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France : le procès historique de l’agent orange répandu au Vietnam

GUERRE

France : le procès historique de l’agent orange répandu au Vietnam

Dix ans de préparation, six ans de procès pour en arriver pour la première fois aux audiences de plaidoiries qui déboucheront sur un verdict. Ce procès, qui se déroule au tribunal de grande instance d’Évry en France, oppose une Franco-Vietnamienne, victime de l’agent orange répandu pendant la guerre du Vietnam par les Américains qui a empoisonné plusieurs millions de personnes, aux compagnies chimiques qui ont produit le poison. Entretien avec André Bouny.

Durant la guerre du Vietnam (1960-1975) qui a opposé les États-Unis au mouvement de libération nationale, l’armée américaine a déversé sur le Vietnam trois fois et demie le tonnage de bombes larguées durant toute la Seconde Guerre mondiale et a massivement utilisé des armes chimiques (346,5 millions de litres d’agents chimiques aurait été déversés sur le Vietnam). 62 % de ces produits connus sous le nom de « agent orange », contenant de la dioxine, l’un des poisons les plus toxiques connus, ont été épandus sur le territoire par avion, soit 84 millions de litres rien que sur le Vietnam. Ces produits ont ensuite migré dans les terres et dans les eaux et continuent d’empoisonner la population sur plusieurs générations. 

Entre 2,1 et 4,8 millions de personnes vivaient dans les zones épandues et ont été directement exposées au défoliant pendant la guerre. Aujourd’hui, plus de 3 millions de personnes en subissent encore les conséquences selon la Croix Rouge vietnamienne.

De multiples tentatives de procès, sans succès, ont été engagées par des victimes dans différents pays du monde pour faire reconnaître cette tragédie. Un dernier procès a été engagé en France il y a six ans sur la plainte de Madame Tran To Nga, une victime franco-vietnamienne, contre 26 multinationales de l’industrie chimique qui ont fabriqué ce poison, dont les firmes américaines Monsanto et Dow Chemical. Pour la première fois, ce procès va connaître lundi 25 janvier 2021 en France une audience de plaidoiries qui aboutira à un verdict. Un procès historique pour toutes les victimes de l’Agent Orange.

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André Bouny a porté ce combat pour la reconnaissance des victimes de l’Agent Orange auprès de l’avocat William Bourdon et de la plaignante Madame Tran To Nga. Il a réalisé la première intervention sur l’agent orange à l’ONU en mars 2007. Fondateur de l’association caritative DEFI Viêt Nam en 1994 et du Comité international de soutien aux victimes vietnamiennes de l’agent orange (CIS), André Bouny est un expert mondialement reconnu sur cette tragédie. Il est l’auteur du livre de référence sur le sujet, L’Agent Orange : Apocalypse Viêt Nam, publié aux éditions Demi-Lune, il est aussi l’auteur de Cent ans au Viêt Nam, aux éditions Sulliver ; Viêt Nam, voyages d’après-guerres, et En attendant le verdict du procès de l’Agent Orange en France, éditions du Canoë. Également auteur sur d’autres thèmes de plusieurs ouvrages : Les Naufragés de la Grande Ourse, à paraître aux éditions du Canoë et Huit destins de femmes, une férocité ordinaire, paru aux éditions H Diffusion. 

RFI : Expliquez-nous ce qui se joue ce lundi matin au tribunal de grande instance d’Évry (France) entre la plaignante Madame Tran To Nga et 26 firmes qui ont produit l’Agent Orange ?

André Bouny : Après six ans de procès, on arrive à l’audience de plaidoiries, c’est-à-dire à la confrontation orale des avocats défenseurs, qui sont les avocats suppléants de la place de Paris et les avocats des firmes états-uniennes. Les compagnies de l’industrie chimique, qui ont produit ce poison, se sont entourées de grands cabinets d’avocats aux États-Unis, mais comme ils ne peuvent pas se déplacer à chaque fois qu’il y a une audience de mise en état et faire des traductions techniques et juridiques, ils ont pris des avocats suppléants en France et ont fait appel aux meilleurs avocats de la place de Paris. Donc ce lundi, les plaidoiries opposeront entre 30 et 40 avocats des compagnies face au cabinet de William Bourdon composé de 3 avocats : William Bourdon, Amélie Lefebvre et Bertrand Repolt. 

La plainte de Madame Tran To Nga consiste à démontrer et à porter en justice qu’elle est victime de l’agent orange parce qu’elle présente un empilage de pathologies qui sont reconnues en lien avec l’agent orange par l’Académie nationale des sciences de Washington au travers de son Institut de médecine. Institut de référence qui tous les deux ans met à jour, par ses recherches, la liste des nouvelles pathologies reconnues en lien avec la dioxine contenue dans l’agent orange. Forte de cela, la plaignante attaque les compagnies, non pas pour être dédommagée financièrement, – elle a 78 ans – mais pour faire reconnaître ce drame qui a été le combat de sa vie.

Ce procès ne vaudra que pour elle. Car même s’il y a un grand nombre de victimes, chacun doit faire la preuve en justice qu’il se trouvait là où le poison a été répandu, comment il a été contaminé, il doit obtenir des témoignages, des résultats médicaux qui démontrent par des analyses l’empoisonnement et la nature des maladies. Mme Tran to Nga, qui est victime d’une maladie du sang, évoque aussi ses filles : une, dont elle avait accouché dans la forêt qui est morte de la tétralogie de Fallot à 18 mois, une maladie caractéristique de cet empoisonnement et ses autres filles qui sont toujours vivantes mais qui ont aussi des problèmes de santé à cause de ce poison. Ce lundi, on parviendra pour la première fois à une audience de plaidoiries dans un procès de l’agent orange, avec un arsenal juridique d’un État.

Pourquoi ce procès est-il si important ?

Selon le rapport américain Stellman, établi par Jeanne Mager Stellman, entre 2,1 et 4,8 millions de personnes qui vivaient dans les zones épandues ont été directement exposées au défoliant pendant la guerre. Aujourd’hui, plus de 3 millions de personnes en subissent encore les conséquences. Car suite à ces épandages aériens, la dioxine est descendue dans les sols et dans les nappes phréatiques qui alimentent les villes et les campagnes et on la retrouve aussi dans les boues. Le Vietnam est un pays d’eau, il y a 36 versants qui portent la dioxine de là où elle n’était pas, vers des aires nouvelles. Donc, même si la teneur en dioxine descend en se déplaçant, elle contamine de plus en plus de surfaces. Sans compter que les Vietminh, c’est-à-dire les combattants du Nord qui étaient venus prêter main forte aux Viêt-Cong du Sud et aux nationalistes indépendantistes – parce qu’il n’y avait pas que des communistes – sont ensuite remontés au Nord et ils ont eu des enfants atteints de pathologies, avec des effets trans-générationnels démontrés par des études qui prouvent que l’empoisonnement peut survenir sur plusieurs générations, et cela donne aussi ce qu’on appelle les enfants monstres qui ont développé des effets tératogènes. 

Ce procès, qui ne vaut que pour Madame Tran To Nga, peut déclencher d’autres initiatives au Vietnam et dans d’autres pays, parce que ces dioxines ont été utilisées de multiples manières pour l’entretien des forêts par exemple ou bien par des grandes entreprises du rail, on en a même utilisé dans des parcs pour enfants pour qu’il n’y ait pas de mauvaises herbes. Ce que Madame Tran To Nga espère, c’est que si elle venait à gagner – ce qui est loin d’être acquis car quel que soit le verdict il y aura appel d’un côté comme de l’autre – cela encouragera d’autres victimes à en faire autant. C’est pourquoi ce procès est historique car il créera un précédent qui pourra servir à toutes les victimes.

Il y a eu beaucoup d’autres tentatives d’actions en justice qui n’ont pas abouti ?

Il y a eu aux États-Unis des tentatives d’actions en justice par des vétérans de l’armée qui ont été pareillement atteints par leurs propres épandages. Ces tentatives n’ont jamais abouti pour ne pas créer de précédent. Aux États -Unis la justice est avant tout jurisprudentielle et donc si une victime venait à gagner, elle enclencherait la reconnaissance de toutes les autres procédures. Les entreprises ne veulent surtout pas de cela. Les tribunaux américains dernièrement par exemple, ont alloué en appel à un jardinier de Californie, Johnson, plus de 140 millions de dollars (en première instance il était question de 400 et quelques millions de dollars).

Or, il y a plus de 14 000 procès contre ces compagnies rien qu’aux États-Unis et il y en a d’autres dans le monde entier. Donc ce qu’ils ne veulent pas, c’est qu’il y ait des précédents. Il y a eu aussi en Corée du Sud un procès à la Haute Cour de Séoul qui a condamné Monsanto et Dow Chemical à verser certaines sommes à leurs vétérans qui sont intervenus aux côtés des Américains, comme cela a été le cas avec les Néo-zélandais, les Australiens, les Thaïlandais, les Canadiens, mais il y a eu des manœuvres diplomatiques souterraines et les victimes n’ont jamais entendu parler de dédommagement.

Avec le procès en France, on arrive vraiment à un point de la procédure jamais atteint. Ce qui est historique, c’est que pour la première fois le procès aboutit jusqu’à l’audience de plaidoiries et jusqu’à un verdict et en plus avec un arsenal juridique d’un État indépendant. Il y a ce qu’on appelle le monopole du parquet par rapport aux juges français. Si l’État français estime que le procès risque de coûter plus cher parce que, par exemple, les États-Unis vont faire des rétorsions économiques sur nos exportations qui entraîneront du chômage en France, le parquet peut bloquer le procès. Ce procès a été mené au civil, s’il l’avait été au pénal, il est fort probable que le monopole du parquet aurait bloqué la plainte. 

Ce qui gêne le plus les compagnies, c’est que cela touche à la guerre. Quand c’est une affaire uniquement civile, cela n’atteint pas le gouvernement, les marchés militaro-industriels, c’est une affaire civile entre civils. Ce qui est aussi historique, c’est d’atteindre ce niveau qui touche l’industrie de la guerre. 

Que s’est-il passé durant ces six années de procédures ?

Durant ces six ans, les compagnies ont tenté toutes sortes d’actions. Elles ont créé des incidents juridiques en utilisant le règlement ; à un moment, elles ont tenté de renverser le procès à leur avantage en disant qu’il y avait des gens qui se réunissaient au tribunal et qui salissaient le nom des firmes comme Monsanto ou Dow Chemical – alors qu’il n’y a pas eu de délibéré – elles ont donc tenté d’attaquer en diffamation. Il y avait là un véritable danger pour la défense mais la juge de l’époque ne les a pas suivis sur ce chemin. Madame Tran To Nga a pu bénéficier de beaucoup de soutiens qui ont veillé à ne pas se laisser déborder par ce genre d’événement qui n’apporte rien dans un premier temps, mais qui par contre peut être contre-productif. Il n’y a pas si longtemps, les firmes ont même demandé les feuilles de paie en temps de guerre de Madame Tran To Nga qui était journaliste. Or, il n’y avait pas de feuille de paye, c’était la guerre, elle tentait de survivre sur la piste Ho Chi Min en se débrouillant dans la forêt pour manger et les compagnies savent bien qu’elle ne pourra jamais produire de feuille de paie. 

Madame Tran To Nga est âgée et malade, elle a 78 ans. L’objectif pour les firmes, c’est de gagner du temps en attendant qu’elle meure, car si elle venait à décéder, tout s’arrêterait. Ses filles, pareillement atteintes, pourraient prendre le relais, mais cela deviendrait très compliqué. Dernièrement, les responsables de ces entreprises, les directeurs des conseils d’administration, les PDG, ont demandé à assister au procès, ce qui est du jamais vu. Même suite à la catastrophe de Bhopal en Inde (l’explosion d’une usine chimique en 1984 qui a fait à ce jour plus de 7500 morts NDLR) ils ne se sont pas déplacés.

Mais là on touche au militaire. Derrière, il y a des enjeux de fournitures de complexe militaro-industriel qui passe aussi par la chimie. On ne sait même pas s’ils seront présents au procès. Ils ont réussi à faire repousser l’audience de plaidoiries prévue initialement le 15 octobre 2020, au lundi 25 janvier 2021, au prétexte que la salle d’audience n’était pas assez grande pour recevoir tout le monde en période de Covid-19. Maintenant, ils disent que les avions en provenance des États-Unis ne peuvent plus atterrir en France à cause du Covid-19 et ils demandent un nouveau report en espérant le décès de la plaignante. Ils jouent la montre. Mais la date du 25 janvier est restée ferme. 

Le 25 janvier au matin, les trois avocats de la défense feront leurs plaidoiries et après ce sera la partie adverse avec ses multiples représentants. Puis il y aura un résumé que l’on appelle le billet de conclusion qui sera fait et envoyé à tous. Ensuite les juges se réuniront et délibèreront et un verdict sera donné dans les 15 jours ou un mois qui suivront. Ce verdict sera-t-il à l’avantage de Madame Tran To Nga ou des parties adverses ?  Il y aura très probablement dans tous les cas une procédure d’appel qui dure en général un an. Il peut y avoir entre temps de nouveaux arguments opposés par les compagnies, il peut y avoir des pressions du gouvernement américain, mais il faut faire confiance aux juges. 

Si le verdict est en faveur de la plaignante, qu’est-ce que cela va changer ?

Ce qui va changer dans un premier temps, c’est une reconnaissance.  Pour l’instant, les Américains ne l’ont jamais fait. S’il y a une reconnaissance de la part de l’arsenal juridique d’un État indépendant, c’est une reconnaissance déjà pour toutes les victimes pour ce qu’elles sont, alors qu’il y a toujours eu déni. Il y aura quelques dédommagements financiers pour la victime, mais surtout c’est un encouragement pour d’autres initiatives pour d’autres victimes, passées et à venir, compte tenu des effets trans-générationnels de l’agent orange. S’il y a un autre procès, cela peut questionner le droit international en la matière et cela peut contribuer à l’élaboration d’un droit international mais cela prend beaucoup de temps.

L’État du Vietnam de son côté ne peut pas soutenir officiellement cette procédure compte tenu du rapprochement diplomatique sans cesse plus intense avec les États-Unis, à cause de l’expansionnisme chinois qui le guette sur les îles Paracel et autres. Maintenant, le Vietnam ouvre à son ancien ennemi, les États-Unis, ses ports en eaux profondes pour lui demander de le protéger et cela intéresse bien les États-Unis qui peuvent ainsi être présents dans une zone non loin de la Chine et de la Corée du Nord. Ce procès a la sympathie de tout le Vietnam pour qui cet empoisonnement est une véritable tragédie, mais il n’a pas le soutien officiel du gouvernement qui est dans la recherche d’une bonne relation avec les États-Unis.

Auteur
RFI

 




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