covid-21 a rendu obsolètes les constitutions de très nombreux pays. Ce virus a causé l’admission en réanimation de beaucoup de démocraties : certaines sont à l’article de la mort. Notre république démocratique est dans un état stable : elle n’a jamais quitté le service de réanimation de l’hôpital militaire où elle était née. On l’a toujours protégée des attaques virales dans cet espace stérilisé et confiné. J’étais à peine sorti de l’adolescence lorsqu’elle était venue au monde et elle est toujours dans le même état : nos dictateurs, éclairés, ont su la préserver en la mettant entre de bonnes mains à chaque fois qu’ils quittaient le pouvoir. On a même installé un grand imam dans le service de réanimation pour éloigner les djinns et Satan de notre chère démocratie qui doit garder aussi son caractère halal en toute circonstance.

Le dictateur s’adresse au premier de ses sinistres pour lui demander de conduire les débats après la présentation de son rapport sur l’état de la démocratie chez les principaux partenaires de l’Anafrasie dans le monde. Le premier sinistre prend une profonde inspiration avant d’entamer son intervention.

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– Le temps nous a donné raison, monsieur le président. Le vieil adage aussi : « Rien ne sert de courir, il faut partir à point. » La pandémie du Covid-19, prolongée par celles du Covid-20 et du Covid-21, a obligé presque tous les dirigeants des pays démocratiques à réduire drastiquement les libertés de leurs peuples et à admettre leur démocratie dans le service de réanimation. Des peuples qui voulaient nous donner des leçons de démocratie depuis notre indépendance n’ont plus qu’un seul droit : aller au travail pour engraisser encore plus leurs patrons. Plus de loisirs, plus de vie sociale ! Un esclavage moderne. Ceux qui nous raillaient, hier, pour notre « démoctature » ont, aujourd’hui, leur « covidémocratie ». On n’ose même pas prendre des mesures aussi liberticides que les leurs. A titre d’exemple, la France ressort une disposition du code l’indigénat pour l’appliquer à ses citoyens : le couvre-feu dès la fin du travail. Dans les colonies françaises, les indigènes étaient soumis à un couvre-feu permanent durant la nuit. Nous, nous pouvons rétablir ce régime sans souci. D’ailleurs, on ne s’en est pas trop éloignés ; les gens ont hérité de cette restriction coloniale et ne sortent toujours pas pas la nuit dans notre pays : si on décrétait un couvre-feu la nuit, l’écrasante majorité des gens ne s’en apercevraient même pas. Pour résumer, la démocratie subit un nivellement mondial par le bas. C’est le degré zéro de la démocratie pour tout le monde. Monsieur le super-sinistre des Affaires Etrangères peut nous en dira un peu plus.

– Si la pandémie dure encore, nous serons bientôt un modèle démocratique dans le monde et notre constitution deviendra une référence au niveau international, dit le chef de la diplomatie anafrasienne. Cela facilitera la tâche à nos diplomates. Il est interdit aux gens de manifester presque partout dans le monde ; nous avions anticipé cela depuis plus de vingt ans. On ne nous reprochera plus l’interdiction de manifestations politiques et toutes ces histoires de violations de droits de l’homme : tout le monde nous imite !

Depuis que les Anafrasiens résidant à l’étranger sont soumis au régime du visa d’entrée en Anafrasie, nos services des visas ont été débordés, ce qui nous a obligés à procéder à une réorganisation bureaucratique et à un redéploiement consulaire. Et cela permettra à nos fonctionnaires d’apprendre à traiter les demandes de visa ; si jamais un miracle se produisait à l’avenir et que des étrangers se mettaient à venir chez nous…

On a entamé une approche pour négocier l’importation du prochain dispositif de vote électronique français. On attendra qu’ils le testent pour voir s’il égale notre vieux système manuel avant de l’adopter. Le système américain, efficace, est trop cher et puis les instructions sont en anglais. Mon collègue de l’intérieur est mieux qualifié que moi dans l’organisation des élections.

Le premier sinistre se tourne vers le super sinistre de l’intérieur et de la police pour solliciter son évaluation de la situation de la démocratie dans le pays.

– Notre démocratie est stable. La pandémie n’a pas vraiment influé sur notre politique. En matière de libertés, il n’y avait pas grand-chose à rogner. Depuis l’indépendance du pays, notre mode de gouvernement a été l’anticipation et non la prévoyance. Cela fait qu’on n’a pas à créer de mécontentement en supprimant des droits et des libertés au peuple qui aurait pris de mauvaises habitudes. Voyez l’état de la France. Certes les mauvaises langues disent que le président Macron agit ainsi pour se venger du peuple qui l’a privé de son Benalla, et plongé dans une certaine insécurité, depuis plus d’une année, mais à voir comment il se fait aider par son administration et sa police dans cette œuvre de destruction démocratique, on se demande si ce n’est pas une malédiction qui frappe son pays.

En ce qui concerne les élections, nous acquerrons le nouveau dispositif français, encore en projet, à condition qu’il nous permette de poursuivre notre politique de vote unique de façon moderne : le changement dans la continuité. S’il permet à Emmanuel Macron de gagner la prochaine élection présidentielle en France, nous l’achèterons. Nos techniciens procéderont aux réglages complémentaires nécessaires avec la bénédiction de notre grand Muphti.

Je suggère de ne pas apporter trop de changements à notre constitution, surtout avec la circulation du virus. Et ce n’est pas mon collègue de la maladie qui me contredira.

Le sinistre de la maladie prend la parole à la suite d’un signe du maître de la cérémonie.

– Nous avons beaucoup de maladie et peu de santé. Cela ne nous empêche pas de faire mieux que beaucoup de pays riches et développés en matière de démocratie sanitaire. On garantit la liberté de prescrire aux médecins mais leurs patients ne sont pas sûrs de les trouver les médicaments. On n’oblige personne à se vacciner : on n’en a pas pour tout le monde.

Les gens sont libres de tomber malades, de mourir : on ne peut pas aller contre la volonté de Dieu. A mon avis, notre constitution et notre démocratie sont à préserver.

Le premier des sinistres se tourne vers le mini-sinistre de la culture qui sourit malicieusement avant de prendre la parole.

– Mon département a toujours anticipé une crise d’une telle ampleur. Les pertes, comme les gains, sont minimes dans notre secteur. Si nous avions investi dans le cinéma, le théâtre, les festivals culturels, les musées, et toutes sortes d’espaces et d’événements culturels, on aurait eu l’air idiot aujourd’hui en les fermant au public. Cette crise a montré que la culture est un luxe : il suffit que les gens toussent pour que les pays qui étaient fiers de leur infrastructure et production culturelle mettent leur culture dans des placards. Et à quoi bon avoir une gastronomie renommée si on interdit aux restaurants d’ouvrir ? Nos gargotes ne posent pas de problèmes culturels. Enfin, tout le monde est logé à la même enseigne.

Le premier sinistre demande aux membres de son gouvernement s’ils avaient quelques évaluations ou propositions à faire. Intimidés par la présence, même lointaine, du dictateur, ils hésitent à prendre la parole. Le sinistre de la censure, déjà en sursis, lève timidement la main ; il veut impressionner le grand chef.

– Nous nous faisons rattraper par ce monde qui se prévalait de liberté d’expression. C’est une concurrence déloyale que je compte dénoncer publiquement. Ils utilisent de très grands moyens pour manipuler l’opinion publique : il n’y a rien à voir avec nos moyens d’un autre âge médiatique. Et puis chez nous les gens ont la liberté de ne pas nous écouter : ils peuvent s’informer ailleurs. Les gens d’ailleurs ne s’informent pas chez nous…

Le premier sinistre lui fait signe de s’arrêter. Le sinistre de la censure comprend que son intervention risquait d’agacer le dictateur ; il n’ajoute pas un seul mot.

Le grand Muphti de l’Anafrasie demande la parole pour évaluer à son tour l’état de la démocratie dans le pays et suggérer quelque chose pour le projet constitutionnel.

– Notre démocratie islamique est unique, que Dieu la préserve. Les gens sont libres d’aller vivre à l’étranger s’ils ne sont pas satisfaits de leur vie ici. Nous devons continuer nos efforts pour réaliser la convergence idéologique du peuple. Avec la pensée unique, notre démocratie sera vraiment unique. Je vous propose de faire une toilette de purification à notre constitution…

Le dictateur intervient énergiquement en arrêtant le muphti :

– Ah non ! Je ne veux pas de ta toilette pour ma constitution. On m’a rapporté tes confusions nocturnes. Je ne vais pas prendre le risque de te voir te tromper. Et si tes confusions t’amenaient à te tromper de toilette et de faire subir à ma constitution une de tes spécialités, la toilette des morts… Non, je ne veux pas de ta toilette. Contente-toi de faire ton travail en bénissant tout ce qu’on fait.

Le dictateur anafrasien se tourne vers son premier sinistre et lui ordonne de convoquer une conférence nationale pour faire avancer son projet constitutionnel en y invitant les forces vives de la nation : les partis politiques alliés, le syndicat des imams, les associations des retraités de l’armée et de la police, les patrons, les représentants des services de sécurité et le syndicat des magistrats. Il termine son intervention en chargeant le sinistre de la défense de veiller sur les frontières de la démocratie et de renforcer la garde autour de sa constitution.

Encore effrayé par la proposition de son Muphti, le vieux dictateur coupe la liaison pour ne pas entendre la bénédiction de clôture du conseil.

Auteur
Nacer Aït Ouali

 




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