AccueilChroniqueEvocation de Nourredine Saadi en mode majeur, le mineur est involontaire

Evocation de Nourredine Saadi en mode majeur, le mineur est involontaire

BENAMAR MEDIENE

Evocation de Nourredine Saadi en mode majeur, le mineur est involontaire

Nourredine Saadi était mon ami. Le verbe au milieu de cette courte phrase, conjuguée au passé, se coagule dans ma gorge, ne passe pas la frontière des lèvres. Comment  parler de toi et à quel temps quand Etre stipule l’existence, se décline en verbe, se fait auxiliaire d’un autre, puis se rehausse à la dignité du concept ontologique initial de la philosophie ? Alors pour me libérer de la tyrannie de la syntaxe, je choisis le verbe Evoquer. J’aime ce verbe et sa proximité sémantique immédiate avec invoquer. La force et le sens  de ces deux vocables, sont autant liés qu’en miroir l’un de l’autre dans l’exercice de la voix et l’espace de la parole, donc un peu dans la magie, la méditation, la prière et dans la pensée, pour faire apparaître à l’esprit, révéler à la conscience, et dire. Me faut-il négocier avec les subtilités de la langue ou transiger avec  la confusion des sentiments ? En 1989, à ma demande, Assia Djebar écrivit une lettre posthume à Kateb Yacine, j’en transcris l’incipit  La romancière écrivait : T’écrire donc pour la première fois ; dialoguer donc avec toi, pour la première fois vraiment – et me convaincre du contraire (…)

Ainsi je n’écrirai pas sur toi. Je t’écrirai. Je ne parlerai pas de toi. Je te parlerai.

Nourredine Saadi était mon ami, mon camarade. Je mets dans ce terme de camarade la toute puissance de l’intime, des confidences et d’une complicité de joie, toujours pour de bonnes causes, même si elles étaient hors la loi, ou hors ordre du jour, puisque c’est jusqu’à pas d’heure, que tout cascadait dans une parole sans barrières, propulsée de cet espoir brechtien : Demain commence aujourd’hui. L’art, souvent en était le sujet partagé dans une passion raisonnable ; il nous servait de lunettes, de jumelles ou de microscope, ces outils métaphoriques, qui élargissaient nos regards pour tenter de pénétrer le réel algérien, pas seulement le réel visible, mais toutes cette poussière d’existences qui n’arrivaient pas à combler le vide incompréhensible de la vie. Nous appelions des amis  en renfort, des artistes, ceux dont la pupille dilatée dévoile le sens caché de ce réel et le rattache à un passé sans fond dont la connaissance se dérobait sans cesse, parce qu’en art, il n’y a pas de centre imperturbable ni de périphéries affolées. Nous regardions non pour détecter ce qu’il y avait à comprendre, mais pour être à l’arrêt, sidérés, devant ce que nous ne comprenions pas, devant ce qui se résiste à la raison. Puis les âges barbares sont arrivés. Dante et Jérôme Bosch avaient imaginé et décrit l’enfer ; nous, nous y sommes entrés, au cœur du brasier. Il nous fallait quitter le chez-soi de sa ville, casser des liens, apprendre à son corps à se mouvoir dans d’autres espaces, vivre à temps partiel ou à crédit. Ecrire devenait pour nous une manière de paraphraser le réel, pas seulement en une parabole explicative, mais en concept dit opérationnel d’exploration de ce qui ne s’explique pas. Une génération à peine après la fête de juillet 1962, la pensée affrontait le tranchant du couteau du compatriote, du passant, du collègue, du voisin, du cousin… »

- Advertisement -

Antonio Gramsci nous avait averti que lorsque le passé se meurt et que le futur n’est pas encore advenu, c’est dans cet entre-deux du clair-obscur que surgissent les monstres. La pensée peut soulever des montagnes, disions-nous, forts de certitudes apprises dans les livres, mais idéalement, abstraitement, alors que les mosquées, elles, fabriquaient et manipulaient les leviers d’Archimède et propulsaient dans les rues une armée de purificateurs. Tu avais résumé ce monde de folie en ces trois phrases : Vous voulez connaitre quoi sur moi, sur l’Algérie, quand il n’y a plus de mots, de vocabulaire pour en parler ? Qui est revenu un jour de la folie et du suicide pour vous décrire ce qui se passait dans sa tête ? De quoi voulez-vous me guérir alors que vous ne voulez même pas comprendre, éprouver ce qui me fait souffrir.’’ (N. Saadi in Nuit des origines, ch.31)

Ecrire la phrase Nourredine Saadi était mon ami est pour moi insupportable, une grammaire cruelle et irréparable : en un bref basculement du temps, une béance s’ouvre, comme sous un coup de hache, et sépare, rend invisible celui qui vivait, laisse l’autre à son désarroi. Le 3 septembre 2016, toi, Habib Tengour et moi avions vécu ce vertige dans les travées du cimetière Vaudrans de Marseille, après que la dalle de la tombe de Nabil Farès fut scellée et nos adieux muets adressés à l’ami couché. Ce cimetière forestier tout en escarpements et bocage, en chemins pentus, en canaux ruisselants et en ilots ombrés de verdure, le tout formant une métropole de silence et d’amicales cohabitations, t’avait surpris et séduit. Les tombes apparaissent comme des maisons et les carrés funéraires des petits villages de silence accrochés aux flancs des collines boisées. Les paysages de chez nous, en somme, où, mine de rien, tu scrutais les sentiers, cherchais les ombres insomnieuses, espérant en reconnaitre une, et la frôler. Dans cette patrie des morts, la maison à personne, disait Rilke, la poésie s’invente dans la musique argentée des arbres agités par le vent.

Penser à Kateb Yacine déambulant autour de la tombe oblique de l’ancêtre polycéphale décapité, à Aïn Ghrour : Habille-toi, ma mort, allons au cimetière passer une heure avec les spectres. Si je trouvais encore un cœur de loup à vendre ce ne serait qu’un jeu pour moi, de tout comprendre. Nabil Farés est désormais en son royaume, avions-nous pensé. Nous avions évoqué un autre cimetière, situé celui-là sur la surface inclinée au bord extrême d’une falaise, un défi géologique, face à la mer : le cimetière de Kristel, à l’est d’Oran. Les gisants ne sont pas allongés, mais adossés, orientés vers le levant et recevant de la mer des pluies d’embrun. Evoqué aussi d’autres promeneurs qui étaient avec nous, toi et moi, les autres aujourd’hui absents : Bachir Hadj Ali, Abdelkader Alloula, Mohamed Khadda. Ah ! ces soirées enfumées dans mon appartement, à Oran, où un Comité central des arts tenait sa session, Bachir Hadj Ali, musicologue, Khadda, peinture et alphabet rebelle, Alloula et la catharsis théâtrale jamais achevée, toi et moi buveurs de paroles, lanceurs d’alerte questionneuses. On délaissait, toi, la science du droit, moi, la sociologie pour jouer aux premiers de cordée en histoire de l’art. L’escalade était périlleuse, mais l’air des hauteurs roboratif. Tu suivais Denis Martinez, voyageur et géomètre des espaces du  dedans intime et du dehors tassilien ; tu respirais au rythme du souffle de Rachid Koreichi traçant les voluptés de la lettre, les lamentos de Houria Aïchi, la dame des Aurès, ouvrait ton imaginaire à l’échelle du pays amazigh. Tu écris bien et, juriste, tu écris juste.

Aux récréations, je jouais le rôle du guide, tenant jalousement le secret d’un autre lieu archéologique à ciel ouvert. Il me fallait vous surprendre donc retourner à kristel, pour un double festin : des yeux et des figues. Dans une crique murée derrière des rochers tranchants battus par les vagues, se cache un cimetière d’ancres marines enchevêtrées les une aux autres ou isolées. Paysage lunaire. Comment sont-elles arrivées là ? Bachir essuyait ses lunettes de poète myope, Khadda dressait un chevalet mental, Alloula, les bras croisés sur le torse réglait les lumières, improvisait. Quels naufrages et quelles batailles navales ont-elles laissés ces immenses vestiges de fer harponneurs ? Et sous la mer gisent peut-être des sépultures de naufragés. Aucun indice pour éclairer les curieux ou nourrir un roman. Nous sommes restés dans la stupeur et dans l’inquiétude des questions à fonds perdus. Comme Baudelaire, tout poète s’obstine à vouloir voir les fantômes s’agiter derrière les tombeaux. Le Boulevard de l’abime, est ton livre écrit pour demain, les temps s’y télescopent et déjà tu te projettes  dans l’après. Tu fais enterrer A., ton héroïne, au cimetière de Thiais. Femme fascinante, sensuelle, séductrice, polyandre, comme la Nedjma de Yacine, et comme Nedjma elle est fille d’une Juive et d’un notable de Constantine, propriétaire de la Ferme des supplices.

En mars 1958, ton père est passé dans ce lieu sinistre et a subi les outrages de la torture. Fiction, réel et Histoire s’entremêlent. La littérature anticipe, dévoile les choses avant qu’elles n’adviennent. Tu choisis tes mots comme tu choisis tes lieux. Au cimetière de Thiais, ta sépulture voisine, désormais, avec celle, imaginaire, voisin, de ton héroïne A., la panthère, ainsi nommée par son père, le bachaga, morte d’un trop plein de vie ou peut-être abimée dans un vide, au bout du boulevard éponyme de Constantine. A., femme alphabétique, avait écrit dans son carnet noir : Il y a deux choses dont on se souvient à la mort : le visage de sa mère et le visage de sa  ville. Visage de la mère, la tienne, perdue à l’âge de ton enfance, trois ans, juste avant ta circoncision et celle de ton frère. Une sœur complète la fratrie. C’était en 1947.  

Orchestré par Leila Sebbar, Ma mère est un ouvrage écrit par des méditerranéens qui évoquent leurs mères. La tienne, Nourredine, cohabite dans ce livre avec la mienne, créant ainsi entre nous une fraternité scripturale. Dans un court, beau et subtil texte, tu parles de ta mère et tu insinues ta biographie intime à touches d’aquarelliste et en lignes griffées à la pointe sèche. Gravure et graphie, image et écriture font corps. La figure maternelle évanouie dans le lointain de la mémoire, redevient elle-même, s’incarne dans une unique photographie en mère de papier intemporelle. Dans L’Etranger, Meursault dans sa geôle dit cette phrase impossible : Aujourd’hui ma mère est morte ou peut-être demain, je ne sais plus. Trouble de la mémoire ou du langage, confusion des temps et anachronisme qui ‘’préfigure ma destinée, ou du moins en a découlé’’, écris-tu. Visitant sur le tard la tombe maternelle, Nourredine Saadi vit le paradoxe pathétique de Camus face à la sépulture de son père, mort un an après la naissance du futur Prix Nobel. Sur la stèle Nono tente de déchiffrer l’épitaphe effacée, la transcrivant dans le texte in memoriam, il la réduit à deux initiales et à une date incomplète : M.O., 15 avril 19…. Mais il garde un fragment de marbre, un tout petit bout de minéral, symbole du lieu sépulcral.

B.M. 

Mars 2018

Auteur
Benamar Médiène

 




LAISSEZ UN COMMENTAIRE

S'il vous plaît entrez votre commentaire!
S'il vous plaît entrez votre nom ici

ARTICLES SIMILAIRES

Les plus lus

Les derniers articles