29 mars 2024
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Gérard de Bernis, une économie politique de l’émancipation humaine

Finances

Disparu il y a une dizaine d’années, l’économiste Gérard de Bernis laisse une trace notoire dans les débats sur les stratégies de développement et a marqué des générations d’étudiants et maints leaders politiques du Tiers monde.

Une dizaine de collaborateurs ayant partagé ses recherches et engagés à ses côtés rassemble ici ses articles les plus marquants, chacun étant précédé d’une courte présentation afin de le resituer dans les débats en cours.

Marqué par l’économiste François Perroux, Gérard de Bernis consacrera son travail et son itinéraire intellectuel à la compréhension des mécanismes qui ont engendré le sous-développement et à la façon de s’en dégager en choisissant de se mettre au service de l’émancipation de l’homme et des peuples.

Ayant très tôt compris que le sous-développement des uns est le produit du développement des autres il s’attaquera à l’analyse des relations économiques internationales en la conjuguant avec la crise du capitalisme et sa nécessaire régulation. 

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La dizaine d’articles choisis couvre ces thématiques qui restent d’une extrême actualité et montre comment dans les années soixante à quatre-vingt-dix on pouvait faire de l’économie politique, en sortant de la pensée dominante tout en restant accessible à tous.

Dès le début des années soixante, il attire l’attention sur le rôle du secteur public dans l’industrialisation, question rarement abordée dans les modèles de développement proposés à l’époque. En effet le secteur privé, national ou étranger, ne s’oriente pas naturellement vers les infrastructures de base indispensables parce que les investissements dans ce secteur présentent une faible rentabilité immédiate. D’où l’extrême importance du rôle du secteur public dans l’industrialisation. Leçon toujours valable pour l’économie marchande capitaliste d’aujourd’hui qui exige plus d’État dans des types d’infrastructures en souffrance comme les transports, les télécommunications, la santé, l’éducation… 

Il verra également le rôle de certaines industries dont la particularité repose sur leur capacité à en entraîner d’autres et ainsi à brûler les étapes du développement dès lors qu’elles s’orientent vers l’intérieur et bénéficient d’une d’intégration régionale, prenant ainsi le contrepied des politiques préconisées par le « consensus de Washington » porteur des politiques d’ajustement structurel et des privatisations qui seront au cœur des  conseils prodigués par la Banque mondiale ou le FMI. Cet apport sur les « industries industrialisantes » a marqué pendant plusieurs décennies le débat sur l’économie du développement.

Les multinationales

Très tôt le rôle des multinationales dans leur capacité à façonner la mondialisation a attiré l’attention de notre auteur. Il suggère que ce processus de transnationalisation de la production constitue une des causes de la crise parce qu’il déstabilise et détruit les systèmes productif et sociaux nationaux et retire du pouvoir à l’État dans sa fonction d’intervention et de régulation.

L’ingérence, à travers les multinationales, du capital étranger sur une partie croissante de l’économie nationale et la volonté des firmes françaises d’orienter leur stratégie largement en dehors de l’hexagone ont mis fin à toute « planification à la française »  et ont ouvert la voie aux délocalisations qui ont précédé la formation de bassins d’emplois sinistrés, ceux-ci n’étant plus essentiels à la réalisation d’un chiffre d’affaire qui se formait dès lors sur un espace planétaire, comme le préconisait la stratégie des créneaux extérieurs mis en œuvre par Giscard d’Estaing.

Le Plan pouvait disparaître en tant qu’organe de mise en œuvre d’une cohérence économique nationale. Dès lors l’abandon de protection douanière, de politique monétaire, de contrôle des prix ou de politique fiscale – inefficace devant la pratique des « prix de transferts » – en seront la conséquence et tous ces éléments disparaîtront des radars alors que la gestion de la force de travail sera confiée au patronat.

Pas de développement sans commerce extérieur mais gare à la dette

Car à ses yeux le développement autocentré qu’il veut encourager non seulement ne doit pas se ramener à l’autarcie qu’il tient pour un facteur de retard dans le développement, mais nécessite de s’appuyer sur un commerce extérieur dont il convient de préciser les conditions de la mise en œuvre et surtout sa fonction en l’articulant aux nécessités du système productif à construire. Les exportations ne doivent pas servir à financer n’importe quelles importations, car celles-ci doivent être mises au service de l’appareil productif en palliant à ses manques.

En ce sens la fonction du commerce extérieur est de transformer des surplus non-accumulables – alimentaires, minéraux ou agricoles, bien souvent – en biens accumulables. Au contraire d’une contrainte il doit être un levier du développement et s’intégrer au processus interne de planification. À défaut d’une telle maîtrise, le commerce extérieur deviendrait l’un des moyens à travers lesquels l’impérialisme pourrait effectuer des prélèvements de valeurs.

Cette question du rapport à l’extérieur conduit Gérard de Bernis à soulever l’immense problème des liens entre endettement international et développement et à en souligner le piège sous-jacent. Tout emprunt devant être remboursé dans la monnaie dans laquelle il a été libellé – bien souvent le dollar – il impose, en plus de mobiliser une épargne augmentée de ses intérêts, au pays emprunteur de dégager celle-ci en devises et donc de lui imposer une condition supplémentaire lourde de conséquences.

Il conduira ce pays à pratiquer une sélection de ses investissements pour leur capacité à « produire » des devises. S’organise alors une extraversion de sa structure productive, en délaissant la satisfaction des besoins essentiels de la population – santé, éducation, … – qui ne s’acquièrent pas en devises.

La production de cultures d’exportation cédera le pas à la nécessité d’une autonomie alimentaire. Il insiste ainsi fortement sur les conditions internes nécessaires au remboursement et souligne que dans une telle stratégie les pays du Tiers monde se retrouvent en concurrence – car produisant souvent les mêmes biens exportables – face aux pays du Nord dont d’ailleurs la capacité ou la volonté d’absorber de elles exportations n’est pas acquise automatiquement, et sont de surcroît soumises aux variations erratiques des taux de change Cette économie d’endettement international que dénonce Gérard de Bernis constitue un mode de prélèvement de valeurs sur l’activité productive des pays du Tiers monde et accroît l’instabilité de la crise.

Un développement durable multiforme

Ce thème reviendra également lorsque Gérard de Bernis abordera la question des rapports entre développement durable et accumulation en montrant que celui ci ne peut être construit à partir d’un financement externe toujours capable de se tarir et d’une dépendance au marché mondial. Il y montre toute l’importance des consommations de développement – nourriture, santé, logement, éducation,… – qui entraînent des satisfactions toujours plus élevées.

La durabilité ne pouvant s’entendre que comme une irréversibilité des transformations structurelles qui nécessitent des transformations des structures productives et sociales. En ce sens les stratégies de développement durable impliquent de repenser radicalement les choix sectoriels d’investissements, le choix des techniques et les stratégies d’insertion internationales. Dans la tradition de Marx, il rappelle qu’il y a pillage et non accumulation si on ne commence pas par renouveler les conditions de la production. Développement et environnement doivent être considérées ensemble et s’appuyer sur la triade besoin-travail-surplus, au sens que la satisfaction des besoins engendre la nécessité de travailler en produisant un surplus.

L’ouvrage, d’une grande richesse et d’une grande clarté d’exposition témoigne de la trace laissée par ce grand économiste qui aura su sa vie durant nourrir le savoir savant des « savoirs militants » et de l’expérience pratique.

Michel Rogalski

Économiste, CNRS ; Directeur de la revue Recherches internationales

Cette chronique est réalisée en partenariat rédactionnel avec la revue Recherches internationales à laquelle collaborent de nombreux universitaires ou chercheurs et qui a pour champ d’analyse les grandes questions qui bouleversent le monde aujourd’hui, les enjeux de la mondialisation, les luttes de solidarité qui se nouent et apparaissent de plus en plus indissociables de ce qui se passe dans chaque pays.

Site : http://www.recherches-internationales.fr/

Mail : recherinter@paul-langevin.fr

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