Jeudi 25 mars 2021
FLN-PCA : première rencontre avec Abane et Benkhedda en 1956 (I)
Avec un groupe de CDL (Combattants de la Libération), Henri Maillot, militant communiste algérien s’était emparé d’un camion d’armement des troupes coloniales au profit de la Résistance algérienne le 4 avril 1956. L’action avait eu aussitôt un impact considérable. On pouvait le mesurer dans les conversations ouvertement ou par allusions parmi les jeunes, les militants, les familles, dans tous les milieux.
Dans ses grands titres, la presse coloniale déchaînée criait à « la trahison de l’aspirant félon ». L’effet était exactement inverse au plus profond des composantes patriotiques de l’opinion algérienne. Dans ces milieux, les réactions respiraient la fierté du coup porté au colonialisme matériellement et au plan moral. La volonté de contribuer au combat libérateur, quels que soient les sacrifices, se trouvait renforcée parce que, aux yeux de nos compatriotes, cette cause était partagée en actes par des hommes que leur origine, à première vue, n’obligeait pas à un engagement aussi extrême.
Plus tard en juin, quand les gens apprirent l’assassinat de Maillot par les troupes françaises après l’accrochage de Beni Boudouane, ce sentiment sera ressenti d’une façon encore plus ancrée dans la culture et la psychologie populaires. Un camarade, hospitalisé pour deux jours avant son retour au maquis de Bouinan, me dit qu’autour de lui dans la salle ou dans les allées de l’hôpital Mustapha, les malades exprimaient leur peine et leur respect : « il est plus musulman que nous, il mérite mieux que nous sa place « fel Djenna » (au Paradis) ! Comme le dira si bien Simon, son futur beau-frère, lui-même clandestins du PCA et des CDL à Oran : « Les uns vouaient Henri à l’Enfer des maudits et les autres le voyaient, martyr, au Paradis ».
Maillot, quant à lui, avait indiqué dès le début la signification politique et sociale de son action. Il disait, dans le communiqué signé de lui et adressé aux agences et organes de presse (sa publication en France par l’Humanité, organe du PCF, a valu à ce journal la saisie de son numéro du 18 avril 1956) : « L’écrivain français Jules Roy, colonel d’aviation, écrivait il y a quelques mois : si j’étais musulman, je serais du côté des « fellagas ». Je ne suis pas musulman, mais je suis algérien, d’origine européenne. Je considère l’Algérie comme ma patrie. Je considère que je dois avoir à son égard les mêmes devoirs que tous ses fils. Le peuple algérien, longtemps bafoué, humilié, a pris résolument sa place dans le grand mouvement historique de libération des peuples…Il ne s’agit pas … d’un combat racial mais d’une lutte d’opprimés sans distinction d’origine, contre leurs oppresseurs et leurs valets sans distinction de race…. En livrant aux combattants algériens des armes dont ils ont besoin pour le combat libérateur, j’ai conscience d’avoir servi les intérêts de mon pays et de mon peuple, y compris ceux des travailleurs européens momentanément trompés. »
En soulignant dans ce message le besoin d’armes des combattants, Maillot était au coeur des préoccupations de cette période critique. La question était brûlante, tant pour les milliers de jeunes, impatients de rejoindre le djebel ou qui s’y trouvaient déjà, que pour les dirigeants du FLN. A l’afflux des combattants volontaires, il fallait des armes en plus grand nombre. Nous savons aujourd’hui par les lettres échangées de 1954 à 1956 entre Alger et le Caire, que c’était un sujet de tension entre les dirigeants FLN. Ceux qui se trouvaient au Caire étaient perçus à tort ou à raison par ceux de l’intérieur ou par les maquisards à la base, comme manquant à leurs tâches d’assurer un approvisionnement satisfaisant en armes . [1]
En avril 56, nous ne connaissions pas les tensions qui existaient à ce niveau. Mais de divers côtés nous parvenaient les échos de cette attente fiévreuse d’armement. Nous ne fûmes donc pas surpris de recevoir rapidement dans les jours qui ont suivi le succès de l’opération, une réponse positive des dirigeants du FLN, sur le principe d’une rencontre dès que possible. Nous leur avons laissé le soin d’en proposer la date et les modalités.
Avant la rencontre
En attendant, par divers indices nous apprenions que malgré la sympathie soulevée dans la population par l’action de Maillot (ou à cause de cela), des interrogations se manifestaient parmi certains cadres du FLN. Elles allaient de l’inquiétude jusqu’à une certaine nervosité frisant la méfiance et l’hostilité chez les plus hégémonistes d’entre eux. Ce sentiment était sans doute alimenté par leur irritation envers les comportements qu’ils jugeaient hostiles des courants messalistes à leur égard. Nous avons voulu dissiper toute équivoque sur nos intentions et confirmer que la prise des armes ne changeait rien aux orientations unitaires proclamées par le PCA depuis novembre 54. Nous leur avons fait savoir, à travers la liaison qui nous avait permis de prendre contact, notre décision de remettre dès avant la rencontre une dizaine de mitraillettes aux unités de l’ALN.
L’opération fut réalisée. Il n’était pas facile en cette deuxième quinzaine d’avril, avec nos sympathisants très surveillés et dans une Mitidja étroitement quadrillée, de protéger et gérer le stock d’armement capturé. Amar Ouamrane, qui commandait l’ALN dans l’Algérois, nous a transmis ses remerciements. J’ai appris ces dernières années que le commandant Lakhdar Bouregâa avait évoqué en termes élogieux et fraternels les contacts qu’il a eus à l’époque de cet épisode avec les groupes communistes (non encore intégrés à l’ALN) dans la région de Bouinan-Hammam Melouane [2] « Je te jure, avait-il confié au milieu des années 90 à notre camarade Haydar Hassani, que les premières balles de mitraillette que j’ai tirées nous provenaient de l’armement des communistes, plus précisément de Henri Maillot, Allah yrahmou ».
Fin avril ou début mai 1956, on me communiqua le lieu prévu pour la rencontre, le cabinet de dentiste du Dr Mokrane Bouchouchi, rue d’Isly, place Bugeaud (aujourd’hui Ben Mehidi, place Emir Abdelkader). Ce choix par les amis du FLN me réjouit, il montrait que la coopération sur le terrain entre FLN et communistes à la base était déjà avancée. Car Bouchouchi, comme d’autres médecins, sympathisait avec le PCA et versait aux souscriptions qui me parvenaient par l’intermédiaire de Leila A., une jeune militante du cercle des jeunes UJDA de Belcourt.
Je me contenterai ici de relater quelques points sur le contenu de cette rencontre. Je les complèterai en d’autres occasions par des faits tout aussi significatifs des évolutions ultérieures. Les lecteurs intéressés pourront trouver d’autres détails sur cette rencontre et les suivantes qui se poursuivront jusque fin Août, dans plusieurs entretiens que j’ai donnés durant ma seconde clandestinité : à Henri Alleg dans les années 1970, [3] puis à Hafidh Khatib dans les années 1980. [4]
Il y a enfin quelques échos dans l’ouvrage important du regretté Mohammed Teguia, avec qui son exil puis sa mort prématurée n’ont pas permis d’engager les entretiens que nous avions projetés ensemble. Les deux publications citées contiennent également le texte des lettres adressées au FLN dans lesquelles sont consignés les thèmes de nos échanges et les points sur lesquels se sont réalisés des accords.
Premiers échanges incertains
Benkhedda, je le connaissais sans avoir beaucoup milité avec lui au PPA. Dans les années quarante nous avions entre autres travaillé dans le studio d’un militant à un montage photographique pour un mémorandum du MTLD à l’ONU, illustrant la pratique des tortures colonialistes. Ensuite, nous nous sommes surtout opposés lors de la déplorable crise du PPA-MTLD de 1949, faussement attribuée par lui (et par la presse colonialiste) à un « séparatisme » kabyle.
Quant à Abane, après l’avoir salué chaleureusement, il m’est apparu curieux de savoir si je l’avais ou non reconnu, ce que je lui ai confirmé. Il n’avait pas changé de visage et d’allure depuis le début des années quarante, quand il était, comme Yazid, Ali Boumendjel, Benkhedda et Dahlab dans les classes supérieures du collège de Blida où j’étais entré en 5ème. Je connaissais néanmoins et appréciais son itinéraire dans le MTLD et l’OS, car Mabrouk Belhocine m’en avait parlé à la fin des années quarante.
Benkhedda, avec sa civilité et sa politesse habituelles, nous félicite d’abord pour l’action menée et nous remercie sincèrement au nom du FLN pour la première livraison d’armes. Abane écoutait et approuvait, le front plissé et avec l’air concentré que je lui connaissais, Puis rapidement, il commença à bouillonner, impatient d’en arriver au cœur du sujet. Il interrompit Benkhedda en nous tendant une carte d’identité, celle de Abdelkader Choukal, journaliste d’Alger républicain, monté au maquis avec d’autres camarades dans les monts de Tablat et Beni Misra : « On ne veut plus de ces choses là. … Les communistes veulent noyauter le mouvement… C’est la même chose pour Laïd Lamrani dans les Aurès… Qu’est ce qu’il a, à proposer d’éditer des bulletins intitulés « El-Watani » (le Patriote) et d’autres propagandes … ? »
Son intervention nous sembla un mélange de protestation sincère et de mise en scène voulue. Nous avons mis calmement les choses au point. Bachir Hadj Ali a souligné, un peu vivement : « nous ne sommes pas venus les uns et les autres pour nous chamailler. La décision de nous rencontrer signifie que nous souhaitons de part et d’autre trouver des réponses à nos préoccupations communes ».
Puis Bachir et moi, tour à tour et en réagissant au fur et à mesure à leurs remarques et questions, nous avons précisé en substance : « Nos camarades, comme tous les Algériens, veulent se battre ; ils rejoignent la montagne ou les réseaux urbains, c’est naturel. Depuis le début de l’insurrection, ils n’ont que deux choix compatibles avec leurs convictions : ou bien aller directement à l’ALN là où ils trouvent une porte ouverte et des garanties de bon accueil et nous les y encourageons ; ou bien en attendant, nous les aidons à constituer eux-mêmes leurs propres groupes armés et ceux-là sont impatients qu’on règle les modalités de leur intégration dans la clarté. Doivent-ils attendre comme des moutons de se faire arrêter et neutraliser par les colonialistes ? Vous les accuseriez alors de se dérober à leur devoir. Nous regrettons justement que certains fassent courir ces bruits alors qu’en même temps ils font tout pour les empêcher de combattre. Les groupes que nous avons constitués dans les villes et les campagnes, nous n’en faisons avec vous ni un secret ni une concurrence ».
A ce propos, nous avons fourni des indications sur leur composition, leur localisation, etc. Et avons insisté : « Notre parti et nos militants ne sont pas des aventuriers ou des intrigants. Nous sommes venus pour discuter, fraternellement et politiquement, des problèmes que ça peut poser. Nous ne voyons aucun intérêt à « noyauter »vos organisations, ni pour nous-mêmes ni surtout pour notre cause commune. Nous souhaitons trouver ensemble des formules concrètes de coopération, S’il y a des incompréhensions, le moment est venu d’en parler Nous avons fait jusqu’ici des multiples tentatives d’en discuter directement mais sans résultat ».
Sur ce dernier point, j’avais énuméré quelques contacts que j’avais eus depuis novembre 1954 pour tenter de joindre leurs dirigeants par la Mitidja, la Kabylie, Alger ou El Harrach à travers des militants et amis que je savais proches d’eux. Parmi eux Said Akli, qui ne me cachait pas ses contacts directs et quasi permanents avec Krim, Abane, Ouamrane, Fernane etc. (c’était aussi le cas avant 1950 avec Ben Bella). Ou encore Mohammed Fellous dont j’ai appris, bien après l’indépendance, qu’il avait été un proche collaborateur de Abane.
Il avait avec moi un contact suivi au cabinet médical d’El-Harrach où je travaillais avec le Dr Zemirli et l’infirmière Mimi Benmohammed (future moudjahida de la wilaya IV) qui hébergera notamment l’été 1955 notre camarade Abdelhamid Boudiaf avant son départ pour le maquis d’Ech-Chleff). Comme d’autres premiers adhérents du FLN encore peu structuré dans cette région, Fellous (dit Abdelkader) nous avait aidé fortement dans la campagne politique de soutien public au soulèvement national, que moi-même pour le PCA et Ali Boumendjel pour l’UDMA avions menée dans la circonscription de l’Est Mitidja en avril 1955, sous couvert des élections cantonales partielles par lesquelles le gouverneur Soustelle fraîchement arrivé croyait amadouer les partis nationaux. (A suivre)
Sadek Hadjerès
Notes
[1] cf. « Le Courrier Alger-Le Caire », ouvrage de Mabrouk Belhocine, Editions Casbah, 2000.
[2] cf. « Mémoires”, en langue arabe, Lakhdar Bouregaa, aux éditions AL HIKMA, 1990 ; au point 5, sous-titré « patrouille (daouria) de héros et l’amitié avec les communistes »
[3] « LA Guerre d’Algérie» TEMPS ACTUELS, 1981, 3 tomes.
[4] « L’Accord FLN-PCA… », OPU, 1991).
(*) Nous republions ce témoignage paru sur le site socialgerie.net sur demande de son auteur Sadek Hadjerès. Qu’il en soit ici remercier pour cette lumineuse proposition.