28 mars 2024
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Des prisons, la pire est celle du langage

Langue

Le langage est traître. Par définition, il trahit la pensée et le sentiment, puisqu’il ne peut dire l’une ou l’autre au présent, mais uniquement au passé. Bergson, le grand philosophe français, qui en a fait la démonstration peut-être la plus aboutie, considère que non seulement le langage ne dit qu’au passé, mais que même pour dire au passé, il appauvrit le sentiment, le soudoie et le falsifie.

Les mots, pour faire simple, sont incapables de dire notre complexité. En quelque sorte, si la langue est culturelle, ce que nous pensons et sentons est naturel ou en tout cas existait déjà dans la nature ne serait-ce que de manière moins développée.

Mais si en plus de la portée restreinte du langage pour atteindre les profondeurs de l’homme et la complexité du cosmos, se superposait l’autre difficulté, celle encore plus sérieuse nous concernant, à savoir qu’en plus des limites du langage, on mine le champ de la langue, l’espace des mots usuels par l’interdit, l’impensé, le tabou… Comment peut se libérer une société, voire tout un monde, des geôles de la pensée établie ?

Georges Orwell dans sa célèbre dystopie, 1984, a imaginé une dictature, Big Brother, qui rationne, limite, écourte, réduit à sa stricte utilité le langage, à tel point qu’on peut dire avec le même mot plusieurs choses, la dictature ayant compris qu’à chaque mot, vocable ou signe en moins, c’est une pensée en moins et donc une réduction maximale de la possibilité qu’un cerveau conçoive une pensée intime, singulière, mutine, une idée rebelle, une notion susceptible d’instruire un doute, une question, une remise en cause.

La ou le Novlangue (Newspeak), la langue officielle d’Oceania, devient ainsi la langue de la simplicité ou, mieux encore, du simplisme syntaxique et lexical pour traquer jusque dans la source première de la pensée la possibilité même d’émettre la plus banale des critiques.

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Autrement dit, la dictature a compris que les mots sont des armes hautement dangereuses que le peuple ne doit pas savoir manier, tant ils portent en eux la capacité d’une révolution, l’atout imprévisible d’une subversion, la route possible d’une libération…

Pour avoir écrit de la sorte son roman d’anticipation, Georges Orwell a sans doute puisé dans l’histoire politique, mais aussi religieuse, culturelle, anthropologique des nations et des peuples. Il a probablement étudié les mécanismes de l’aliénation par l’idéologie, par l’école, par la religion ou autres « artifices pédagogiques », pour reprendre Spinoza, pour convaincre un être humain que sa prison est une libération.

En somme, ce que relate le célèbre journaliste et romancier dans son histoire est facilement déductible dans nos sociétés modernes, les démocratiques comme les moins démocratiques d’entre elles.

Peut-être qu’elles n’usent pas des mêmes subterfuges ou qu’ils ne recourent plus à des systèmes aussi bien rationnalisés, mais force est de constater que persuader, convaincre, démontrer, captiver, convertir, aliéner… encore aujourd’hui, passe par les subtilités du langage, par moins de mots ou plus de mots, ou en tout cas par des mots toujours bien choisis, une sémantique étudiée, établie par des spécialistes, aussi bien pour s’adresser aux cœurs des gens qu’à leurs têtes.

Il suffit de penser à notre société de consommation ; notre servitude est quasi-volontaire. Nous avons été aliénés au point de faire de nous les esclaves de nos choses, au point de penser sérieusement que le monde, tout l’univers, est à notre merci.

Bref, de toutes les prisons, peut-être la pire de toutes est la prison du langage, à plus forte raison quand on se rappelle la condition des hommes et des femmes dans notre monde, je veux dire le monde dit d’islam ; le langage est tout simplement un champ de mine antipersonnel dont le moindre pas suffit pour causer le fracas.

Un espace miné aux bombes linguistiques de destruction massives : Halal et Haram (licite et interdit), paradis, enfer, apocalypse, apostasie, mécréance, péchés, châtiments, etc.; bref, une liste de mots suffit pour cadenasser la pensée de centaines de millions de personnes, surtout quand ça passe par l’école, la mosquée, les institutions…

La Novlangue version musulmane n’est donc pas tout à fait orwellienne, encore qu’elle lui lui emprunte le processus de rationalisation, mais, bien pire, elle recourt à des stratagèmes, eux, plus anciens, plurimillénaires, ceux notamment de terroriser les ouailles par la peur et le terrorisme intellectuel.

De nos jours, des mots comme doute, modernité, laïcité, égalité, athéisme, questions existentielles… ne se disent ou presque plus publiquement ; ils ne sont dits qu’en murmures ou intimement, puisque il n’y a pas un homme ou une femme, croyant ou non, qui ne doute pas, qui ne se pose pas la question de la vie ou non après la mort, de l’infantilité de certains récits des religions…

Que faire alors ? La réponse est radicale : se libérer de la prison du langage. Déconstruire par le savoir l’impensé. Briser au marteau de la philosophie la pensée fossile et les rocs de la certitude plantés en nous comme des impossibilités de remises en cause. Parce que les mots que nous utilisons sont les briques de la maison libre et citoyenne ou, au contraire, de la prison immense à venir.

Apprenons à nos enfants les mots égalité, fraternité, démocratie, laïcité, vivre-ensemble, tolérance, respect, différences… et tu verras les mots devenir pensées et sentiments à la hauteur d’un pays comme une splendide prairie ; car ils auront enfanté d’une pensée nouvelle pour qui l’autre, contrairement à toute idéologie ou religion fondée sur la vérité, est celui qui nous complète, qui nous différencie pour mieux nourrir le multiple dans l’harmonie.

Des prisons, au risque de le répéter, la pire est peut-être celle du langage, puisque ce dernier ne condamne pas qu’à perpétuité une vie, mais condamne toutes les vies ( ou presque) pour tout le temps.

Il est des mots qui libèrent, d’autres qui emprisonnent…

Louenas Hassani (écrivain)

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