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Farid Zafrane : « Le Code de l’indigénat est la preuve d’une rupture radicale avec les principes de 1789 »

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Dans Le sabre et le code, Farid Zafrane, avocat, docteur en droit et chercheur en géopolitique, analyse la manière dont la colonisation française a utilisé le droit comme instrument de domination.

De l’esclavage codifié par le Code noir au régime d’exception du Code de l’indigénat, il montre comment la violence militaire, incarnée par le sabre, s’est toujours accompagnée d’un appareil juridique destiné à la légitimer. Dans cet entretien, il revient sur la genèse de son ouvrage, la continuité entre le droit colonial et certaines pratiques contemporaines, ainsi que sur la nécessité de décoloniser le droit et de reconnaître les traditions juridiques des sociétés colonisées. Un dialogue éclairant sur l’histoire du droit, la mémoire coloniale et les enjeux de justice contemporaine.

Le Matin d’Algérie : Pourquoi avoir choisi ce titre, Le sabre et le code ? Que résume-t-il, selon vous, de la réalité de l’Empire colonial français ?

Zafrane Farid : Le titre cristallise l’idée centrale de mon ouvrage : la domination coloniale française repose sur la complémentarité entre la force militaire, le sabre, et le droit, le code. Dans le livre, je démontre que cette apparente dualité est en réalité une unité conceptuelle : le sabre conquiert, le code légitime et structure la domination. La violence militaire n’est pas anarchique ; elle est encadrée et rendue « acceptable » par le droit colonial. Cette logique est visible dès l’expérience algérienne, où les tribunaux d’exception et le Code de l’indigénat codifient les pratiques de répression et d’assujettissement afin de mieux les faire accepter par les forces armées et les rendre justes aux yeux de la population locale, car émanant de la loi : le code de l’indigénat.

Le Matin d’Algérie : Vous écrivez que la colonisation ne s’est pas faite contre le droit, mais par le droit. À quel moment la République a-t-elle accepté de renoncer à l’égalité juridique au nom de l’Empire ?

Zafrane Farid : La colonisation française ne s’est pas faite contre le droit, mais par le droit, aménagé pour servir l’entreprise coloniale. Le Code noir (1685) en constitue un premier exemple : il codifie l’esclavage, réduisant les personnes esclavisées au statut de biens meubles tout en encadrant légalement la violence exercée contre elles.

Au XIXᵉ siècle, le Code de l’indigénat prolonge cette logique autrement. Il instaure un régime juridique d’exception, qui distingue les citoyens français des sujets indigènes, privés de l’égalité devant la loi et soumis à des sanctions spécifiques. Ainsi, du Code noir au Code de l’indigénat, le droit colonial ne disparaît pas : il se transforme, passant de l’asservissement total à une citoyenneté hiérarchisée, révélant une continuité historique dans l’usage du droit comme instrument de domination et de légitimation de la violence coloniale, en contradiction flagrante avec les principes proclamés par la République.

Le Matin d’Algérie : La Conférence de Berlin de 1884-1885 marque un tournant. Peut-on dire qu’elle a posé les bases d’un ordre colonial juridiquement organisé, bien au-delà des seules conquêtes militaires ?

Zafrane Farid : La Conférence de Berlin institutionnalise le partage de l’Afrique entre les puissances européennes et confère une légitimité juridique internationale à la colonisation. Elle instaure un cadre normatif structurant, fondé sur le principe d’« occupation effective », transformant la conquête militaire en droit reconnu. Dans Le Sabre et le Code, je montre que cette codification fonde un véritable ordre juridique colonial : la violence de la conquête, symbolisée par le sabre, est relayée et pérennisée par le droit. Les territoires colonisés sont administrés, normés et hiérarchisés à travers des codes spécifiques et des juridictions d’exception, révélant que le droit ne se contente pas d’accompagner la colonisation, mais en devient l’outil structurant.

Le Matin d’Algérie :  Le Code de l’indigénat, né en Algérie, est au cœur de votre démonstration. En quoi constitue-t-il une rupture radicale avec les principes républicains proclamés par la France ?

Zafrane Farid : Le Code de l’indigénat est la preuve d’une rupture radicale avec les principes proclamés en 1789. Alors que la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen affirme l’égalité devant la loi, ce dispositif instaure dans les colonies une justice à deux vitesses, fondée sur un statut juridique différencié. Les populations colonisées sont soumises à un régime d’exception : sanctions administratives sans juge, présomption de culpabilité, restrictions des libertés fondamentales.

Cette justice dérogatoire ne constitue pas une anomalie, mais un outil central de l’ordre impérial, transformant l’égalité républicaine en mécanisme de hiérarchisation raciale et sociale, au service de la domination coloniale.

Le Matin d’Algérie :  Vous montrez que ce droit colonial reposait sur la présomption de culpabilité des colonisés. Comment un tel principe a-t-il pu être légitimé par des juristes français ?

Zafrane Farid : La présomption de culpabilité appliquée aux colonisés ne relève ni de l’exception ni de l’arbitraire ponctuel, mais d’une construction juridique et doctrinale assumée. Des juristes et administrateurs français ont théorisé une « justice adaptée » aux colonisés, fondée sur des préjugés raciaux et culturels, pour justifier l’abandon des garanties fondamentales du droit commun. Ces théories ont permis de judiciariser la violence, en l’intégrant dans le cadre formel de l’État de droit. La présomption de culpabilité devient ainsi un principe implicite du droit colonial, inscrit dans les textes et les pratiques judiciaires, révélant une logique systémique de domination et de contrôle des populations.

Le Matin d’Algérie : Des auteurs comme André Girault et Robert Maunier ont théorisé une justice « adaptée » aux indigènes. Faut-il aujourd’hui interroger la responsabilité morale et politique de ces intellectuels du droit ?

Zafrane Farid : La responsabilité morale et politique des intellectuels du droit ne peut être éludée. Certains juristes et universitaires ont activement participé à la construction doctrinale du droit colonial, en justifiant juridiquement l’oppression. En élaborant des catégories hiérarchisées et en naturalisant l’inégalité, ils ont légitimé la domination coloniale.  Ainsi, leur responsabilité dépasse l’histoire des idées : le droit qu’ils ont façonné a servi d’instrument central de violence impériale.

Le Matin d’Algérie :  Ancien militaire, vous analysez sans complaisance le rôle de l’armée. Peut-on dire que l’institution militaire a été à la fois bras armé et administrateur du droit colonial ?

Zafrane Farid : L’armée a joué un rôle central dans le maintien de l’ordre colonial, agissant à la fois comme force conquérante et administratrice du droit. Elle applique directement le droit colonial via tribunaux militaires, sanctions collectives et surveillance des populations. Cette synergie entre le sabre et le code montre que violence et droit se complètent : l’armée légitime et exécute une justice d’exception, garantissant la domination impériale.

Le Matin d’Algérie : Les sanctions administratives sans procès apparaissent comme une pratique centrale. Le droit colonial était-il avant tout un outil de discipline et d’humiliation collective ?

Zafrane Farid : Le droit colonial ne vise pas à protéger les individus, mais à discipliner et contrôler les colonisés. Sanctions administratives, mesures collectives et restrictions arbitraires des libertés constituent un système d’humiliation renforçant la hiérarchie raciale et consolidant l’autorité impériale. Le droit structure, légitime et pérennise la domination coloniale.

Le Matin d’Algérie : Vous établissez un lien entre le droit colonial et certaines législations contemporaines : état d’urgence, internement administratif, politiques sécuritaires. Ces continuités sont-elles assumées ou refoulées par l’État français ?

Zafrane Farid : Certaines logiques du droit colonial persistent dans le droit contemporain. État d’urgence, internement administratif, contrôle différencié de certaines populations : ces pratiques témoignent d’une continuité structurelle des catégories héritées du colonialisme. Elles sont généralement refoulées officiellement, mais elles révèlent la capacité du droit à fonctionner comme instrument de hiérarchisation et de contrôle social.

Le Matin d’Algérie :  Décoloniser le droit : est-ce, selon vous, une nécessité politique actuelle ou un simple débat académique encore marginal ?

Zafrane Farid : Décoloniser le droit est une nécessité concrète et éthique. Il s’agit de déconstruire les catégories héritées du colonialisme, d’intégrer les traditions juridiques locales et d’adapter les institutions pour garantir une égalité réelle devant la loi. Cette démarche dépasse le cadre académique : elle engage une responsabilité politique, sociale et juridique, visant à transformer la justice en outil de véritable inclusion.

Le Matin d’Algérie :  Votre livre invite à reconnaître les traditions juridiques des sociétés colonisées. Comment éviter que cette reconnaissance ne reste symbolique, sans effets réels sur les pratiques juridiques ?

Zafrane Farid : La reconnaissance des traditions juridiques ne doit pas rester symbolique. Il faut adapter les procédures judiciaires, former les magistrats et intégrer ces traditions dans le droit positif. Cela permet de transformer la justice en outil inclusif, respectueux de la diversité culturelle et des pratiques locales, plutôt qu’en simple représentation ou mémoire symbolique.

Le Matin d’Algérie : Enfin, que signifie pour vous le fait que Le sabre et le code soit aujourd’hui adopté comme référence scientifique par l’Université Mouloud Mammeri de Tizi-Ouzou ? Est-ce un signe que la parole sur le droit colonial se libère enfin ?

Zafrane Farid : L’adoption de mon ouvrage comme référence scientifique constitue un signe fort de libération de la parole sur le droit colonial. Elle montre que le débat sur les héritages coloniaux peut désormais se mener ouvertement, contribuant à la réflexion sur la décolonisation du droit et la construction d’institutions plus justes. À titre personnel, c’est une fierté immense : issu d’une famille kabyle et français d’origine algérienne, le fait que mon ouvrage soit étudié en Algérie, et plus précisément en Kabylie, rend hommage à la mémoire de tous les révolutionnaires et de mes parents, tout en témoignant de la transmission et de la reconnaissance des luttes historiques à travers le droit et l’histoire 

Entretien réalisé par Djamal Guettala 

Farid Zafrane est avocat, docteur en droit international public, politologue et conférencier français, spécialiste de l’Afrique, de la géopolitique et des héritages coloniaux. Ancien militaire et formateur en sécurité, diplômé de l’IHEDN, il est aussi lauréat d’un doctorat primé sur la gouvernance française en Afrique. Basé à Perpignan, il mène aujourd’hui des recherches indépendantes et publie des ouvrages sur l’histoire africaine, le droit colonial et la présence militaire française, dont Le sabre et le code (2025). Ses travaux analysent les continuités postcoloniales tout en valorisant la complexité et la richesse du continent africain.

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