En ces temps dangereux ou l’Occident se fracture et où les USA soutiennent sans vergogne des crimes contre l’humanité commis par leurs nouveaux alliés, à Gaza, en Cisjordanie et en Ukraine, nous devons défendre nos démocraties et ceux qui en ont porté les valeurs.
Or j’entends de plus en plus souvent des membres de l’extrême droite détourner les propos d’Albert Camus pour le présenter comme l’un des leurs, c’est-à-dire comme l’ennemi d’une Algérie souveraine.
On sait que de nombreux écrivains pied-noir comme Emmanuel Roblès, Roger Curel, Jean Pélegri, Jean Sénac, Jules Roy ont pris position en faveur de la guerre d’indépendance menée par le FLN, alors qu’Albert Camus est resté silencieux sur ce thème jusqu’à sa mort, le 4 janvier 1960, suite à un accident d’automobile.
C’est cette position qui consiste à ne pas se prononcer et à laisser un doute sur son choix que l’extrême droite française utilise pour tenter de s’accaparer la mémoire d’Albert Camus en le faisant passer pour un ennemi des Arabes et des Berbères.
Déjà en 2009, Jean Marie Le Pen aurait bien vu “un écrivain pied-noir” au Panthéon. Plus tard, sa fille, Présidente du Rassemblement National, met l’une des citations de l’écrivain, en tête d’une tribune politique dans le New York Times, Jordan Bardella fait de L’Etranger son livre de chevet et de nombreux élus du parti présentent Albert Camus comme un anti-indépendantiste, c’est à dire un anti-algérien.
En réalité, et ils le savent bien, Albert Camus était opposé au FLN à cause de son autoritarisme mais il ne rejetait pas, bien au contraire, un retour de l’Algérie vers sa souveraineté. Pour les lecteurs qui voudraient en savoir plus sur ce qui opposait Albert Camus au FLN je conseille vivement la lecture de l’excellent livre de Tarik Djerroud Camus et le FLN publié en 2022 aux Éditions Erick Bonnier
Mais, revenons à l’Histoire. Le 1 novembre 1954 la guerre d’indépendance éclate et elle devient rapidement très sanglante. L’armée coloniale a une tradition bien connue de brutalité à l’égard des populations d’Algérie. L’historien Olivier Lecour Grandmaison écrit par exemple :
« La bastonnade est une invention de la guerre coloniale menée par Bugeaud (fin du XIXème siècle). En entrant dans un village rebelle l’armée prend au hasard des Arabes (que Bugeaud voulait enfumer comme des renards) pour leur arracher des renseignements mais surtout pour leur infliger des coups de bâton en place publique, uniquement dans le but de terroriser la population. De même, la décapitation des morts (par des chrétiens) indique qu’un musulman ne peut aller au ciel. Elle sera systématisée comme instrument de terreur. De 1940 à 1962, le corps exhibé des Arabes mutilés sera l’instrument de torture du pouvoir colonial ».
Le F.L.N. ne sera pas en reste dans la brutalité et l’horreur. Le massacre de Melouza, en mai 1957, au cours duquel 315 paysans partisans de Messali Hadj furent sauvagement exécutés en témoigne. Les plaquettes de photographies montrant des personnes égorgées et mutilées que les services de propagande de l’armée française, firent circuler parmi la population, cristallisa la peur et l’angoisse des Européens et de beaucoup de musulmans pro français car, qu’on le veuille ou non, il y en avait, engagés ou s’interrogeant sur leur avenir. De plus, le FLN ciblait souvent dans ses attentats les progressistes européens et les partisans arabes ou berbères d’une solution pacifique. Albert Camus, cité par Herbert Lottman dans sa biographie, raconte qu’un nationaliste arabe rencontré à Tlemcen après la guerre mondiale lui avait tenu ces propos:
« Nos pires ennemis ne sont pas les Français colonialistes. Ce sont au ¼ les Français comme vous. Car les colonialistes nous donnent une idée révoltante mais vraie de la France et vous, vous nous en donnez une idée trompeuse parce que conciliante. Vous nous affaiblissez dans notre volonté de lutter » Et Lottman ajoute «Les libéraux français prêchent la fraternité disait Camus avec ironie et, pendant que les libéraux arabes s’attendrissent à ces paroles, on les matraque. Le terrorisme arabe proclamait-il était né de la solitude, de l’idée qu’il n’existait aucun recours, que les murs étaient trop épais, qu’il fallait les faire sauter » (P549).
Camus avait, comme on le sait, une relation passionnelle à l’égard de l’Algérie présente dans tous ses livres. En janvier 1956, il écrivit:
“J’ai aimé avec passion cette terre où je suis né, et je n’ai jamais séparé, aucun des hommes qui y vivent de quelque race qu’ils soient.Bien au contraire j’ai connu et partagé les misères qui ne lui manquent pas, elle est restée pour moi la terre du bonheur de l’énergie et de la création’
Mais on lui reprochera, de n’avoir mis dans ses livres que des Européens comme si les autres Algériens n’étaient pas présentables. Il faut rappeler à cet égard que Camus était un citadin qui vécut dans des villes, Alger et Oran, habitées par une majorité d’Européens. Comme tout écrivain, il partait de ce qui lui était le plus proche pour atteindre l’universalité et, en ce sens, il ne reniait pas ses origines. Cependant la réalité indigène n’était pas absente de sa vision de l’Algérie. Mohammed Seffahi, docteur en sociologie et chercheur au CNRS écrivit, analysant une conférence de Camus du 8 février 1937 intitulée « La culture indigène, la nouvelle culture méditerranéenne » :
« Ce titre reprend, « pour le détourner et le retourner à des fins polémiques, un mot clé du vocabulaire colonial : celui, péjoratif en ce contexte, d’indigène. Il s’en sert d’une part, pour afficher sa volonté d’intégrer la culture du « colonisé », et d’autre part, pour revendiquer l’enracinement «autochtone » de ceux qu’on appellera plus tard les « Pieds Noirs». Le tout sous la bannière d’une commune méditerranéité. “
Et il cite ce paragraphe de Camus :
“Bassin international traversé par les courants, la Méditerranée est de tous les pays le seul peut-être qui rejoigne les grandes pensées orientales. Car elle n’est pas classique et ordonnée, elle est diffuse et turbulente, comme ces quartiers arabes ou ces ports, de Gênes à la Tunisie. Ce goût triomphant de la vie, ce sens de l’écrasement et de l’ennui, les places désertes à midi en Espagne, la sieste, voilà la vraie Méditerranée, et c’est de l’Orient qu’elle se rapproche. Non de l’Occident latin. L’Afrique du Nord est un des seuls pays où l’Orient et l’Occident cohabitent. Et à ce confluent, il n’y a pas de différence entre la façon dont vit un Espagnol ou un Italien des quais d’Alger, et les Arabes qui les entourent. Ce qu’il y a de plus essentiel dans le génie méditerranéen jaillit peut-être de cette rencontre, unique dans l’histoire et la géographie, née entre l’Orient et l’Occident. De même que le soleil méditerranéen est le même pour tous les hommes, l’effort de l’intelligence humaine doit être un patrimoine commun et non une source de conflits et de meurtres. Une nouvelle culture méditerranéenne conciliable avec notre idéal social est réalisable. C’est à nous et à vous d’aider cette réalisation »
Le propos est clair. Pour Camus l’avenir de la Méditerranée réside dans une union harmonieuse entre l’Orient et l’Occident et, dans cette perspective, une Algérie française serait, tout comme une exclusive Algérie arabo-musulmane, une mutilation, un non sens. Il appelle donc de ses vœux l’union sur une base d’égalité des Européens, des Arabes, et des Berbères et il lui semble que la meilleure organisation politique pour y parvenir serait le statut, évolutif bien sûr vers une indépendance préparée, d’une Algérie autonome et fédérale liée à une France démocratique qui pourrait le garantir. C’était le projet de Ferhat Abbas avant la guerre de 1939. C’est la solution qui sera mise en place en Nouvelle-Calédonie par Michel Rocard, Jean Marie Tjibaou et Jacques Lafleur pour mettre fin à la guerre civile.
Mais après les massacres de Sétif, les fraudes électorales, les tergiversations de la République et la montée en puissance du panarabisme sous la houlette de l’Egyptien Gamal-Abdel Nasser, il était probablement déjà trop tard.
Pressentant sans doute la montée des violences en Algérie, le grand arabisant et islamologue français, Louis Massignon, ce « prophète » du dialogue des cultures qui présidait en 1954 le Comité pour la défense des prisonniers politiques outre-mer sollicita-t-il l’écrivain? Toujours est-il que ce dernier envoya en mai et donc avant les premiers attentats en Algérie de novembre 1954, un message au Comité dans lequel il s’interrogeait :
« Est-il possible de prétendre au titre d’instituteur de la civilisation en se présentant avec la déclaration des droits de l’Homme dans la main gauche et, dans la main droite, le gourdin de la répression ? Il apportait son soutien à l’action du Comité « à la condition qu’elle ne fasse pas silence sur le terrorisme et qu’elle en explique au contraire les origines tout en en condamnant les conséquences ».
A son biographe, Herbert Lottman il disait que « les colonialistes représent (ai) ent une formidable puissance puisqu’il a (vait) suffi que les maires d’Algérie s’unissent en un mouvement de protestation pour que le projet Blum-Violette soit retiré de l’ordre du jour du parlement. Il trace le portrait d’un petit groupe d’hommes riches qui dominent la presse et l’autorité publique en Afrique du Nord, leur plus récent exploit ayant été l’exécution de trois nationalistes tunisiens dont il avait en vain demandé la grâce ».
Ces positions, il les tiendra jusqu’à sa mort face aux violences qui vont ensanglanter l’Algérie : rappeler sans cesse que l’injustice et la violence coloniales sont les causes du terrorisme tout en condamnant le terrorisme comme moyen de lutte. Le rejet du terrorisme qui tue des innocents n’était pas, comme ses détracteurs l’ont souvent présentée, une position confortable pour éviter d’avoir à se prononcer sur l’indépendance de l’Algérie. Camus n’était pas un pacifiste à tout crin. Il avait été dans la Résistance en France et pouvait comprendre qu’un peuple privé de liberté eût recours à la violence terroriste pour se libérer mais il se refusait au meurtre de civils innocents que ce fût par l’armée française ou par les terroristes du FLN.
En 1951, bien avant le déclenchement des premiers attentats en Algérie, il avait donné en exemple, dans L’Homme révolté, avec une évidente admiration, les terroristes russes appartenant à l’Organisation de combat du parti socialiste révolutionnaire russe:
« S’ils ont vécu la terreur, s’ils ont eu foi en elle, ils n’ont jamais cessé d’y être déchirés… Ces exécuteurs qui mettaient leur vie en jeu et si totalement ne touchaient à celle des autres qu’avec la conscience la plus pointilleuse. L’attentat contre le grand-duc Serge échoue une première fois parce que Kaliayev, approuvé par tous ses camarades, refuse de tuer les enfants qui se trouvaient dans la voiture du grand Duc….
Savinkov… s’oppose à un attentat contre l’Amiral Doubassof dans le rapide Petersburg-Moscou dans la crainte de tuer des étrangers et… au moment de s’évader d’une prison annonce à ses amis que s’il est poursuivi, il tirera sur les officiers mais préfèrera se tuer plutôt que de tirer sur des soldats… Voiranovski « ce tueur d’hommes » qui avoue n’avoir jamais chassé trouvant cette occupation barbare déclare à son tour « Si Doubassof est accompagné de sa femme je ne jetterai pas la bombe. »
On est bien loin ici de l’appel au meurtre d’un Jean Paul Sartre écrivant dans sa préface aux Damnés de la terre de Frantz Fanon, depuis son salon parisien:
« Car, en le premier temps de la révolte, il faut tuer: abattre un Européen c’est faire d’une pierre deux coups, supprimer en même temps un oppresseur et un opprimé: restent un homme mort et un homme libre »
Il ne fait aucun doute pour moi que Camus aurait fini par rejoindre le FLN, comme beaucoup de pieds-noirs d’ailleurs, si ce combat avait conservé le caractère politique que voulait lui donner le dirigeant de l’UDMA, Ferhat Abbas, et s’il s’était donné pour objectif, après une période d’autonomie, la construction d’une Algérie indépendante pluriethnique et multiculturelle réalisant cette union de l’occident et de l’orient méditerranéen qu’il appelait de ses vœux.
Mais le FLN, dès le début de la guerre, étendit son emprise sur l’ensemble des forces anticolonialistes allant jusqu’à éliminer physiquement les militants du plus ancien mouvement indépendantiste, le MNA de Messali Hadj. Ferhat Abbas, autre leader historique du mouvement nationaliste pour lequel Camus éprouvait de la sympathie, vit dans le déclenchement de la rébellion « une action anarchique et une conduite désespérée « aux conséquences incertaines » et continua à penser que les ambitions de son parti l’UDMA pourraient se réaliser à travers l’application de la loi sous le gouvernement de Mendès France qui avait conduit l’Indochine et la Tunisie à l’indépendance. Il le croira jusqu’aux aux élections truquées de 1955.
Ayant perdu tout espoir en la démocratie, il dissout l’UDMA en 1956 et rejoint le FLN où, malgré les hautes fonctions qu’il occupe, il sera toujours considéré avec une certaine suspicion. Quant au PCA, le FLN exige sa dissolution et l’intégration de ses membres dans ses rangs. Le PCA s’y refuse d’abord dans une lettre de son comité central datée du 12 juillet 1956 adressée à l’instance dirigeante du FLN dont voici quelques extraits :
«Nous avons proposé la transformation du F.L.N. en une sorte de Conseil National Algérien par son élargissement notamment aux communistes algériens… sur un programme commun…dans le respect de l’indépendance politique et organique de chaque parti et organisation…Vous n’avez pas admis ce point de vue considérant que l’adhésion au F.L.N. est incompatible avec l’appartenance à un parti… Après avoir longuement étudié et discuté ces problèmes, la direction de notre parti, unanime, a décidé de refuser l’idée de dissolution du P.C.A. que nous estimons non conforme aux intérêts fondamentaux de la classe ouvrière et du peuple algérien. Notre parti est le seul en tant que tel à rassembler dans ses rangs des Algériens de toutes origines, Musulmans, Européens, Israélites. Il éprouve une légitime fierté d’avoir formé des patriotes conséquents, non seulement parmi les Musulmans qui subissent directement l’oppression nationale, mais aussi parmi les Européens, comme en témoignent l’action et d’Henri Maillot, Maurice Laban et tant d’autres héros qui luttent et meurent pour que vive l’Algérie libre et indépendante. Ce faisant notre parti a porté un coup très dur à la politique de division raciale des colonialistes. Il a réussi à détacher une fraction non négligeable de travailleurs européens de l’influence du colonialisme et à faire avancer ainsi la cause de la nation algérienne. L’existence et le renforcement du P.C.A. sont une garantie que cette évolution se poursuivra dans l’intérêt du mouvement national. Sa dissolution aboutirait au contraire à un recul de cette évolution. »
Malheureusement le PCA est dans un rapport de forces défavorable.
Dans un pays où la presse est acquise aux grands colons et où sa liberté est bâillonnée, la majorité des Européens dont beaucoup votent pourtant à gauche (aux dernières élections avant le déclenchement de la guerre sur 34 députés algériens 19 étaient communistes, socialistes et centre gauche) se raccroche à la solution que lui vante l’Etat, l’écrasement militaire des rebelles.
Le PCA finira donc par céder. Ceux de ses membres connus sous le nom de « combattants de la liberté » qui avaient formé un « maquis rouge » comptant une centaine de personnes rejoignirent le FLN où ils furent le plus souvent assassinés. Camus était bien entendu au courant par ses amis de la volonté d’hégémonie du FLN. Ce n’était pas l’indépendance en soi qui l’inquiétait, mais l’indépendance sous la houlette d’un parti unique, le FLN, dont il pressentait qu’il ne ferait le bonheur ni des pieds-noirs ni des musulmans.
Il s’en ouvrait à ses amis musulmans, Mouloud Feraoun notamment qui rapporta :
« Sa position sur les événements est celle que je supposais : rien de plus humain. Sa pitié est immense pour ceux qui souffrent, mais il sait hélas que la pitié ou l’amour n’ont plus aucun pouvoir sur le mal qui tue, qui démolit, qui voudrait faire table rase et créer un monde nouveau d’où seraient bannis les timorés, les sceptiques et tous les lâches ennemis de la Vérité nouvelle ou de l’Ancienne Vérité rénovée par les mitraillettes, le mépris et la haine.»
Camus décida alors d’œuvrer au retour au pouvoir de Mendès France qui avait su mettre fin à la guerre d’Indochine et conduire la Tunisie à l’indépendance. Il rejoignit l’hebdomadaire l’Express où, entre mai 1955 et février 1956, il écrivit une trentaine d’articles proposant notamment la réunion immédiate d’une conférence de la table ronde pour arrêter l’effusion de sang, puis l’élection d’une nouvelle assemblée algérienne par des élections libres, afin de discuter entre interlocuteurs qualifiés un nouveau statut de l’Algérie, visant à remplacer la domination coloniale. Selon l’historien Guy Pervillé, « après les massacres du Nord Constantinois, déclenchés délibérément par le FLN et les terribles représailles qui s’ensuivirent Camus se dit « prêt à désespérer », d’autant plus que ce mouvement avait condamné à mort les signataires musulmans d’un appel condamnant « toutes les violences d’où qu’elles viennent. »
Il publie alors une série d’articles appelant chacun des deux camps à respecter les civils et que «les parties en présence prennent, simultanément, l’engagement public de ne pas toucher, quelles que soient les circonstances, aux populations civiles ».
Il dénonça le cycle infernal terrorisme/répression dans lequel l’Algérie s’enfonçait un peu plus chaque jour, renvoyant l’armée et le FLN dos à dos:
« La longue violence colonialiste, explique celle de la rébellion. Mais cette justification ne peut s’appliquer qu’à la rébellion armée. Comment condamner les excès de la répression si l’on ignore ou l’on tait les débordements de la rébellion ? Et, inversement, comment s’indigner des massacres de prisonniers français si l’on accepte que des Arabes soient fusillés sans jugement ? Chacun s’autorise du crime de l’autre pour aller plus avant ».
C’est alors qu’un groupe de libéraux pieds noirs et arabes l’invita à venir lancer son appel à la trêve à Alger où il se rendit en janvier 1956. Accueilli par ses compatriotes aux cris de « Camus au poteau » il rentra en France désespéré. La gauche française se déchaîna contre celui qui, selon elle, mettait sur le même plan colons et colonisés, les extrémistes pieds-noirs, qui plus tard deviendraient les sicaires de l’OAS, le menacèrent de mort. Camus qui ne voulait être prisonnier d’aucun des deux camps apparaîtra dans chacun comme un traître.
Après la capitulation du président du Conseil, Guy Mollet, qui suite à la fameuse « journée des tomates » du 6 février 1956, renonça à maintenir au poste de Président le libéral Catroux qu’il avait nommé une semaine plus tôt, Albert Camus quitta L’Express et décida désormais de se taire refusant d’ajouter au malheur des uns et des autres par ses paroles qu’il estimait chaque fois détournées de leur sens et de leur objectif. Il le restera jusqu’à sa mort mais conservera un lien avec des militants algériens, en France et en Algérie, même quand ils ne partageaient pas ses positions. Il multiplia, à la demande de son ami Dechezelles, avocat des nationalistes algériens et de son assistante, Gisèle Halimi, les interventions en faveur des condamnés, interventions dont il exigeait qu’elles demeurent secrètes afin qu’aucun profit politique ne puisse en être tiré par les nationalistes. Dans la préface aux Chroniques Algériennes il prononça une condamnation sans appel de la torture:
« Lorsque ces pratiques s’appliquent, par exemple, à ceux qui, en Algérie, n’hésitent pas à massacrer l’innocent, ni en d’autres lieux à torturer ou à excuser qu’on torture ne sont-elles pas aussi des fautes incalculables puisqu’elles risquent de justifier les crimes même que l’on veut combattre. Et quelle est cette efficacité qui parvient à justifier ce qu’il y a de plus injustifiable chez l’adversaire ? A cet égard on doit aborder de front l’argument majeur de ceux qui ont pris leur parti de la torture. Celle-ci a peut-être permis de retrouver trente bombes mais elle a suscité du même coup cinquante terroristes nouveaux qui, opérant autrement et ailleurs, feront mourir plus d’innocents encore. Même acceptée au nom du réalisme et de l’efficacité, la déchéance ne sert à rien qu’à accabler notre pays à ses propres yeux et aux yeux de l’étranger.
Camus et Feraoun
Albert Camus eut la “chance” de ne pas vivre les massacres de l’OAS et de ne pas voir son ami Mouloud Feraoun et cinq de ses compagnons assassinés le 15 mars 1962 pour avoir délivré la culture française a des enfants musulmans des quartiers pauvres.
Lui qui voulait que musulmans et pieds-noirs puissent vivre ensemble et en toute égalité dans leur pays natal n’a pas assisté à ce débat législatif en 1962/1963 pour savoir si les Européens d’Algérie bénéficient de la « nationalité algérienne d’origine » ou d’une « nationalité algérienne d’acquisition » et qui finit par choisir une nationalité de droit réservée aux seuls algériens ayant deux deux générations d’ancêtres musulmans
“Le projet initial prévoyait que les citoyens anciennement régis par le droit coutumier musulman, ainsi que les Européens justifiant des conditions de résidence et de naissance en Algérie déterminées par les textes du 19 mars et ayant opté avant le 1er juillet 1965 (par le seul fait d’une inscription sur les listes électorales) pour la nationalité algérienne, seraient considérés comme Algériens d’origine.
Mais, par le jeu d’amendements au cours de la discussion, les députés ont modifié plusieurs articles : les Européens d’Algérie ne sont plus que des » citoyens ayant acquis la nationalité algérienne « , et non des nationaux d’origine.
Au cours de leurs interventions, plusieurs députés européens et musulmans ont soutenu la nécessité d’une » intégration » des membres de la communauté française, conforme, selon eux, à l’esprit et à la lettre des accords d’Évian. Ils ont souligné le danger qu’il y avait à créer des discriminations, que certains ont qualifiées de « honteusement xénophobes ». L’abbé Bérenguer, qui fut un des représentants du F.L.N., pendant la guerre, en Amérique latine, a déclaré notamment : « Pendant plus de cent trente ans, ce pays a été celui des occasions perdues et des promesses violées. Il m’est pénible de devoir constater que voici encore une occasion perdue”
Alors, oui, on peut, en toute liberté, se poser plusieurs questions : Albert Camus avait-il raison ou s’est il trompé en ne faisant pas confiance au FLN ? Le FLN était-il la seule option possible pour rendre à l’Algérie sa souveraineté nationale? L’Algérie aurait-elle eu intérêt à conserver sur son sol ses citoyens européens, les pieds noirs, dispersés dans le monde et qui, je citerais ce seul exemple, firent de l’Uruguay où j’ai vécu, le premier pays latino-américain de production d’agrumes et d’huile d’olives sur des terres qui leur avaient été louées
Mais, quoiqu’il en soit, si Albert Camus était encore de ce monde, il est certain que ce n’est pas avec une extrême droite liée à un parti espagnol profranquiste, Vox, antialgérienne et parfois raciste, qu’il pactiserait, lui qui a combattu toute sa vie la dictature franquiste et lutté pour la fraternité entre tous les enfants d’Algérie.
Emile Martinez