Mardi 1 janvier 2019
Djilali Hadjadj : «La lutte contre la corruption doit devenir l’affaire de tous»
Dans cet entretien donné à El Watan, Djilali Hadjadj, président de l’Association algérienne de lutte contre la corruption (AACC) dresse un constat implacable sur la corruption en Algérie
Durant la décennie noire, on assistait à une sorte de banalisation de la mort et de la violence, tant elles faisaient partie du quotidien des citoyens. Aujourd’hui, et avec les feuilletons des scandales financiers qui se suivent, nous commençons à assister à une sorte de banalisation du crime financier et de la corruption. L’impunité a-t-elle pris le dessus sur la justice ?
Djilali Hadjadj : Effectivement, là où l’impunité occupe le terrain, la justice recule pour ne pas dire elle s’efface. L’Algérie, pays très riche en hydrocarbures et autres ressources minières, venait à peine de sortir d’une décennie marquée par le terrorisme et la violence, pays qui pansait ses blessures et qui était en phase de reconstruction, pays qui aspirait à une stabilité politique et sociale dans un contexte où la majorité de la population subit une très inégale redistribution des richesses, avec son cortège de pauvreté et de chômage, le tout faisant le lit à une corruption très étendue qui gangrène les institutions de l’Etat et des pans entiers de la société, et hypothéquant la transition vers l’économie de marché.
L’explosion de la corruption à tous les niveaux, petite et grande, sur tout le territoire et en dehors du pays, est survenue dans un climat de totale impunité, sciemment entretenue par le pouvoir en place et sa périphérie, manne pétrolière aidant et puissants lobbys économiques et commerciaux à la clé.
La généralisation de la corruption, maintenue et entretenue, plus particulièrement ces deux dernières décennies, a gangrené tous les secteurs vitaux de notre pays…
Et les puissants réseaux qui sont derrière tout ça, bien ancrés dans les institutions de la République, ont non seulement fait en sorte que la justice tourne le dos et regarde ailleurs au lieu de faire face à ce fléau, mais plus grave, ils ont instrumentalisé cette justice pour en faire une arme de répression contre les dénonciateurs de la corruption, contre les lanceurs d’alerte et contre les journalistes qui osent encore publier des enquêtes sur des scandales de corruption.
En tant qu’association de lutte contre la corruption, comment évaluez-vous l’ampleur de ce phénomène qui a gangrené la vie économique et même politique du pays ?
«L’Algérie est un pays miné par la corruption.» Le propos indigné du président Abdelaziz Bouteflika a été lâché lors d’un meeting tenu le 30 août 1999. Le constat dressé sans complaisance ne paraît pas avoir nettement changé depuis. Les chiffres officiels des dommages financiers causés par les affaires de grande corruption de ces 20 dernières années ne manquent pas, qui valident cette sentence – au demeurant admise de tous, même si ces chiffres sont bien en deçà de la réalité.
Les préjudices occasionnés par les transactions corrompues opérées dans les banques publiques et privées sont énormes, estimés à plusieurs dizaines de milliards de dollars.
Les transferts illicites de capitaux opérés de l’Algérie vers l’étranger, par de multiples canaux – capitaux très souvent issus de l’argent sale – ne connaissent aucune limite.
En dépit de leurs différences, toutes les grandes affaires de corruption aggravée – aussi bien celles qui sont connues que celles qui sont enfouies dans les tiroirs poussiéreux de la justice – semblent partager un dénominateur commun : l’évasion systématique des capitaux de l’Etat rentier algérien vers l’étranger.
Cette explosion de la corruption est étroitement liée aux flux ininterrompus des énormes recettes de pétrole : elle est alimentée par les budgets faramineux dégagés par les pouvoirs publics sous le couvert de programmes dits de relance économique, budgets sans cesse revus à la hausse à souhait par la seule volonté de l’Exécutif au plus haut niveau de l’Etat.
Seule la chute des prix du baril de pétrole est en mesure de l’amoindrir, ce qui est le cas depuis 2014. Par ricochet, ces budgets ont permis aux très puissants réseaux mafieux de la grande corruption et de la criminalité transnationale organisée de faire fructifier leurs affaires, réseaux qui ont accéléré la déliquescence des institutions de l’Etat et ont totalement neutralisé – quand ils ne les ont pas contaminés – les organes de contrôle et de répression.
Des mécanismes de lutte contre la corruption ont été mis en place par l’Exécutif et dont le dernier en date a figuré au menu du dernier Conseil des ministres. Pourquoi ces annonces peinent-elles à convaincre l’AACC ?
Depuis la ratification par l’Algérie en 2004 de la Convention des Nations unies contre la corruption, le pouvoir ne cesse d’annoncer et de mettre en place des mécanismes, voire un semblant de dispositif de lutte contre la corruption, d’en changer régulièrement, sans aucune explication et sans bilan, d’en modifier le contenu ou la composante, d’opérer des changements de tutelle sur certains organes gouvernementaux, là-aussi sans en donner les raisons, et tout ça se faisant en vase clos, résultat surtout de luttes intestines au sein du pouvoir, chaque clan voulant garder le contrôle de la gestion des «dossiers» de corruption et voulant affaiblir le camp adverse.
Il n’y a jamais eu de volonté politique de lutter contre la corruption, pour preuve, l’étendue désastreuse de ce fléau. Ce n’est pas uniquement l’AACC qui en fait le constat. Même les experts des Nations unies dans leur rapport sur l’Algérie en 2013 épinglent gravement notre pays sous le couvert d’un langage diplomatique.
L’Algérie demeure sourde à l’appel de l’UNODC pour s’ouvrir à l’entraide judiciaire internationale. Pourquoi à votre avis ?
Sous couvert de préservation de la souveraineté nationale et de la non-ingérence dans les affaires internes, et se cachant derrière, l’Algérie a toujours été réfractaire à tous types d’échanges avec des pays partenaires sur des questions sensibles, surtout quand il s’agit, pour ce qui nous concerne, d’affaires de corruption avec des ramifications internationales.
Des affaires récentes l’ont montré. Prenons le cas du dossier «ENI-Saipem-Sonatrach», qui vient de connaître un rebondissement il y a quelques jours, à l’initiative de juges milanais qui ont osé rompre le «pacte» du silence, en évoquant de manière très claire l’implication de Chakib Khelil dans cet énorme scandale.
Savez-vous que la justice algérienne n’a pas répondu à toutes les demandes de commissions rogatoires de son homologue italienne ?
Plus grave, des magistrats algériens ont sollicité – via des commissions rogatoires – leurs confrères italiens travaillant sur ce dossier juste pour s’informer sur ce que savaient ces derniers quant à l’implication d’officiels algériens dans cette affaire de corruption.
Adhérer à un processus d’entraide judiciaire internationale dans les cas de délinquance économique et financière, c’est s’engager à respecter des pratiques de réciprocité : on comprend mieux pourquoi le pouvoir en place la refuse, ce serait se faire hara-kiri.
Mieux encore, toujours dans cet exemple précis, le fait que l’Algérie et l’Italie aient tous deux ratifié la Convention des Nations unies contre la corruption, les procédures d’entraide judiciaire – si l’Algérie le voulait – en seraient largement facilitées et en des temps très courts…
A lire la suite dans El Watan